vendredi 14 septembre 2018

Lutteurs [4]


 Bazille, Friant et Gauguin


Insouciance, nostalgie et coups de poings

Frédéric Bazille, Scène d’été ou Les Baigneurs, 1869

En 1869, Frédéric Bazille achève un grand tableau qu’il présente au Salon. Commencé un an auparavant, à Méric, Scène d’été présente une scène de baignade à la campagne. De jeunes hommes en maillot se trouvent réunis près d’un cours d’eau ombragé, au bord d’une prairie[1] ; certains nagent, d’autres observent ou se reposent dans l’herbe tandis qu’à l’arrière plan deux autres sont en position de lutte. Cette réunion amicale en une journée radieuse restitue un moment d’insouciance. La lutte ici représentée n’est qu’un simple jeu auquel seul l’un des baigneurs semble s’intéresser. Elle est inspirée certainement d’un thème pastoral ou/et mythologique, dont elle se veut une transposition contemporaine plus légère. 

 

L’œuvre d’Émile Friant, La lutte, réalisée vingt ans plus tard, propose à contrario, pour une situation semblable (mais cette fois-ci située en Lorraine), de disposer ses lutteurs au premier plan d’une scène de baignade. Le combat entre les deux garçons attire l’attention d’une partie de leurs camardes, depuis la berge d’un ruisseau. Une violence non dissimulée se manifeste dans la torsion de leurs bustes noués au-dessus des jambes frêles et qu’accentue le regard perdu de l’un des deux enfants. Les corps ploient et résistent dans cette empoignade qui ne semble pas franchement amicale. Si dans cette toile verticale le peintre a cherché à transcrire avec réalisme la tension d’une scène de lutte ordinaire (peut-être la conséquence d’une dispute qui a mal tourné ?), celle-ci n’en occupe pas moins seulement la moitié inférieure, la moitié supérieure étant, elle, dédiée au paysage. Derrière le groupe des spectateurs, un grand pré en pente douce clos par des piles de planches et des madriers hérissés, entreposés sous le port majestueux d’un grand chêne qui masque en partie un corps de bâtiment, laisse supposer qu’il s’agit de l’arrière cour d’une ferme ou bien d’une scierie; au-delà on perçoit, dans une trouée de feuillage, d’autres habitations noyées dans la verdure et, plus loin encore, les courbes d’un massif de collines boisées. En somme malgré son titre et l’importance accordée au motif de premier plan, l’égale répartition des deux sujets de ce tableau marque une forme d’indécision ; à moins que, par l’opposition de l’un et de l’autre (conflit physique et calme bucolique), Friant ait voulu exprimer une vision moraliste du monde rural et, simultanément, raviver un moment nostalgique de son enfance.   

Émile Friant, La lutte, 1889
Paul Gauguin, en 1888, un an avant Émile Friant, réalisait lui aussi, avec une proposition bien plus audacieuse que celui-ci, deux variations d’une même composition sur un thème analogue Les jeunes lutteurs aussi intitulé Les enfants luttant. Pour l’une des toiles - qui pourrait être une étude préparatoire étant donné ses petites dimensions - seuls deux enfants sont au prises dans un bosquet, tandis que dans l’autre, un troisième garçon escaladant avec peine un talus qui borde un cours d’eau, fait irruption dans la scène. Dans les deux cas on observera cependant que la posture du duo enlacée ressemble davantage à un pas de danse qu’à une lutte. 

Paul Gauguin, Les jeunes lutteurs 1 et 2, 1888
L’audace de Gauguin se situe autant dans le traitement pictural que dans la composition de son sujet. Si la première toile, plus subtile dans sa palette chromatique, s’apparente au style des toiles réalisées lors de son récent séjour à la Martinique, la seconde plus directe et plus limitée dans la combinaison des couleurs est aussi construite avec une grande radicalité. Les deux figures enlacées ne sont pas centrées mais déportées sur la gauche, la verticalité du corps de l’enfant à droite correspondant pratiquement à l’axe médian du tableau réservant ainsi exclusivement la partie droite à une étendue de vert. L’autre particularité de cette composition est évidemment le trait oblique qui figure la limite du talus et qui, passant derrière les corps à hauteur des têtes des deux combattants produit la tension nécessaire amplifiant ainsi l’idée d’un mouvement à priori absent dans la pose initiale. Enfin on notera le choix très marqué de l’angle formé du buste au coup de pied de l’enfant à gauche qui vient s’ancrer contre le bord du montant de la toile. Les proportions des corps, les rapports d’échelles, l’espace simplifié et géométrisé, le pré rabattu en un plan frontal, la rivière évoquée par une chute d’eau faites de hachures blanches et ocres, indiquent une volonté d’en découdre avec la notion de réalisme.

Dans sa correspondance avec Vincent Van Gogh, Paul Gauguin dit : « Je viens de terminer une lutte bretonne que vous aimerez, j'en suis sûr […] c’est un tableau sans exécution, une lutte bretonne par un sauvage du Pérou. », et à Émile Schuffenecker, en juillet 1888, il indique : « … je viens de faire quelques nus, dont vous serez contents. Et ce n’est pas du tout des Degas. Le dernier est une lutte de deux gamins près de la rivière, tout à fait japonais, […] Très peu exécuté, la pelouse vert et le haut blanc. »

La référence à Degas est en relation avec deux autres tableaux réalisés quelques temps plus tôt, Jeunes bretons au bain (1886) et Jeunes baigneurs bretons (1888). Dans ces deux peintures le lieu de la baignade est identique à celui de Les jeunes lutteurs 2. La cascade qui est due à une retenue d’eau y est représentée ainsi que la ligne du talus qui surplombe le lieu de la baignade. Si le traitement des figures emprunte en effet à Degas - mais il aurait tout aussi bien pu ajouter Cézanne - et le traitement du paysage encore à Pissarro - soit à l’Impressionnisme - ces deux tableaux nous permettent de comprendre le raccourci spatial opéré par Gauguin pour ses lutteurs. 


Paul Gauguin, Jeunes bretons au bain, 1886 - Jeunes baigneurs bretons, 1888
La même année Vision après le sermon marque un tournant décisif dans l’écriture du peintre. « Mes derniers travaux sont en bonne marche et je crois que vous trouverez une note particulière, ou plutôt l’affirmation de mes recherches antérieures. […] » écrit-il en août à son ami Schuffenecker, et d’ajouter « J’ai fait pour une église un tableau, naturellement il a été refusé, aussi je le renvoie à [Théo] van Gogh. Inutile de vous le décrire, vous le verrez.
J’ai cette année tout sacrifié, l’exécution, la couleur, pour le style, voulant m’imposer autre chose que ce que je sais faire. C’est je crois une transformation qui n’a pas porté ses fruits mais qui les portera. ». Dans un courrier à Vincent van Gogh, datant de la fin septembre, il précise : « Je viens de faire un tableau religieux très mal fait mais qui m’a intéressé à faire et qui me plaît. Je voulais le donner à l’église de Pont-Aven. Naturellement on n’en veut pas […]. Des bretonnes groupées prient costumes noirs très intenses. Les bonnets blancs jaunes très lumineux. Les deux bonnets à droite sont comme des casques monstrueux. Un pommier traverse la toile violet et sombre et le feuillage dessiné par les masses comme des nuages vert émeraude avec les interstices vert jaune de soleil. Le terrain vermillon pur. A l’église il descend et devient brun rouge. L’ange est habillé de bleu outre-mer et Jacob vert bouteille. Les ailes de l’ange jaune de chrome pur. Les cheveux de l’ange chrome et les pieds chair orange. Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse ».
Paul Gauguin, Croquis pour La vision après le sermon
accompagnant à la lettre à van Gogh 22.09.1888

Georges Albert Aurier, pour sa part, en 1891, décrit ainsi la toile : « Loin, très loin, sur une fabuleuse colline, dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c'est la lutte biblique de Jacob avec l'Ange. Tandis que ces deux géants de légende, que l'éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des femmes regardent, intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute, ce qui se passe là-bas, sur cette fabuleuse colline empourprée. Ce sont des paysannes. Et à l'envergure de leurs coiffes blanches éployées comme des ailes de goéland, et aux typiques bigarrures de leurs fichus, et aux formes de leurs robes et de leurs caracos, on les devine originaires de la Bretagne. Elles ont les attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples écoutant d'extraordinaires contes un peu fantastiques affirmés par quelque bouche incontestable et révérée. On les dirait dans une église, tant silencieuse est leur attention, tant recueilli, tant agenouillé, tant dévot est leur maintien ; on les dirait dans une église et qu'une vague odeur d'encens et de prière volette parmi les ailes blanches de leurs coiffes et qu'une voix respectée de vieux prêtre plane sur leurs têtes.... Oui, sans doute, dans une église, dans quelque pauvre église de quelque pauvre petit bourg breton... […] »[2]

La composition « japonisante » du tableau (évoquée par le peintre lui-même), jouant de  l’arabesque autant que d’une perception sensible de l’espace est aussi influencée des procédés décoratifs (cloisonnement des formes, jeux des couleurs…). L’aplat rouge figurant le pré introduit la bascule entre le paysage réel (profane) et l’espace sacré où se situe la vision. De même, l’oblique du tronc d’arbre séparant d’un côté la vache et de l’autre les lutteurs (ici Jacob et l’Ange) pourtant situés dans un même lieu, permet de prolonger cette ambiguïté spatiale. Si l’arbre (« un pommier », précise Gauguin) sépare l’animal des combattants, l’analogie formelle que l’on peut observer ente les mouvements des pattes de l’une et celles des jambes des deux autres n’est sans doute pas hasardeuse ni gratuite : cet effet de symétrie, ou plutôt d’écho n’est-il pas une façon de nous faire prendre part à cette « vision » des femmes bretonnes, ou tout au moins nous donner à comprendre sur quoi s’appuie probablement ce qu’elles croient voir.

Paul Gauguin, La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l’ange, 1888, (détail)
Hokusai, Lutteurs de Sumo, détail, extrait de la Manga de Hokusai, c.1812- 1878
Hokusai, Lutteurs de Sumo, détail, extrait de la Manga de Hokusai, c.1812- 1878
 Certaines analyses ont suggéré que le motif des lutteurs, tout comme le principe de la composition,  était inspiré des estampes japonaises, dont ici celles d’Hokusai; si l’hypothèse de cet emprunt est possible, elle n’est cependant pas avérée, le dessin très schématisé des figures faisant tout aussi bien penser au peintures byzantines, aux enluminures des manuscrits du 13ème siècle ainsi qu’aux vitraux de la même époque (le choix d’un fond abstrait, de couleur unie aidant à ce rapprochement).
La Vision après le sermon, ou La lutte de Jacob avec l’ange, rompant définitivement avec les principes de l’Impressionnisme, - et malgré l’étiquette « d’impressionniste synthétiste » que lui avait attribué Maurice Demis - fut considéré, par Georges Albert Aurier, après sa présentation à Paris puis à Bruxelles en 1889, comme un manifeste du Symbolisme. Ce dernier, écrivait : « Peut-être, en effet, serait-il temps de dissiper une équivoque fâcheuse, qui fut incontestablement créée par ce mot d’impressionnisme, dont on n'a que trop abusé. […] Ce vocable : « impressionnisme », en effet, qu'on le veuille ou non, suggère tout un programme d'esthétique fondée sur la sensation. L'impressionnisme, c'est et ce ne peut être qu'une variété du réalisme, […] Le but visé, c'est encore l'imitation de la matière, non plus peut-être avec sa forme propre, sa couleur propre, mais avec sa forme perçue, avec sa couleur perçue, c'est la traduction instantanée, avec toutes les déformations d'une rapide synthèse subjective. MM. Pissaro et Claude Monet traduisent, certes, les formes et les couleurs autrement que Courbet, mais, au fond, comme Courbet, plus même que Courbet, ils ne traduisent que la forme et que la couleur. […] Donc, qu'on invente un nouveau vocable en iste (il y en a tant déjà qu'il n'y paraîtra point !) pour les nouveaux venus, à la tête desquels marche Gauguin : synthétistes, idéistes, symbolistes, comme il plaira […]. »[3].
Symboliste donc, puisqu’il faut bien toujours inventer des noms à de mouvements pour installer ou conforter des idées et trouver des ismes pour ranger tout ça. « L’occasion fait le larron » comme dit le proverbe et, à ce propos, ne serait-il pas judicieux de se demander pourquoi Gauguin fit le choix de ce passage de la bible pour en faire l’argument de son tableau ?  Car bien entendu la représentation de cette apparition, voire cette hallucination collective, peut avoir été faite avec une volonté de restituer les croyances et/ou les superstitions rustiques que le peintre avait pu observer lors de son séjour (et auxquelles il était certainement sensible), il se pourrait bien aussi, plus simplement, que le spectacle fréquent de scènes de lutte bretonne, observé lors des fêtes de village, lui ait simplement servi de prétexte pour effectuer cette transposition du profane au sacré. Notons d’ailleurs que d’autres peintres présents à Pont-Aven, Émile Bernard, Paul Sérusier, ont eux aussi figuré un sujet analogue.

Émile Bernard, Les Lutteurs Bretons, 1889    -   Paul Sérusier, lutte bretonne, 1890

Cette pratique locale de la lutte - que l’on retrouve néanmoins un peu partout à travers le monde et à toutes les époques - certainement marquée  par des récits historiques ou mythiques se déroulant en effet plutôt dans un contexte festif, souvent lié à des évènements agricoles (récoltes, moissons, battages, etc.) était plutôt de nature spontanée. Les hommes s’y affrontaient pour mesurer leur force, leur agilité ou leur ruse. De nombreuses gravures et plus tard des photographies attestent de ces joutes populaires dont on retrouve apparemment aujourd’hui encore les manifestations vivantes dans le folklore. 

Hippolyte Pauquet, Lutteurs Bretons, Vers 1878
Martin-Eugène Prosper, Lutte bretonne extrait de Les Bretons, mœurs et coutumes, 1888
Si Gauguin ne s’est pas contenté de la représentation d’une de ses luttes, comme il l’avait déjà tenté la même année pour ses jeunes lutteurs bretons, mais l’a associée à un épisode biblique - et particulièrement celui-là - n’était-ce pas après tout pour exprimer un sentiment personnel. Dans la Genèse  il est écrit : « Et Jacob resta seul. Quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore ». Ce « quelqu’un » que de nombreuses interprétations ont traduit par la figure d’un ange (messager divin) pourrait tout aussi bien, de façon métaphorique, désigner un combat intérieur, Une « tempête sous un crâne » pour reprendre la formule romantique de Hugo à propos de Jean Valjean, dans Les Misérables, ouvrage que Gauguin venait justement de lire. Ici Gauguin ne se serait-il pas identifié à Jacob ? A l’issue du combat, précise encore la Genèse, Jacob, rebaptisé Israël, et boitant par une blessure à la hanche, est devenu une autre personne et cette métamorphose sur le chemin de la « Terre de la Promesse » n’est-elle pas aussi, sur un plan esthétique, celle de Gauguin? 

Anon. Combat de Jacob et de l'Ange, Enluminure, vers 1370-1380
La vision après le sermon n’est pas seulement celle du cercle des paysannes bretonnes mais aussi celles du peintre lui-même. La fulgurance du vermillon qui rompt définitivement avec le naturalisme affirme la force de suggestion de la couleur; la vision de Gauguin n’est pas tant d’assister parmi la foule à son propre combat que d’assumer pleinement la valeur subjective de ce fait de peinture.
 

[1] [2] [3] [4] 





[1] - Il s’agit certainement de la Lez dans la campagne de Montpellier


[2] - Georges Albert Aurier, Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin, Mercure de France, tome2, n° 15, mars 1891, p. 155-165.
[3] - Georges Albert Aurier, Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin, Mercure de France, tome2, n° 15, mars 1891, p. 155-165.

jeudi 13 septembre 2018

Lutteurs [3]


Sauvagerie aménagée



Francis Bacon, Étude pour une corrida, n°1,
 1969
C’est un dispositif scénique analogue à celui de Courbet qu’utilisera Francis Bacon dans deux des trois versions de Étude pour une corrida[1] en 1969. Ici, le combat de l’homme et de l’animal, noué en une étreinte, se déroule au centre de la vaste piste d’une arène, avec au loin, encagé dans une fenêtre aux allures de  guillotine, une foule dense et placée sous le triste emblème d’un aigle menaçant. Chez Bacon aussi, en un sens, cette scène taurine contient une signification politique.


Il n’est pas rare de lire qu’Alexandre Falguière pour sa toile Les Lutteurs s’est également inspiré de l’esprit de la toile de Courbet. Présentée au Salon de 1875, l’œuvre de grandes dimensions - au point que les deux lutteurs sont à taille réelle - a retenue l’attention mais sans réel enthousiasme. Alors qu’Émile Zola, en une formule rapide mais néanmoins encourageante notait : « Les Lutteurs, de M. Falguière, le début en peinture d'un sculpteur, un coup de maître, très intéressant et très regardé. »[1], Mario Proth écrivait par contre : « Applaudirons-nous aussi aux Lutteurs de Falguière qui toujours font galerie? Soit, mais d'une main, et selon la populaire sagesse nous garderons l'autre pour demain, attendant avec une patience bien naturelle que M. Falguière ait doué ses personnages de l'organe indispensable de la vue. C'est le manque d'yeux en effet, avec les négligences de la perspective, qui nous trahit en cette occurrence la peinture d'un sculpteur, laquelle avait bien envie de se dissimuler derrière une remarquable mollesse de modelé. » [2].

Alexandre Falguière, Les lutteurs, 1875
La scène des Lutteurs de Falguière contrairement à celle de Courbet se situe en intérieur. Les deux combattants se trouvent dans une arène qui paraît circulaire, séparée des spectateurs par une palissade recouverte d’une étoffe rouge. Le public présent - montré dans une plus grande proximité que chez Courbet - est installé sur des gradins qui, d’un premier plan bien éclairé disparaît progressivement dans la pénombre. Une note de Dominique Lobstein[4] indique que parmi les personnes qui sont représentées ici on peut reconnaître des collègues et amis de l’artiste et il précise que ces portraits, réalisés séparément, ont été ajoutés pour compléter la mise en scène ; dans cette même note on apprend que le lieu où se déroule ce spectacle est l’Arène Athlétique de la rue Le Peletier, première salle parisienne à représenter (contrairement aux baraques foraines) des spectacles de combats non arrangés par avance.
Les corps des deux hommes qui sont aux prises, éclairés de façon zénithale, se détachent sur les valeurs plus sombres de la salle en un grand signe noueux (sur la partie supérieure) et anguleux (sur la partie inférieure). Rien ici n’indique qui de l’un ou de l’autre aura le dessus, mais dans la rudesse de ce corps à corps, le pompon blanc[5] de l’un des deux maillots a été arraché, et gît au sol non loin d’un morceau de tissu qui pourrait être un bandage.


Alexandre Falguière, Lutteurs, vers 1875
Bien que Falguière soit avant tout sculpteur - il devait donc certainement avoir connaissance du bas relief de Penna Agostino, Exercices Gymniques (1781-1782) -  et qu’il réalisât une ébauche en terre sur un motif des lutteurs la même année que sa toile, c’est à partir d’une photographie réalisée dans l’atelier de l’artiste et mise au carreau, comme le souligne Dominique Lobstein, qu’a été peint le groupe de lutteurs. 
Penna Agostino, Exercices Gymniques,1781-1782 - Photographie dans l'ateleir de Falguière

On retrouve cette pratique du document photographique, pour le tableau Caïn et Abel, dont il est cependant fort probable que ce soit aussi une gravure représentant Hercule et Antée (1515-1517) d’après Raphäel qui ait servi de modèle de référence.


Raphaël, Hercule et Antée, vers 1515-1517 
 Photographie prise dans l’atelier de Falguière  
Alexandre Falguière, Caïn et Abel 

On peut donc penser que la vision réaliste prônée par Gustave Courbet (et celle naturaliste défendue par Jules Castagnary) loin d’être une copie du réel, ni d’avantage une interprétation « d’après nature », comme l’assumeront bientôt les peintres Impressionnistes, est plutôt une transposition non idéaliste des faits d’une époque, une expression intégrant les images et les ambiances du quotidien - une sorte de  Pop Art avant la lettre, toutes proportions gardées - intégrant sans complexe des images de presse, des affiches ou encore des photographies, fracturant peu à peu tous les canons esthétiques du passé sans renier pour autant les techniques classiques, introduisant dans les sujets traités un discours social.

La démocratisation des figures incarnées autant par la bourgeoise que par le milieu populaire, des rats d’opéra de Degas à ses repasseuses, du bucheron de Millet à la lavandière de Daumier, trouvaient également par ces représentations d’activités physiques et sportives de la fin du 19ème - que celles-ci soient des compétitions, des attractions ou des jeux - un territoire susceptible de développer des thématiques plus actuelles visant à détrôner les catégories anciennes. Seuls quelques virtuoses du clair obscur et du glacis, accrochés aux valeurs des institutions artistiques officielles, continuèrent, encore un temps, à prendre des baigneuses pour des nymphes ou des déesses, de simples jockeys pour des cavaliers héroïques, des lutteurs de compétition en culotte pour des gladiateurs aux casques étincelants.

Ceci étant, il faut bien le reconnaître, le tableau Les Lutteurs de Falguière est loin d’être audacieux ou révolutionnaire et n’a certainement pas la rudesse du coup de boutoir ou le caractère subversif assumé par son aîné, quelques 17 ans auparavant, ce sujet dans l’air du temps  étant un témoignage des loisirs de citadins en mal d’émotions fortes. Car, tout bien considéré, que voulait finalement signifier Falguière ? S’agissait-il de rendre compte d’une compétition particulière et historique  (mais en ce cas le peintre aurait certainement pris soin de nommer les deux protagonistes) ? Voulait-il témoigner d’une attraction en vogue dans le milieu parisien ? Faire l’éloge d’une activité sportive aux caractéristiques martiales rappelant à ses compatriotes, dans cette période d’après guerre, la nécessité d’entretenir une forme physique ? N’était-ce pas simplement qu’une envie de figurer par la peinture ce qu’il abordait habituellement en volume, ou encore, comme ont pu le suggérer certains, une façon d’affirmer aux yeux de la critique et des institutions  que l’étendue de ses talents d’artiste excédaient celui qu’on lui connaissait déjà ? Enfin on peut aussi penser que le vrai sujet du tableau n’est peut-être pas tant les deux combattants, mais que ceux-ci servent de prétexte à une galerie de portraits qui, comme chez Fantin-Latour ou Bazille[6] , est une façon de désigner un cercle d’artistes auquel on appartient.
Pietro Longhi, Le Rhinocéros, vers 1751
Moins finalement que la référence à Courbet, c’est plutôt à la composition d’un tableau de Pietro Longhi, Le rhinocéros (1751), que l’on pense ici. Le dispositif scénique en est proche et la présence, déjà, d’un fumeur de pipe dans l’assistance n’est peut-être pas sans rapport. D’ailleurs dans un cas comme dans l’autre c’est un phénomène de foire « domestiqué » qui est proposé au public : le rhinocéros représenté sans sa corne (que tient en main le personnage de gauche) est inoffensif et les lutteurs qui procèdent à un combat codé ne lutteront pas à mort comme les gladiateurs dans les arènes romaines. Si chez Longhi ce tableau de commande - comme l’indique sans détour l’écriteau disposé sur la droite du tableau - atteste bien de la présence à Venise d’un « véritable rhinocéros » dont il se charge de tirer « le portrait », c’est certainement aussi, au-delà de l’attraction que pouvait susciter un tel évènement, une volonté de représenter une scène de genre à vocation morale, celle d’une confrontation entre le monde civilisé et l’animalité, entre l’élégance raffinée des apparences et la bestialité nue, une sorte d’allégorie sociale entre les notions de culture et nature chères aux philosophes des Lumières.
C’est peut-être une idée semblable qu’avait cherché à reformuler Falguière dans sa peinture des lutteurs, ce frisson, cette fascination pour la part de violence, de sauvagerie, dont le monde dit civilisé cherche sans cesse à retrouver le souvenir primitif - même et surtout par les représentations symboliques que sont celles d’un combat codifié -.

[1] [2] [3] [4] 



[1] - Voir ici l’article Corrida en chambre
[2] - Émile Zola, Lettre de Paris, le 2 mai 1875, parue dans Le Sémaphore de Marseille, le 4 mai 1875.


[3] - Mario Proth Voyage au pays des peintres : Salon de 1875, L. Baschet Éditeur, Paris.
[4] - Dominique Lobstein, L'essor de la lutte française (Histoire par l'image)
[5] - La couleur de ces pompons permettait d’identifier les adversaires. Le pompon blanc correspond ici à celui du personnage en short rouge.
[6] - Voir ici l’article sur L’atelier de la Condamine de Frédéric Bazille 
 

mercredi 12 septembre 2018

Lutteurs [2]

Gustave Courbet

Le coup de hanche

Gustave Le Gray, vue du Salon (Salon aux Menus-Plaisirs) de 1853, Paris. 
Les toiles de Courbet, en haut Les lutteurs en bas Les baigneuses, sont ici signalées par un contour rouge

En 1853, soit un siècle avant le couple de Bacon représenté en un corps à corps amoureux, une lutte charnelle, Gustave Courbet proposait lui aussi, mais dans un tout autre contexte Les lutteurs, présenté au Salon en même temps que Les baigneuses. Horsin Déon, dans le compte rendu de ces travaux écrivait : « M. Courbet est le type de ces singulières réputations ; nous ne parlerons pas de ses Lutteurs, tableau repoussant dont nous ne pouvons expliquer la présence au Salon ; mais de ses Baigneuses, peinture qui blesse encore plus le goût que la décence. M. Courbet se dit avec orgueil élève de la nature, nous voulons bien l'en croire, mais il y a la belle et la laide ; l'imitation de cette dernière conduit au bas, au trivial, au repoussant; c'est sans doute sous le patronage de celle-là que M. Courbet a fait ses études, car l'autre, au contraire, apprend à aimer le beau, la naïveté, la simplicité, la conscience - et M. Courbet, par système sans doute, semble ignorer toutes ces choses. »[1] et Claude Vignon, dans une autre étude, sans même citer les œuvres, assénait : « Puisque nous sommes dans le voisinage des chefs-d'œuvre de M. Courbet, finissons-en le plus tôt possible avec des excentricités qui ne sont, après tout, que du charlatanisme. M. Courbet, qui avait un certain talent et dont les œuvres n'étaient pas, suivant lui, assez remarquées, avait, une fois, forcé tout à coup l'attention par un tire-l'œil : c'était assez. Tout le monde a rendu justice, l'an passé, à ses Demoiselles de village, et il ne lui restait plus qu'à suivre honnêtement sa voie pour conquérir une belle place dans le monde artistique. Son puff de cette année est de trop, et ne sert qu'à lui aliéner le public, qui n'aime pas les plaisanteries par trop prolongées, et les journalistes, qui n'aiment pas à être dupes. M. Courbet a du talent, quand il le veut, nous lui devons donc un bon conseil, et, s'il veut nous croire, ce sera sa dernière année de scandale. »[2]. Henri Delaborde dans la Revue des Deux Mondes ne mentionne pas Courbet mais mentionne dans son article la présence d’une sculpture également intitulée Les lutteurs d’un certain Ottin : « Un groupe qu’il a intitulé délibérément Le coup de Hanche, comme pour mieux préciser le vrai sens et la portée de l’œuvre, représente deux athlètes aux prises, non pas tels qu’on se figure les lutteurs de la Grèce ou de Rome, mais tels que peuvent être des hommes de notre temps et de notre pays débarrassés de leurs vêtements. » pour lequel d’ailleurs il est très critique. Étrangement, la posture de ces deux figures et l’aspect vestimentaire évoqués ici sont aussi proches  de ceux retenus par Courbet dans sa peinture. 
  
Auguste Ottin, Le coup de Hanche, 1853
La position des lutteurs représentée par Ottin et par Courbet porte tantôt le nom de « Parade de tour de hanche par saut croisé », tantôt « Le tour de hanche en tête » et correspond en effet à l’une des prises classiques inspirée de la lutte gréco-romaine et codifiée dans la lutte moderne comme en atteste l’ouvrage La lutte et les lutteurs de Léon Ville[3] illustré par des  photographies de Nadar.


Nadar, illustration pour 
« Le tour de hanche en tête »
 dans l’ouvrage de Léon Ville, 1891

Les lutteurs de Gustave Courbet est étrangement construit. Occupant les deux tiers inférieurs d’une toile verticale et présentés frontalement, deux athlètes à la puissante musculature s’affrontent. La scène en plein air se situe sur une large esplanade d’herbe entourée de grands arbres, le feuillage fourni et la lumière suggère un moment estival. Loin - et même très loin - derrière les deux combattants se trouve le public disposé dans des tribunes, une partie, sur la droite du tableau,  l’autre, sur la gauche, alignée plus discrètement sous l’ombrage. Au fond, derrière la masse végétale se dresse l’angle d’un bâtiment massif.

Si ce n’étaient les tenues et les toilettes des spectateurs, ce spectacle pourrait avoir lieu à n’importe quelle époque ; on peut d’ailleurs supposer, dans un premier temps tout au moins, que le choix délibéré de la distance entre les figures du premier plan et celles qui se trouvent en arrière plan souhaitait entretenir cette illusion temporelle. 

Gustave Courbet, Les lutteurs, 1853
Plusieurs analyses ont souligné l’aspect de « collage visuel » entre le sujet et le fond, et il est un fait qu’en plus du jeu d’éloignement spatial, la lumière qui sculpte les corps des lutteurs ne semble pas correspondre à celle du paysage ce qui semble indiquer que l’élaboration du tableau s’est certainement faite en deux temps : celui des figures dessinées et peintes en atelier et celui du fond ajouté pour recréer le plein air. La différence de traitement des textures entre le végétal et les figures accentue par ailleurs cet aspect quelque peu artificiel.

Autre élément troublant pour ce tenant de la peinture réaliste, on observera que l’anatomie des deux lutteurs de la peinture de Courbet, aux biceps saillants, aux cuisses puissantes, aux veines gonflées dans l’effort, ne correspond pas à la morphologie des athlètes de l’époque (ou tout au moins de celle que l’on peut croiser dans des gravures ou photographies) mais rappelle plutôt celle, plus sculpturale, de la statuaire hellénistique ou néo-classique, figurant des divinités ou des figures héroïques. Un dernier détail: le lutteur au maillot rouge de la peinture de Courbet porte la barbe et non la fine moustache comme c’était alors la mode masculine ; de nature plus anecdotique, cet élément de physionomie signifie peut-être que le peintre n’a pas souhaité donné à son champion une allure trop actuelle ni trop citadine.

Yves Boulanger, Lutteur - Ivan Paddoubny, Champion du monde

Au-dessus de la tribune de droite, flotte une bannière (qui n’est pas visiblement aux couleurs françaises) et deux militaires en costume au premier rang des spectateurs - dont, bien que situés assez loin, Courbet a cependant tenu à noter le détail des galons - indiquent que ce spectacle habituellement de nature plutôt populaire a sans doute ici un caractère plus officiel.

Il est difficile à priori de comprendre précisément l’ensemble des choix ici effectués, et ce autant en qui concerne la construction de l’espace que le contexte de cette lutte. S’agit-il de la simple représentation d’un sport viril ou bien d’une métaphore ? Dans l’exposition de 1853, ce couple d’hommes robustes, en petite tenue, surplombait celui de deux femmes, l’une nue, de dos, sortant de la baignade sous le regard d’une seconde assise sur la berge. Il est possible que dans l’esprit de Courbet ces deux motifs aient été une volonté de transposition moderne de sujets mythologiques ou religieux. Si pour Les baigneuses on pense par exemple à Diane chasseresse ou à une possible Vénus, pour Les lutteurs cela pourrait être autant en relation avec La lutte d’Abel et Caïn ou Le combat de Jacob et de l’ange, que celui d’Hercule et Antée. Ainsi, en réactualisant sans ménagement des sujets académiques qu’il jugeait éculés voire hypocrites, Courbet souhaitait-il donner ici une vision moins empruntée et plus brutale, en un mot plus réaliste ? 


Fransisco de Zurbaran, Hercule soulevant Antée, 1634
Cesare Francazano, Deux lutteurs, 1637
Si Charles du Courcy dans les colonnes du Tintamare est plutôt enthousiaste : « N'est-ce pas honorer les arts et les artistes que de prendre le nom de celui qui a glorifié les artistes et les arts! Je propose la dénomination suivante : ‘Allée Courbet.’ Qui oserait lutter avec l'auteur des Lutteurs ? Ils sont sales ; c'est vrai, mais ils sont forts, ces fameux lutteurs ! - Ils ont déposé bien loin leurs hottes et leurs crochets (quelle attention !). - Ce ne sont plus des chiffonniers, mais des lutteurs sales et forts ! Et l'Arc-de-Triomphe qui assiste au combat, calme comme il appartient à tout bon monument ! - Quel réalisme - On croirait voir l'Arc-de- Triomphe lui-même ! - On y monterait pour assister à la représentation de l'Hippodrome, n'étaient le respect qu'on doit à la peinture et la présence du gardien. […] Il n'y a pas à hésiter ! - l'exposition de peinture […] allée Courbet, sera digne de la France et des Français. »[4]. Le reste de la critique, percevant sans doute l’intention provocatrice du peintre, est au contraire très sévère à l’égard de ces tableaux.


Nadar, caricature des Lutteurs dans Le Salon de 1853
Nadar dans son ouvrage sur Le Salon de 1853 au sujet de  la toile Les lutteurs écrivait : « Je croyais que Courbet nous rappellerait le public ordinaire de ces luttes, et je comprenais alors le tableau. Il y a, dans cette salle Montesquieu une galerie ordinaire de personnages étranges, généralement pervers et brutaux, types accentués des profondeurs parisiennes, race bien distincte et tranchée en dehors des habitudes générales, et qui n’en tiennent pas moins leur place, comme une espèce d’état dans l’état. Il y avait peut-être une raison pour un homme qui s’appelle Courbet en si grosses lettres de constater sur la toile cet échantillon assez terrible d’un des côtés de notre société moderne. Au lieu de cela, deux bons hommes d’un dessin douteux, et qui me touchent tout juste autant que l’œuvre d’un jeune élève de Saisse ou Dupuis. La couleur est fausse en tous points et abominable. Je connais l’un des deux modèles, et cette carnation verdâtre à peine dorée par le soleil marseillais, je ne la retrouve guère dans cette débauche de bitume. Les articulations ne sont pas lourdes ni écrasées comme cela. Voyez donc ce même Coup de Hanche que le hasard indiquait en même temps à M. Ottin - un sculpteur, à la bonne heure ! Ses lutteurs ont une élégance de formes dont il n’y avait pas à se passer ici ; ceux de M. Courbet sont patauds et issus des flancs de sa baigneuse. Je ne puis voir dans cette toile autre chose que bons hommes en pain d’épice variqueux, - et la peste soit de la varice ! […]. Dans un des dessins de 1853 (publiés dans Le journal pour rire, 07.1853) Nadar enfonçait le clou tout en précisant l’origine de son jeu de mot (et de mollets) : « Des lutteurs avec des varices comme ça ! Molière a bien raison : la peste soit de la varice et des MM Courbet ! ».
Nadar, dessins parus dans 
Le journal pour rire,  07.1853
Le texte charge de Nadar était accompagné, en double page, d’une caricature en couleur associant justement les œuvres de Courbet et de Ottin. Outre ce parallélisme qu’il avait déjà observé dans sa critique, Nadar, en dessinant autrement les éléments du décor de la peinture de Courbet en précisait la localisation. On sait que Courbet n’a que très rarement situé à Paris les scènes qu’il peignait, cependant, ici, il s’agit bien de l’ancien Hippodrome des Champs Élysées, aussi nommé Hippodrome de l’Étoile (de part sa proximité géographique avec l’Arc de Triomphe) où se tenaient régulièrement des animations, des représentations équestres et sportives voire des spectacles thématiques à caractère historique.


Courbet, Les Lutteurs, détail de la partie supérieure
Nadar détail de la caricature parue dans Le Salon de 1853
 Détail d’une gravure représentant d’une vue intérieure L’hippodrome de L’Étoile

Plusieurs gravures de l’époque donnent à voir le site depuis l’intérieur dans la même perspective que celle retenue par Courbet. L’espace consacré à l’évolution des chevaux y est vaste et l’on comprend mieux dans le tableau de Courbet la distance[5] qui pouvait séparer les spectateurs des personnes en action. Le Journal des Débats en 1842 présentait le lieu ainsi : « On construit en ce moment un hippodrome sur la pelouse située à gauche de l'Arc de l'Étoile. C'est un monument de planches et de madriers qui ne ressemble que de loin aux arènes d'Arles ou de Nîmes. […] L'amphithéâtre a déjà toutes ses proportions et présente, en petit, l'aspect du Colysée de Rome ; quatre portiques sont ouverts aux quatre points de l'horizon et promettent des dégagements faciles ; l'enceinte ovale, entourée d'un amphithéâtre à trois étages, peut avoir cent cinquante pas de longueur et soixante-dix de largeur. Il y aura trois rangées de stalles, deux bancs de galerie et un assez vaste amphithéâtre. Les piliers destinés à soutenir le toit léger qui régnera tout autour de l'enceinte sont déjà peints en rouge et les caissons des galeries en vert ; le reste est rayé de blanc et de bleu dans le goût mauresque. L'emplacement est des plus heureux. Les cimes des arbres couronnent de verdure le gracieux ovale de l'enceinte, et le sommet de l'Arc de Triomphe, surmonte et complète dans la perspective cet ensemble de décoration antique. Des guinguettes et des cafés se sont ouverts de tous côtés sur la pelouse et présentent déjà l'aspect le plus animé. Un de ces établissements a pris pour enseigne : A l'Hippodrome national. ».


Nadar, dessins paru dans
 Le journal pour rire, 07.1853
Pas moins de six vignettes dans ce même numéro du journal, ironisent sur les œuvres de Courbet exposées au Salon. Deux d’entre elles, relatives aux Lutteurs, méritent encore d’être signalées. La première représente un enfant qui attire l’attention de sa mère sur des figurines disposées à l’étal d’une baraque de foire : « - Oh ! Maman, vois donc ces beaux Courbet ! Achète m’en un ! Quatre pour un sou ! ». Deux sont suspendues et un groupe de quatre est posé sur le comptoir. L’enseigne de la boutique indique « pain d’épice » et l’on peut reconnaître dans les formes de ces gâteaux celles qui figurent également dans la caricature en couleur de l’ouvrage de Nadar, donnant ainsi une explication à la découpe plate et brune qui se substitue aux lutteurs de la toile de Courbet et éclaire le sens de la formule de « bons hommes en pain d’épice ». Le choix de ces personnages n’est évidemment pas totalement innocent car si Nadar souhaitait indiquer autant l’aspect grossier de la représentation (moulée) que sa valeur dérisoire (la cimaise du Salon devenant la devanture d’une boutique foraine : le goût à la portée d’un enfant), il n’ignorait certainement pas que le pain d’épice était une recette gréco-romaine déjà prisée dans l’antiquité.

Nadar détails des Lutteurs dans Le Salon de 1853  
Nadar, détail de la caricature parue dans Le journal pour rire, 07.1853
Deux planches imprimées présentant des découpoirs de pain d’épice en forme de figurines. 1845-1856

Une autre de ces vignettes parues dans Le Journal pour rire, présentait une autre scène de foire : perché sur une estrade un saltimbanque sautillant harangue la foule pour annoncer un spectacle ou pour inviter les spectateurs à venir défier un colosse appuyé contre une tenture ; celle-ci, signée Courbet, figure les silhouettes des Lutteurs. « Qui est-ce qui demandait à quoi pouvait servir la prestation de M. Courbet !... », précisait la légende, ce qui, dans l’esprit de Nadar, signifiait que l’œuvre de ce dernier, accrochée au Salon était tout juste bonne à servir comme toile de fond d’une baraque foraine. 

Nadar, dessins paru dans
 Le journal pour rire, 07.1853
Ce que nous rappelle néanmoins cette caricature, malgré son acrimonie, c’est l’importance que ces attractions martiales avaient à l’époque et dont témoignent de nombreux supports, programmes, affiches, illustrations diverses, ceci soulignant évidement l’intérêt populaire. Aussi, et bien que les spectacles de l’hippodrome soient ouverts à un large public, c’est plutôt la bourgeoisie parisienne qui avait les moyens d’y assister. On peut supposer que le sujet peint par Courbet correspond peut-être à l’une des phases d’un spectacle thématique ou d’une des nombreuses reconstitutions historiques qui étaient mises en scène à l’hippodrome et peut-être justement l’une de celle consacrée à l’Antiquité, rappelant ainsi, par exemple, les jeux du cirque romain. Il n’est pas non plus impossible que Courbet ait voulu, avec une certaine malice, reproduisant l’une de ces reconstitutions située dans cette arène aux vagues relents d’un Colisée placé sous un Arc de Triomphe non moins inspiré de l’architecture de la Rome impériale, faire allusion au régime du Nouvel Empire décrété par Napoléon III (dit « le petit »). En installant au premier plan de son tableau les deux figures massives dans une facture qui ne souhaitait pas exprimer la grâce conventionnelle des anatomies académiques prisées par les habitués du Salon, en reléguant à l’arrière plan le public bourgeois et mondain de la capitale, Courbet ne se contentait pas de déranger le bon goût esthétique mais concevait aussi, de façon déguisée, une critique politique et sociale.



[1] [2] [3] [4] 





[1] - Horsin Déon, Rapport sur le Salon de 1853, Alexandre Johanneau, Librairie de la société libre des Beaux-Arts, Paris, 1853, p. 18


[2] - Claude Vignon, Salon de 1853, Dentu, Libraire-éditeur Paris, 1953, P. 81- 82

[3] - Léon Ville, La lutte et  les lutteurs, Ed. J. Rothschild, Paris, 1891 
[4]-Charles du Courcy, Le Tintamare, 08.10.1854 
[5] - D'après les plans de l'époque, l'Hippodrome occupait un emplacement compris entre la place de l'Étoile, le boulevard extérieur au mur d'enceinte, la rue de Villejust et la rue du Bel-Air. La longueur totale des constructions était de 130 mètres; celle du champ d'exercice de 104 mètres sur une largeur de 68 mètres.