mardi 30 juillet 2019

Nettoyer le regard


Hervé Télémaque


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La plupart des notices biographiques indiquent que l’œuvre d’Hervé Télémaque aurait évolué depuis la fin des années 50 jusqu’à aujourd’hui, d’abord marquée par l’Expressionnisme abstrait américain, puis le pop art ; l’artiste se serait ensuite rapprochée du mouvement surréaliste avant d’être clairement identifiée comme appartenant à la figuration narrative et puis, faute d’étiquette esthétique on a fini par se résoudre à considérer que le terme très général d’autobiographie – mais quelle grande œuvre ne l’est pas ? - pouvait permettre de classer l’inclassable. Cette obstination à vouloir ranger les choses ou les gens selon des critères est assez typique de la logique de l’historien de l’art et que celle-ci soit bonne ou mauvaise, elle montre toujours ses limites car une œuvre est rarement une succession de tiroirs. Toute œuvre est la conséquence, ou la réponse aux œuvres qui ont précédé, passée au filtre de l’histoire intime confrontée à l’histoire collective. Autrement dit, l’œuvre est inscrite dans des filiations complexes et subjectives, où le temps présent entre en collusion avec des souvenirs diffus, des bribes du monde.
Il se trouve que dans le cas précis d’Hervé Télémaque la conscience aiguë de ce mécanisme ou de ce processus est le fil tendu qui traverse et définie l’œuvre, la fonde. Cela ne veut pas dire pour autant que l’œuvre fut programmée, loin de là, car l’artiste a connu l’incertitude. «J’ai toujours été dans un inconfort qui est devenu presque confortable – mais ça a mis du temps. » confiait-il récemment. Cet inconfort n’est pas une incertitude ou un doute quant à la nécessité de faire, de s’exprimer, mais celui, plus profond, d’une place ou d’une écriture à trouver qui permette de répondre au plus près aux questions qui l’anime aux obsessions qui l’habite ; un inconfort certainement social mais aussi esthétique, celui précisément de ne pas être prisonnier des cases toutes faites, des attendus, du convenu. 
Bien qu’apparemment traversée d’un point de vue plastique de courants contraires l’œuvre de Télémaque, et ce depuis le début, est absolument homogène tant par les sujets que par les signes ou les principes de constructions utilisés. Seule, pourrait-on dire rapidement, la facture change d’état, tantôt brouillée tantôt nette, tantôt lisse tantôt âpre, fluide ou stricte puis à nouveau déliée... mais ce qui demeure c’est le mode d’agrégation des formes, leur façon de glisser l’une vers l’autre, de jouer de l’équivalence et cela est essentiellement au dessin, qu’il s’agisse de lignes tracées ou découpées et de masses.
Dès les premiers travaux l’espace du tableau est envisagé comme lieu d’un dépôt scriptural – comme le serait un tableau noir d’écolier – où flottent des pictogrammes, des écritures, des symboles, parfois totalement intelligibles ou partiellement effacés, que l’usage de la couleur fait parfois basculer due la forme au fond, vient détacher ou absorber partiellement. Ses peintures sont des ressacs et des palimpsestes de fragments qui affleurent, se font ou se défont, des liens noués qui se resserrent sur du lisible qu’il n’est cependant pas toujours possible de déchiffrer. Ce n’est pas de l’énigme que cherche à produire le peintre par ces inscriptions partielles ou simplifiées mais bien plutôt l’inverse : tenter de ramener à la surface de la toile les reliefs d’un fatras, en fixer les contours ou les structures essentielles, tirer les fils d’une histoire qui n’est d’abord qu’un problème d’apparence. Télémaque ne défait pas le champ du visible, il ne le déstructure pas non plus, il l’ordonne, isolant des zones d’interférences, procédant par extractions, de façon à soumettre, comme sous la lentille d’un microscope, le tissu du réel à une autre perception. En cela, sa pratique de l’image est proche de l’écriture poétique.
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Dessiner, c’est désigner dit-on, et c’est d’abord par le dessin, soit par l’intention, que s’élabore l’œuvre de Télémaque. Prenons La Vénus Hottentote (1962). Sur la partie gauche de la feuille se trouve le dessin d’une figure claire qui se détache sur un fond gris plus ou moins saturé, fait de hachures amples et en partie gommées. Sur la droite, en marge et en réserve du dessin, séparée par une ligne visiblement tracée à la règle, une longue zone étroite et verticale sur laquelle se trouve une suite d’inscriptions manuscrites (certaines sont biffées) dont : deux dates (1959-1962), le nom de l’artiste répété trois fois sur la hauteur ainsi que les termes « hommage à »  accompagnés des noms de personnes (des peintres, des cinéastes de films humoristiques, des femmes…) précédé du; ajoutons que le titre du dessin est également présent. La figure représentée est une femme nue, assise ou accroupie, évoquant par ses formes approximatives, une sorte de poupée : pas de traits pour le visage et les membres, bras ou jambes, n’ont pas tous des extrémités. De ce corps assez difforme, dont l’enveloppe est faite d’une succession de lignes en arc de cercle assez incisives, évoquant des bourrelets de chair ou de graisse, se dégage, comme ramené vers l’avant de la figure et même presque aplati les courbes d’un fessier proéminent. 
« La Vénus Hottentote ou la Vénus noire»[1], jeune esclave africaine, fut exhibée en Angleterre puis en France à partir de 1810 comme phénomène de foire pour les particularités de sa morphologie[2] ; maltraitée et humiliée elle devait décéder prématurément en 1815 ; les concluions d’analyses des autopsies pratiquées sur sa dépouille par un certain Cuvier, servirent à nourrir l’idéologie de la supériorité de « la race blanche » dont un moulage du corps et le squelette de la femme resteront exposés au Musée de l’Homme, à Paris, jusqu’en 1974. C’est très certainement à partir d’une des photographies de ce moulage (peut-être une carte postale ?) que fut exécuté le dessin de Télémaque, dont on comprend, aux assauts rageurs de la mine de plomb créant des sortes d’entailles sur le corps, et aux coups de gomme sans ménagement dans les masses grises (quine s’efface jamais vraiment), le sentiment d’insupportable violence de ce traitement inhumain. Si pour les noms d’artistes notées en marge ceux de Willem de Kooning (Woman 1950-1952) ou à Peter Saul (Cun Moll, 1961) semblent assez évidents en ce qui concerne la filiation graphique et la dose d’humour cinglant (ou d’esprit critique), d’autres, tels Jacques Tati, Charlie Chaplin, les Marx Brother, quoique plus surprenants, renforcent cependant l’esprit caustique que contient ce dessin. Enfin, le fait qu’il se rende par trois fois hommage en consignant avec précision le jour et l’heure d’un évènement antérieur à celui de la réalisation du dessin  laisse à penser que c’est dans une situation analogue (peut-être humiliante ?) à celle de « La Vénus » que s’est peut-être trouvé le peintre résidant encore aux États-Unis. Un second dessin de la même année, reprend ce motif dans un procédé technique identique (Étude pour Vénus Hottentote), mais, cette fois-ci, le dessin du corps bascule vers la caricature, devenant un sac affaissé (ou une outre) affublé, en guise de tête, de ce qui ressemble à un masque africain. L’anatomie schématisée et disloquée de cette figure grotesque qui gît au sol évoque, plus encore que dans le premier dessin, celui d’une poupée dont les membres ne seraient plus que moignons ou excroissances organiques. Sur la partie gauche du dessin un collage, issu d’une publicité (Johnson’s Ultra Wave, un produit pour lustrer les cheveux) prélevée dans une revue américaine. L’introduction de ce contrepoint plastique (pure tradition du principe dadaïste ayant inspiré le Pop Art) augmente l’écart visuel entre l’aspect lisse de la photographe et le traitement brusque et corrosif de la ligne, tout en affirmant la permanence de l’utilisation triviale et insidieuse  de l’idéologie raciale (le produit en question permettant entre autre chose de lisser les cheveux crépus). S’il abandonne l’utilisation du collage pour la peinture Petite Vénus (1962), Télémaque conserve néanmoins les bribes des signes élaborés dans son étude, amplifiant encore la désagrégation du corps : lambeaux flottant dans un espace éthéré et tourbillonnant en emporte le vent ! pour mémoire, ce n’est qu’en 2002 que le moulage et le squelette de Sawtche, la dite « Vénus noire », furent restitués  à  l’Afrique du Sud.

Vers le milieu de années 60, le dessin prendra une place prépondérante dans l’œuvre au dépend de la matière – celle-ci étant sans doute jugée trop sensuelle pour traiter de questions politiques ou sociales propres au mouvement de la figuration narrative –. L’aplat coloré et la ligne neutralisés permettent de répondre aux procédés des supports dits populaires de la bande dessinée à la publicité. Le dessin sera alors exclusivement fait de lignes noires d’épaisseur régulière, souvent introduite dans les compositions par une projection directe à l’épiscope de documents divers, constituant ainsi par le choix de ce procédé une uniformisation des sources. De ce procédé naîtront sans doute les formes épurées de ses premiers volumes (Les sculptures maigres) usant d’un même vocabulaire que dans les tableaux, assemblage métamorphiques d’objets du quotidien. 
Une autre pratique du dessin prolongeant ce principe de la ligne claire (« on dit ligne claire mais elle est noire en réalité », relève Télémaque) sera à partir des années 70 réalisée sur calque en relation avec un travail de papiers collés. Moyen de prélèvement et de report le calque permet lui aussi mais de façon moins mécanique que la rétroprojection de simplifier les formes en ne s’attachant qu’aux zones de contours (y compris pour les zone internes et les ombres). Moyens courant du dessinateur technique ou de l’architecte, le dessin sur calque autorise autant la précision que la simplification notamment par reprises successives ou par superposition des feuilles dessinées qu’autorise la transparence relative du papier. Délicat et précieux il est l’équivalent dans le plan de ce que fut la fenêtre d’Alberti pour la représentation de l’espace de la Renaissance, soit un rabattement de la profondeur en un plan. Télémaque fera usage de l’ensemble de ces qualités, tantôt dans une phase préparatoire, isolant et ajustant des formes, tantôt comme double de l’image produite (les séries des Selles et des Maisons, par exemple) en l’introduisant en regard d’un collage dans une composition. L’adéquation entre dessin sur calque et papiers découpés, qui repose sur la notion de gabarit ou de patron (comme en couture), induit aussi la question du vide et du plein, de la forme en creux que l’on remplit pour obtenir une surface, et surtout de la nature, de la texture, ou des couleurs de cette surface ; car si le dessin au calque est bien une négociation raisonnée de la forme la confection de l’objet elle n’obéit pas toujours – et pour ainsi dire jamais chez Télémaque – à la couleur locale de l’objet initial : la multitude de couleurs utilisée pour figurer les différentes pièces qui constituent une selle de cheval n’est en rien une déclinaison de la couleur du cuir et ne se veut donc pas réaliste. Autrement dit, la précision que suppose le calque et qui sert ici d’instrument d’autopsie du visible n’est pas utilisée pour une restitution rationnelle mais bien pour une transposition métaphorique de la ligne tracée à la ligne découpée, de l’affirmation que la représentation est bien un jeu des apparences et que, dans l’interstice entre où se glisse la manipulation de l’une et de l’autre, l’image survient en sa transformation.
Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la réappropriation de ce procédé de dessin considéré comme froid et neutre qui permet de réintroduire (ou d’intégrer) semble-t-il la dimension des matières et dans l’œuvre. Des aplats colorés des papiers teintés dans la masse aux différents motifs des papier à la cuve, il semble donc que l’univers lisse et glacé des années 70 se laisse à nouveau envahir par d’autres traitements de surface allant – ou partant – parfois même d’une tache.
Cependant c’est une autre pratique du dessin introduite au début des années 90 qui ouvre un nouveau champ de possibles. Contrairement à la pratique de prélèvement et de restitution d’images collectées que permettait les procédés précédents auxquels il avait essentiellement eu recours, l’usage du fusain, traité par de larges masses sombres, fut une façon de faire remonter des images intérieures, mémorisées, enfouies. Sans doute peut-on attribuer cela autant à la texture charbonneuse et fragile de l’outil, son poudroiement, qu’au fait que le traitement par masses denses fait naître des figures quasi fantomatiques, vaguement inquiétantes. Faits de plans compacts aux contours ciselés comme le sont les sculptures de Arp, marqués par endroits d’arêtes de lumière nettes - éclairs ouvrant la nuit - qui laissent deviner la structure de ces figures, ces fusains de grands formats ne représentent souvent qu’un seul sujet (chauve-souris, jambon, sac pliures de membres, corps ou paysage), même si, une fois encore, des jeux d’analogies ou de correspondances entre les différents sujets y sont présents (les plis cassants d’un sac en papier pouvant par exemple être ceux de la structure des ailes d’une chauve-souris). Exhumées de la mémoire ces figures ténébreuses, ces « œuvres au noir » pourrait-on dire, ont indéniablement la valeur de blasons.

Quelques soient, les moyens mobilisés et les manières, ce qui tient et motive l’œuvre de Télémaque est un dialogue entre « le visible et le lisible » ainsi que l’exprimait Merleau-Ponty, une façon modeste mais têtue de déplacer sans cesse les évidences, de chercher à créer les failles nécessaires qui permettront à quelques filets d’eau claire de s’infiltrer dans l’opacité des représentations convenues pour qu’ainsi ils puissent participer à nettoyer notre regard.



[1] - Surnom (ironique) donné à Sawtche (aussi connue sous le nom de Saartjie Baartman) par la presse. Elle était née en 1789, en Afrique du Sud, membre de la tribu Khoïkhoï.
[2] - Sawtche était dotée d'une hypertrophie des hanches et des fesses et d'organes génitaux protubérants.

dimanche 28 juillet 2019

L'âne a bon dos


Hervé Télémaque

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« Entre la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. » (Bergson, Le rire)





Dans Al l’en Guinée a été évoquée la résurgence d’une figure d’âne dont les premières apparitions dans l’œuvre de Télémaque datent, semble-t-il de 2001, avec notamment une suite de tableaux en hommage au peintre américain Jacob Lawrence. Âne et épaule…, Âne et dominos… s’inspirent en effet respectivement de The Seamstress (1946) et de Dominoes (1958). La première représente un homme noir dans un atelier de confection qui, assis derrière une machine à coudre et penché sur son ouvrage, réalise un point de couture sur une étoffe rouge. La scène est simple, et traitée dans des tonalités très vives dont on retrouve - outre l’ovale de la tête de l’homme et sa main - la gamme jaune, rouge, noire, dans la toile de Télémaque. De la seconde - qui figure une scène de nuit avec deux personnes attablées et jouant face à face - seules demeurent la forme d’une vague tête et quelques pièces du jeu et la gamme chromatique. Les citations partielles, figurées dans les peintures de Télémaque, sont donc toutes deux placées sous la figure d’un âne disposé profil mais dont la tête est tournée vers nous.

Cet animal - dont les qualités de résistances physiques furent vantées depuis l’antiquité – est tantôt associé dans la peinture occidentale aux représentations christiques (La nativité, La fuite en Egypte, l’Entrée du Christ à Jérusalem…), tantôt comportent un esprit pernicieux (lubricité de l’âne noir) ou bien figure dans des scènes de ruralité, serviable et patient (voir les peintures égyptiennes), comme l’équidé du humble, et encore, pour ces même qualités, a été assimilé à  la monture du lettré ou du sage. Symbole de l'entêtement, de l’endurance ou de la bêtise, il apparaît à ce titre dans plusieurs récits, mythes ou légendes, fables ou romans donnant forme tant à des expressions populaires qu’à des figures emblématiques voire héroïques. Mais l’âne est surtout envisagé pour son usage, comme bête de somme, assurant les transports quelques soient les chemins empruntés ; robuste mais têtu, il est souvent malmené et roué de coups, d’où l’assimilation métaphorique courante à l’idée d’injustice sociale, voire d’exploitation abusive. Différentes caractéristiques qui en font donc une figure ambivalente.

Jacob Lawrence (1917-2000), ici cité par Télémaque dans les titres, fait partie de ces artistes dont l’œuvre est peu ou mal connue en Europe. Ses représentations, qui prennent essentiellement comme sujet l'histoire des afro-américains confrontés à l’esclavage, au racisme, à la violence, traitent aussi de sujets de société (rôle de la femme, monde du travail, religion, scolarité, guerre…). Au-delà des thèmes traités (auxquels Télémaque ne peut qu’être sensible), le traitement pictural qu’il a développé combine un dessin acéré, parfois schématisé et géométrique et des gammes chromatiques audacieuses dont le traitement plutôt lisse ne cherche pas l’effet. Ses compositions solides et charpentées empruntent autant au Cubisme qu’à l’Expressionnisme et, derrière une apparente facture Naïve, la subtilité de sa palette peut encore évoquer les tons de certains grands Nabis (Rain, 1938). Plus que des citations ponctuelles, les détails empruntés aux œuvres de Lawrence sont des hommages ou des révérences au peintre. D’autres références explicites à ce peintre seront faites comme dans Fonds d’actualité I (2002) – où  se tient d’ailleurs un âne -.

Pourtant, si de nombreux chevaux sont présents dans l’œuvre peinte de Jacob Lawrence, il ne semble pas cependant que celle-ci contienne de représentations d’âne, à l’exception peut-être d’une tête coiffant celle d’une femme dans un dessin intitulé Carnaval (1967). La relation ici produite par Télémaque entre les extraits choisis placés au premier plan et la figure de ce bodet qui nous fait face, est proche en bien des points de celui établit par Watteau. En effet, dans une de ses célèbres peintures, l’âne qui se trouve derrière un talus où se dresse Pierrot (dit anciennement Le grand Gilles) est l’un des personnages de cette composition qui nous fixe de son œil unique et impavide. La question du regard, non pas celle malicieuse et entendue du personnage tout de noir vêtu qui se tient au côté de l’âne, ni celle méditative, absente et mélancolique de Pierrot, directe et quasi objective adressée au regardeur, l’est ici par l’animal et donc, chez Watteau comme chez Télémaque nous regardons une scène peinte autant que sommes nous regardés.

Dans Âne et épaule..., Télémaque insiste, par des tracés en arcs de cercles et par des tracées linéaires  sur la construction géométrique du corps de l’animal. Cette structure qui permet notamment d’organiser une répartition cloisonnée des couleurs sert aussi de prétexte au peintre pour introduire une illusion de profondeur ; dans la zone supérieure gauche, un angle vert sombre posé contre l’arrête oblique qui partage en deux la tête de l’âne produit, sur le fond jaune uni l’aspect d’un panneau qui bascule vers l’arrière, ou d’un vantail qui s’ouvre. Aucune des couleurs utilisée ne se veut réaliste (locale) et, du bleu clair au vert en passant par le rouge ou le rose, l’âne apparaît comme un assemblage éclectique, une ossature en patchwork tantôt pleine, tantôt creuse, combinant des traitements en aplats, des recouvrements par brossages et des jus posés en transparence. Dans Âne et dominos..., la palette (vert céladon, bleu roi, noir et marron) restitue l’ambiance nocturne de l’œuvre de Lawrence, et si l’enveloppe du dessin de l’âne est moins morcelée que dans le tableau précédent, un rythme de bandes horizontales habillant le corps évoque cette fois-ci un paysage ou un drapeau.

« Ce qui m’intéressait, dit Télémaque dans un entretien de 2017, c’est la passivité du ventre de l’âne : c’est une leçon de modestie extraordinaire. Le ventre de l’âne est apparemment inerte et c’est une cible énigmatique pour l’esprit : que pense ce ventre de la complexité du monde ? ». L’âne ne ferait donc pas que regarder, il nous observe.

« Qui fait le nègre ? » indique ailleurs une inscription dans Fonds d’actualité I (2002) où un autre âne qui figure en bas de la composition est affublé d’un cercle rouge (une cible ?). S’il ne fait aucun doute que l’âne est bien utilisé comme une métaphore- au même titre que l’étaient la cane d’aveugle, le coffre-fort ou l’endive dans d’autres travaux de Télémaque - qu’il peut toucher par son usage aux questions de la servitude il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’être vivant il est, bien davantage qu’un simple objet, un sujet, l’incarnation d’un regard qui « pense avec son ventre » (avec ses tripes, pourrait-on dire), petit équidé dont l’espèce la plus répandue est issue de la domestication de l'âne sauvage d'Afrique à partir duquel de nombreuses races ont pu être sélectionnées. Comme pour le récit du Volcan Toba, ce rappel discret mais insistant sur la question de l’origine explique donc en partie sa présence au sein de Al l’en Guinée.     

Ceci étant, et comme l’animal fut par deux fois associé à des caricatures (Fonds d’Actualité I, Et si c’était ainsi II , 2003), soit sur le ton de la satire graphique, il ne serait pas impossible que Télémaque, avec l’humour qui le caractérise, fasse aussi allusion à l’une des plus célèbres impostures de la peinture qui, en 1910 au Salon des indépendants, défraya la chronique, puisque la toile intitulée Et le soleil s'endormit sur l’Adriatique, attribuée à un certain Boronali, n’était en fait que le produit d’un canular, une partie de l’image ayant été réalisée par l’intermédiaire de la queue d’un âne[1]. Au-delà de l’anecdote cette blague de potaches adressée au public, aux artistes et aux institutions artistiques (« pour montrer aux niais, aux incapables et aux […] que l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs œuvres. ») peut aussi nous rappeler qu’ici - par le truchement de la fameuse expression ironique « bête comme un peintre » utilisée par Duchamp -,  malicieux et placide, l’âne fait le peintre, à moins que ce ne soit l’inverse.



[1] - Il s’agit de l'âne Lolo, dont le propriétaire était le patron du Lapin Agile à Montmartre. Pour réaliser cette « performance »  il est précisé que l’on a attaché un pinceau un pinceau à la queue et que chaque fois que l'on donnait à l'âne une carotte celui-ci remuait frénétiquement la queue, appliquant ainsi de la peinture sur la toile.