dimanche 28 juillet 2019

L'âne a bon dos


Hervé Télémaque

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« Entre la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. » (Bergson, Le rire)





Dans Al l’en Guinée a été évoquée la résurgence d’une figure d’âne dont les premières apparitions dans l’œuvre de Télémaque datent, semble-t-il de 2001, avec notamment une suite de tableaux en hommage au peintre américain Jacob Lawrence. Âne et épaule…, Âne et dominos… s’inspirent en effet respectivement de The Seamstress (1946) et de Dominoes (1958). La première représente un homme noir dans un atelier de confection qui, assis derrière une machine à coudre et penché sur son ouvrage, réalise un point de couture sur une étoffe rouge. La scène est simple, et traitée dans des tonalités très vives dont on retrouve - outre l’ovale de la tête de l’homme et sa main - la gamme jaune, rouge, noire, dans la toile de Télémaque. De la seconde - qui figure une scène de nuit avec deux personnes attablées et jouant face à face - seules demeurent la forme d’une vague tête et quelques pièces du jeu et la gamme chromatique. Les citations partielles, figurées dans les peintures de Télémaque, sont donc toutes deux placées sous la figure d’un âne disposé profil mais dont la tête est tournée vers nous.

Cet animal - dont les qualités de résistances physiques furent vantées depuis l’antiquité – est tantôt associé dans la peinture occidentale aux représentations christiques (La nativité, La fuite en Egypte, l’Entrée du Christ à Jérusalem…), tantôt comportent un esprit pernicieux (lubricité de l’âne noir) ou bien figure dans des scènes de ruralité, serviable et patient (voir les peintures égyptiennes), comme l’équidé du humble, et encore, pour ces même qualités, a été assimilé à  la monture du lettré ou du sage. Symbole de l'entêtement, de l’endurance ou de la bêtise, il apparaît à ce titre dans plusieurs récits, mythes ou légendes, fables ou romans donnant forme tant à des expressions populaires qu’à des figures emblématiques voire héroïques. Mais l’âne est surtout envisagé pour son usage, comme bête de somme, assurant les transports quelques soient les chemins empruntés ; robuste mais têtu, il est souvent malmené et roué de coups, d’où l’assimilation métaphorique courante à l’idée d’injustice sociale, voire d’exploitation abusive. Différentes caractéristiques qui en font donc une figure ambivalente.

Jacob Lawrence (1917-2000), ici cité par Télémaque dans les titres, fait partie de ces artistes dont l’œuvre est peu ou mal connue en Europe. Ses représentations, qui prennent essentiellement comme sujet l'histoire des afro-américains confrontés à l’esclavage, au racisme, à la violence, traitent aussi de sujets de société (rôle de la femme, monde du travail, religion, scolarité, guerre…). Au-delà des thèmes traités (auxquels Télémaque ne peut qu’être sensible), le traitement pictural qu’il a développé combine un dessin acéré, parfois schématisé et géométrique et des gammes chromatiques audacieuses dont le traitement plutôt lisse ne cherche pas l’effet. Ses compositions solides et charpentées empruntent autant au Cubisme qu’à l’Expressionnisme et, derrière une apparente facture Naïve, la subtilité de sa palette peut encore évoquer les tons de certains grands Nabis (Rain, 1938). Plus que des citations ponctuelles, les détails empruntés aux œuvres de Lawrence sont des hommages ou des révérences au peintre. D’autres références explicites à ce peintre seront faites comme dans Fonds d’actualité I (2002) – où  se tient d’ailleurs un âne -.

Pourtant, si de nombreux chevaux sont présents dans l’œuvre peinte de Jacob Lawrence, il ne semble pas cependant que celle-ci contienne de représentations d’âne, à l’exception peut-être d’une tête coiffant celle d’une femme dans un dessin intitulé Carnaval (1967). La relation ici produite par Télémaque entre les extraits choisis placés au premier plan et la figure de ce bodet qui nous fait face, est proche en bien des points de celui établit par Watteau. En effet, dans une de ses célèbres peintures, l’âne qui se trouve derrière un talus où se dresse Pierrot (dit anciennement Le grand Gilles) est l’un des personnages de cette composition qui nous fixe de son œil unique et impavide. La question du regard, non pas celle malicieuse et entendue du personnage tout de noir vêtu qui se tient au côté de l’âne, ni celle méditative, absente et mélancolique de Pierrot, directe et quasi objective adressée au regardeur, l’est ici par l’animal et donc, chez Watteau comme chez Télémaque nous regardons une scène peinte autant que sommes nous regardés.

Dans Âne et épaule..., Télémaque insiste, par des tracés en arcs de cercles et par des tracées linéaires  sur la construction géométrique du corps de l’animal. Cette structure qui permet notamment d’organiser une répartition cloisonnée des couleurs sert aussi de prétexte au peintre pour introduire une illusion de profondeur ; dans la zone supérieure gauche, un angle vert sombre posé contre l’arrête oblique qui partage en deux la tête de l’âne produit, sur le fond jaune uni l’aspect d’un panneau qui bascule vers l’arrière, ou d’un vantail qui s’ouvre. Aucune des couleurs utilisée ne se veut réaliste (locale) et, du bleu clair au vert en passant par le rouge ou le rose, l’âne apparaît comme un assemblage éclectique, une ossature en patchwork tantôt pleine, tantôt creuse, combinant des traitements en aplats, des recouvrements par brossages et des jus posés en transparence. Dans Âne et dominos..., la palette (vert céladon, bleu roi, noir et marron) restitue l’ambiance nocturne de l’œuvre de Lawrence, et si l’enveloppe du dessin de l’âne est moins morcelée que dans le tableau précédent, un rythme de bandes horizontales habillant le corps évoque cette fois-ci un paysage ou un drapeau.

« Ce qui m’intéressait, dit Télémaque dans un entretien de 2017, c’est la passivité du ventre de l’âne : c’est une leçon de modestie extraordinaire. Le ventre de l’âne est apparemment inerte et c’est une cible énigmatique pour l’esprit : que pense ce ventre de la complexité du monde ? ». L’âne ne ferait donc pas que regarder, il nous observe.

« Qui fait le nègre ? » indique ailleurs une inscription dans Fonds d’actualité I (2002) où un autre âne qui figure en bas de la composition est affublé d’un cercle rouge (une cible ?). S’il ne fait aucun doute que l’âne est bien utilisé comme une métaphore- au même titre que l’étaient la cane d’aveugle, le coffre-fort ou l’endive dans d’autres travaux de Télémaque - qu’il peut toucher par son usage aux questions de la servitude il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’être vivant il est, bien davantage qu’un simple objet, un sujet, l’incarnation d’un regard qui « pense avec son ventre » (avec ses tripes, pourrait-on dire), petit équidé dont l’espèce la plus répandue est issue de la domestication de l'âne sauvage d'Afrique à partir duquel de nombreuses races ont pu être sélectionnées. Comme pour le récit du Volcan Toba, ce rappel discret mais insistant sur la question de l’origine explique donc en partie sa présence au sein de Al l’en Guinée.     

Ceci étant, et comme l’animal fut par deux fois associé à des caricatures (Fonds d’Actualité I, Et si c’était ainsi II , 2003), soit sur le ton de la satire graphique, il ne serait pas impossible que Télémaque, avec l’humour qui le caractérise, fasse aussi allusion à l’une des plus célèbres impostures de la peinture qui, en 1910 au Salon des indépendants, défraya la chronique, puisque la toile intitulée Et le soleil s'endormit sur l’Adriatique, attribuée à un certain Boronali, n’était en fait que le produit d’un canular, une partie de l’image ayant été réalisée par l’intermédiaire de la queue d’un âne[1]. Au-delà de l’anecdote cette blague de potaches adressée au public, aux artistes et aux institutions artistiques (« pour montrer aux niais, aux incapables et aux […] que l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs œuvres. ») peut aussi nous rappeler qu’ici - par le truchement de la fameuse expression ironique « bête comme un peintre » utilisée par Duchamp -,  malicieux et placide, l’âne fait le peintre, à moins que ce ne soit l’inverse.



[1] - Il s’agit de l'âne Lolo, dont le propriétaire était le patron du Lapin Agile à Montmartre. Pour réaliser cette « performance »  il est précisé que l’on a attaché un pinceau un pinceau à la queue et que chaque fois que l'on donnait à l'âne une carotte celui-ci remuait frénétiquement la queue, appliquant ainsi de la peinture sur la toile.

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