Hervé Télémaque
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« Entre
la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience, un
voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque
transparent, pour l'artiste et le poète. » (Bergson, Le rire)
Dans Al l’en Guinée a été évoquée la résurgence d’une figure d’âne dont
les premières apparitions dans l’œuvre de Télémaque datent, semble-t-il de 2001,
avec notamment une suite de tableaux en hommage au peintre américain Jacob Lawrence.
Âne et épaule…, Âne et dominos… s’inspirent
en effet respectivement de The Seamstress
(1946) et de Dominoes (1958). La
première représente un homme noir dans un atelier de confection qui, assis
derrière une machine à coudre et penché sur son ouvrage, réalise un point de
couture sur une étoffe rouge. La scène est simple, et traitée dans des tonalités
très vives dont on retrouve - outre l’ovale de la tête de l’homme et sa main - la
gamme jaune, rouge, noire, dans la toile de Télémaque. De la seconde - qui figure
une scène de nuit avec deux personnes attablées et jouant face à face - seules demeurent
la forme d’une vague tête et quelques pièces du jeu et la gamme chromatique. Les
citations partielles, figurées dans les peintures de Télémaque, sont donc toutes
deux placées sous la figure d’un âne disposé profil mais dont la tête est
tournée vers nous.
Cet animal - dont les qualités de
résistances physiques furent vantées depuis l’antiquité – est tantôt associé
dans la peinture occidentale aux représentations christiques (La nativité, La
fuite en Egypte, l’Entrée du Christ à Jérusalem…), tantôt comportent un esprit
pernicieux (lubricité de l’âne noir) ou bien figure dans des scènes de ruralité,
serviable et patient (voir les peintures égyptiennes), comme l’équidé du humble,
et encore, pour ces même qualités, a été assimilé à la monture du lettré ou du sage. Symbole de
l'entêtement, de l’endurance ou de la bêtise, il apparaît à ce titre dans plusieurs
récits, mythes ou légendes, fables ou romans donnant forme tant à des
expressions populaires qu’à des figures emblématiques voire héroïques. Mais
l’âne est surtout envisagé pour son usage, comme bête de somme, assurant les
transports quelques soient les chemins empruntés ; robuste mais têtu, il
est souvent malmené et roué de coups, d’où l’assimilation métaphorique courante
à l’idée d’injustice sociale, voire d’exploitation abusive. Différentes
caractéristiques qui en font donc une figure ambivalente.
Jacob Lawrence (1917-2000), ici
cité par Télémaque dans les titres, fait partie de ces artistes dont l’œuvre est peu ou mal connue en Europe.
Ses représentations, qui prennent essentiellement comme sujet l'histoire
des afro-américains confrontés à l’esclavage, au racisme, à la violence, traitent
aussi de sujets de société (rôle de la femme, monde du travail, religion, scolarité,
guerre…). Au-delà des thèmes traités (auxquels Télémaque ne peut qu’être
sensible), le traitement pictural qu’il a développé combine un dessin acéré,
parfois schématisé et géométrique et des gammes chromatiques audacieuses dont
le traitement plutôt lisse ne cherche pas l’effet. Ses compositions solides et
charpentées empruntent autant au Cubisme qu’à l’Expressionnisme et, derrière une
apparente facture Naïve, la subtilité de sa palette peut encore évoquer les
tons de certains grands Nabis (Rain, 1938). Plus que des citations
ponctuelles, les détails empruntés aux œuvres de Lawrence sont des hommages ou
des révérences au peintre. D’autres références explicites à ce peintre seront
faites comme dans Fonds d’actualité I (2002) – où se tient d’ailleurs un âne -.
Pourtant, si de nombreux chevaux
sont présents dans l’œuvre peinte de Jacob Lawrence, il ne semble pas cependant
que celle-ci contienne de représentations d’âne, à l’exception peut-être d’une
tête coiffant celle d’une femme dans un dessin intitulé Carnaval (1967). La relation ici produite par Télémaque entre les
extraits choisis placés au premier plan et la figure de ce bodet qui nous fait
face, est proche en bien des points de celui établit par Watteau. En effet,
dans une de ses célèbres peintures, l’âne qui se trouve derrière un talus où se
dresse Pierrot (dit anciennement Le grand Gilles) est l’un des
personnages de cette composition qui nous fixe de son œil unique et impavide. La
question du regard, non pas celle malicieuse et entendue du personnage tout de
noir vêtu qui se tient au côté de l’âne, ni celle méditative, absente et
mélancolique de Pierrot, directe et
quasi objective adressée au regardeur, l’est ici par l’animal et donc, chez
Watteau comme chez Télémaque nous regardons une scène peinte autant que sommes
nous regardés.
Dans Âne et épaule..., Télémaque insiste, par des tracés en arcs de cercles
et par des tracées linéaires sur la
construction géométrique du corps de l’animal. Cette structure qui permet
notamment d’organiser une répartition cloisonnée des couleurs sert aussi de
prétexte au peintre pour introduire une illusion de profondeur ; dans la
zone supérieure gauche, un angle vert sombre posé contre l’arrête oblique qui
partage en deux la tête de l’âne produit, sur le fond jaune uni l’aspect d’un
panneau qui bascule vers l’arrière, ou d’un vantail qui s’ouvre. Aucune des
couleurs utilisée ne se veut réaliste (locale) et, du bleu clair au vert en
passant par le rouge ou le rose, l’âne apparaît comme un assemblage éclectique,
une ossature en patchwork tantôt pleine, tantôt creuse, combinant des
traitements en aplats, des recouvrements par brossages et des jus posés en
transparence. Dans Âne et dominos...,
la palette (vert céladon, bleu roi, noir et marron) restitue l’ambiance nocturne
de l’œuvre de Lawrence, et si l’enveloppe du dessin de l’âne est moins morcelée
que dans le tableau précédent, un rythme de bandes horizontales habillant le
corps évoque cette fois-ci un paysage ou un drapeau.
« Ce qui m’intéressait, dit
Télémaque dans un entretien de 2017, c’est la passivité du ventre de l’âne :
c’est une leçon de modestie extraordinaire. Le ventre de l’âne est apparemment
inerte et c’est une cible énigmatique pour l’esprit : que pense ce ventre
de la complexité du monde ? ». L’âne ne ferait donc pas que regarder,
il nous observe.
« Qui fait le
nègre ? » indique ailleurs une inscription dans Fonds d’actualité I (2002) où un autre âne qui figure en bas de la
composition est affublé d’un cercle rouge (une cible ?). S’il ne fait
aucun doute que l’âne est bien utilisé comme une métaphore- au même titre que
l’étaient la cane d’aveugle, le coffre-fort ou l’endive dans d’autres travaux
de Télémaque - qu’il peut toucher par son usage aux questions de la servitude
il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’être vivant il est, bien davantage
qu’un simple objet, un sujet, l’incarnation d’un regard qui « pense avec
son ventre » (avec ses tripes, pourrait-on dire), petit équidé dont
l’espèce la plus répandue est issue de la domestication de l'âne sauvage
d'Afrique à partir duquel de nombreuses races ont pu être sélectionnées. Comme
pour le récit du Volcan Toba, ce rappel discret mais insistant sur la question
de l’origine explique donc en partie sa présence au sein de Al l’en Guinée.
Ceci étant, et comme l’animal fut
par deux fois associé à des caricatures (Fonds
d’Actualité I, Et si c’était ainsi II
, 2003), soit sur le ton de la satire graphique, il ne
serait pas impossible que Télémaque, avec l’humour qui le caractérise, fasse
aussi allusion à l’une des plus célèbres impostures de la peinture qui, en 1910
au Salon des indépendants, défraya la chronique, puisque la toile intitulée Et le soleil s'endormit sur l’Adriatique, attribuée à un
certain Boronali, n’était en fait que le produit d’un canular, une partie de l’image
ayant été réalisée par l’intermédiaire de la queue d’un âne[1]. Au-delà de l’anecdote cette blague de potaches adressée
au public, aux artistes et aux institutions artistiques (« pour montrer aux niais, aux incapables et aux […] que l'œuvre d'un
âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs
œuvres. ») peut aussi nous rappeler qu’ici - par le truchement
de la fameuse expression ironique « bête comme un peintre » utilisée
par Duchamp -, malicieux et placide, l’âne
fait le peintre, à moins que ce ne soit l’inverse.
[1] - Il
s’agit de l'âne Lolo, dont le propriétaire était le patron du Lapin Agile à Montmartre.
Pour réaliser cette « performance »
il est précisé que l’on a attaché un pinceau un pinceau à la queue et
que chaque fois que l'on donnait à l'âne une carotte celui-ci remuait
frénétiquement la queue, appliquant ainsi de la peinture sur la toile.
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