samedi 29 décembre 2018

Solutions

Roland Chopard




A la fin de l’une de ces intenses et toujours passionnantes séances de travail en compagnie de Roland Chopard, dans les ateliers d’Æncrages & Co, à Baume-les dames, séance consacrée à la réalisation de matrices de linotypes pour les images qui accompagneront le texte d’une prochaine publication de poésie, et alors que nous faisions un rangement sommaire du matériel qui encombrait le grand plan de travail, Roland s’éclipsa un instant dans une pièce voisine et en revint avec une liasse de feuilles serrées dans une grossière chemise en papier: « Tiens, il faut que je te montre ça ! » dit-il, tandis que se répandait déjà sur la table une suite de pages aux couleurs vives. De ce dépliage improvisé en feu d’artifice durant lequel Roland indiquait au fur et à mesure ses processus, tout en soulevant les différentes questions qui se posaient à lui, je conserve le souvenir ému de découverte de ces images secrètement réalisées par un éditeur rare, qui est aussi auteur. Si je me souviens avoir pensé devant ces feuilles colorées « mince il peint en douce ! », me remémorant nos moments de travail côte à côte derrière la presse, son plaisir évident à faire, à expérimenter des procédés, à trouver des solutions techniques aux problèmes graphiques des uns ou des autres, l’apparition soudaine de ces images - et malgré sa discrétion sur la culture jalouse de ce jardin - était en fait une forme d’évidence, car on ne réalise pas et on ne publie pas par hasard des livres associant poésie et peinture pendant quarante ans sans un vif intérêt pour l’un et l’autre de ces deux modes d’expressions. 

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Les papiers peints, ou plutôt "trempés" de Roland Chopard, sont réalisés sur des supports de dimensions modestes, assez fins, légèrement jaunes découpés manuellement dans des feuilles plus grandes. Les bords n’en sont pas toujours réguliers et contiennent parfois des crans et des déchirures. On y reconnaît le geste rapide, pliant la feuille en instant avec le  plat du pouce, sans trop se soucier du parallélisme des bords, et celui net de la lame qui fend la fibre. Ces feuilles - il en a tout un stock posé sur une étagère derrière sa presse - ont été initialement préparées non pas pour peindre mais, dit-il avec un sourire malicieux, « pour nettoyer le bac d’encre à la fin des impressions… et c’est venu comme ça ! ». Sans qu’il l’ait d’abord décidé, « peut-être pour ne pas gâcher l’encre qui restait ? », depuis deux ou trois ans, il a commencé à tremper ses feuilles dans les jus colorés, puis à les faire sécher sur des cartons plus grands (deux par deux), et enfin - toujours pour ne pas jeter - à les accumuler sur une étagère de son atelier.

De façon générale la couleur ne couvre pas totalement la surface de feuille, d’abord parce qu’il y a la prise de la main et d’autre part parce que le réservoir dans lequel il prélève la couleur ne permet pas totalement d’y plonger la feuille. On peut aussi observer que le geste de prélèvement est rapide - je l’imagine un peu comme la trajectoire d’une mouette venant attraper des poissons remis à la mer au cul du chalut - ce qui induit que c’est davantage un jeu de contact entre la substance liquide et le plan de la feuille qui produit la trace, plutôt qu’une réelle immersion dans le bain : un effleurement suffisant pour que, par porosité, la fibre plutôt desserrée du papier absorbe l’encre.

La couleur déposée sur ces fines feuilles n’a pas toujours le même aspect, la nature du mélange liquide qui compose le bac où se font les images étant différente, selon les dosages des dissolvants utilisés lors du nettoyage des rouleaux et ce en fonction de la qualité ou du degré d’encrassage et d’opacité de l’encre. En somme, la fluidité plus ou moins visible sur les feuilles trempées ne dépend que du nettoyage de l’outil d’impression, de même que la gammes des couleurs est induite par celles des travaux qui viennent d’être  imprimés…

Très diluée l’encre n’est cependant pas toujours totalement homogène ce qui produit une infinité d’effets et de variations visuelles; tantôt certains pigments, particulièrement les couleurs de valeur foncée (noirs, violets, rouges), saturent le support allant parfois jusqu’à l’opacité, tantôt certains pigments s’irisent sous l’effet des essences, tantôt encore la mixtion  entre le pigment et les diluants ne s’opère pas totalement produisant lorsque la feuille est relevée des ruissellements et des dispersions internes. Les différents motifs qui animent ces surfaces colorées - ou disons teintées pour être plus juste encore - révèlent la multiplicité des gestes plus ou moins volontaires qui s’enchaînent lors de cette courte opération du prélèvement au dépôt de l’objet en passant par son transport (à quelques pas à peine de là où il a vu le jour).
Si ces feuilles « trempées/teintées » contiennent une grande part d’aléatoire en ce qui concerne le médium et ses différentes réactions chimiques, depuis qu’il s’adonne à cet exercice, Roland a, par observation de ces expérimentations et par tâtonnements successifs, fini par élaborer un protocole tacite de travail. L’entretien de sa machine et ce qu’elle recrache d’excédents, de résidus, l’a naturellement et progressivement conduit à peindre sans pinceaux.
Il peint avec et à partir de ce qui reste, composant avec le hasard, ou composant sur le hasard lorsque, par exemple certaines de ces feuilles déjà teintées sont ou seront remisent à l’ouvrage.
Dans l’atelier près du gros monstre noir éteint, les papiers teintés ont été déposés au sol. Par deux, par trois, voire plus, des ensembles naissent sous forme de frises ou de petits panneaux. Triés par couleurs et par simple juxtaposition, c’est alors un dialogue subtil qui se tisse entre ces pages, où tous les signes particuliers (coulures, taches, gouttes, bavures, marges de réserve, soit autant d’éléments volontaires et involontaires faisant la spécificité de ces images), se télescopent, ricochent, rebondissent et se répondent.
Si la première partie du processus de création de ces images pouvait relever d’un esprit propre au surréalisme de par la récupération d’un procédé trouvé par hasard et rendu objectif par répétition du dispositif (de Max Ernst à Jackson Pollock en passant par Henri Michaux), la seconde phase quant à elle qui va de la collection à l’assemblage en passant par le tri de couleurs ou de formes, relève davantage de la démarche d’un mouvement comme Support-Surface, à laquelle Roland Chopard est sensible à plus d’un titre ayant notamment édité un certains nombre de livres avec des œuvres de Claude Viallat, Jean Degottex ou de Georges Badin.
Considérant ces ensembles, que dans un texte il nomme Une solution, jouant sur la polysémie de ce terme, à la fois mixture chimique et voie d’expression, et que pour ma part je suis tenté d’intituler « Petite suite à Heidelberg », en référence à la platine typographique qu’il utilise aussi bien qu’en écho à l’œuvre de J.S. Bach (qui semble avoir une place si particulière dans l’imaginaire de Roland Chopard). Il y a en effet quelque chose d’une fugue qui se déplie dans ces assemblages. Des gammes rapprochées naissent des blocs tantôt massifs, tantôt ajourés, scandés de pages en pages par la nature des gestes qui les origine : ici une ligne entre couleur et réserve se dessine et ondule comme un horizon, là des coulures montrent leurs dents et scandent un tempo sauvage, ici encore la couleur fuse en des deltas infinis où l’essence, par petits filets, ravine les pigments et contamine de proche en proche toutes les surfaces; sur ceux-ci, une terre brune s’effondre et s’ouvre de façon quasi grotesque, des fumées grises bavent comme dans certaines peintures chinoises, dans un noir lourd trempent des poches de bruns ou de bleus, des plaques roses seraient des bouquets de fleurs minérales, de larges poches de bleu se dissolvent en coraux, cratères, ciels, vagues, lave, sable... ce que suggèrent ponctuellement ces coulées, ces ruissellements et ces nappes chromatiques sont aussi des plages denses, plus ou moins translucides, les lacunes qu’elles emprisonnent dessinent des formes en creux. Tout un monde qui palpite, un corps qui respire, un pouls qui bat.

En chimie, on le sait, le terme de solution désigne autant un mélange liquide homogène réalisé à partir d'une ou plusieurs substances solides, liquides ou gazeuses, que l’action même de dissoudre un corps, une substance dans un solvant. Ici, la matière avec laquelle on encre les caractères qui feront les mots des livres ou les lignes et les surfaces des image, une fois dissolue, est recueillie pour faire naître à nouveau, en un autre processus, un autre corps, moins strict, plus fluide; un corps ou plutôt différentes parties, les différents membres qui le constitueront. Défaire pour faire, décomposer pour recomposer, faire apparaître à partir de ce qui devrait disparaître… Voilà bien le dispositif auquel se livre Roland Chopard.
Ce travail qui fut d’abord vraisemblablement de l’ordre du réflexe, du sauvetage, en recyclant ou réactivant in extremis ce qui va être jeté, est une façon élégante et humble de donner corps. Et l’on peut se demander au fond si ce n’est pas là l’une des fonctions du langage dont la poésie ou la peinture ont toujours su s’arranger ?


 


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