mardi 28 janvier 2020

Pôvre Pierrot [2]

 

Pourquoi ce titre de Gilles, en effet, et pour quelles étranges raisons fut-il donné au tableau ? Plusieurs hypothèses courent à ce sujet : les uns penchent pour une filiation confuse, plus ou moins liée au folklore des Flandres, région native de Watteau : le personnage de Gille [sans « s »], introduit, pense-t-on, par l'acteur Gilles le Niais vers 1640 dans des théâtres de foire flamands, aurait été inspiré du personnage tout de blanc vêtu de la Commedia dell’arte, et s’en rapprochait par une interprétation du rôle de candide subissant les railleries de ses compagnons. Camille Mauclair dans son ouvrage Le secret de Watteau[1], nous rappelle aussi que la ville native du peintre, Valenciennes, était dédiée à Saint Gilles. Maurice Sand dans son ouvrage très documenté, Masques et bouffons - comédie italienne, 1860, donne une autre version : « Le nom de Giglio est mentionné pour la première fois en 1551 dans la troupe italienne dite des Intronati; mais ce personnage, qui jouait les rôles de valet et parfois d'amoureux, n'a que peu de rapport avec le Giglio que jouaient à Naples, en 1701, les acteurs Filipo et Fabienti. Le Gilles français au dix-huitième siècle procède naturellement de Pierrot. Sa figure enfarinée prend sous le pinceau de Watteau cette élégance de lignes, ce charme naïf et comique tout à la fois que nous connaissons tous. En 1702 Maillot, acteur forain, jouait, sous le nom de Gille, les mêmes rôles que ceux de Pierrot, mais ce n'était déjà plus la même simplicité ni le même bon sens dont Giraton avait caractérisé son personnage. »[2]. Ainsi il s’agirait d’une variante de Piero ou Pierrot dont le costume et les rôles proches de ces derniers (ou de celui de Pedrolino), pourrait expliquer une méprise courante.

gravure extraite du Théâtre italien, 1731
Edmond de Goncourt dans son catalogue raisonné des œuvres de Watteau rapportait : « Parmi les sujets de théâtre non gravés […] je citerai seulement le Gilles […]. L’histoire de ce tableau est curieuse. M. Hédouin raconte, dans sa Mosaïque[3] que cette toile appartenait à M. Meuniez, marchand de tableaux. Celui-ci la garda, exposée des années, sans pouvoir la vendre, en dépit de deux vers d’une chanson populaire, qu’il avait écrits à la craie sur le fond du tableau :

Que Pierrot seroit content
S’il avoit l’art de vous plaire.

Étonnamment, malgré le prénom dont le marchand avait affublé le personnage  principal du tableau, Edmond de Goncourt ne relève pas le passage de Pierrot à Gilles que lui attribueront pourtant collectionneurs et conservateurs. Dans les descriptions et analyses faites au 19ème siècle et au début du 20ème, il n’est pas rare que les deux identités apparaissent simultanément, créant d’ailleurs une certaine confusion entre personne et personnage, comme c’est par exemple le cas de cette description faite en 1902 par Gabriel Séailles :

« Le Louvre possède le fameux Gilles, tableau de haute virtuosité, dont l’harmonie savante des gris calmes et froids monte et s’exhale en un accord puissant. Dans le costume de satin dont la blancheur, mariée par ses reflets aux tons du paysage, se dore sous la lumière, s’adoucit dans l’ombre en gris argentins, debout, les bras ballants, Pierrot se détache sur le ciel bleu que réchauffe une brume ensoleillée, tandis que par le chemin creux, qui longe le tertre où se dresse la blanche image, avec un bruit de fanfare, dévale la troupe bigarrée, le minois rose et hardi de Colombine et la tête grise du baudet à l’œil doux qui tiré par quelque Scapin à la veste éclatante, ploie sous le poids du noir du Docteur. Pierrot, dont la face blême, suspendue entre les grimaces du rire et les larmes, dit la mélancolie du plaisir, la fête et ses lendemains. » [4] 

La permutation fréquente des prénoms (ou des personnages) présente dans les récits et les textes critiques - et le fait que cela ne semble pas embarrasser outre mesure les auteurs - a sans doute un rapport avec ce que Paul Mantz relevait en 1842 : « Le caractère iconique de la peinture n’est pas douteux, nous sommes bien en présence d’un portrait. Quel est donc le bouffon qui, au temps de Watteau, a, dans les théâtres forains ou à la comédie italienne, porté avec honneur la souquenille immaculée de Gilles ou de Pierrot ? »[5], suggérant par là qu’il s’agissait probablement d’un portrait d’acteur dans son costume de scène. De là, il en déduisait que ce n’était sans doute qu’entre 1717 et 1721 que Watteau aurait pu le réaliser - dates correspondant au retour officiel de la troupe italienne à L’Hôtel de Bourgogne (Paris) et celle du décès du peintre. Virgile Josz à la suite de Paul Mantz s’interrogeait : « Est-ce Pierre-François Biancolelli, le fils du grand Dominique ? Est-ce un Pierrot du théâtre de la foire, un Pierrot de l’Opéra-Comique, Billard, Hamoche, Maillot, Belloni ? Est-ce ce pauvre Bréon qui devait mourir, en 1702, de la mort de Watteau ? »[6]. Vaine entreprise, on s’en doute, car en l’absence de représentations graphiques de chacun de ces acteurs de la scène parisienne, il n’est guère possible de discerner dans la liste de noms qu’ils avaient établie, la personne susceptible d’avoir servi de modèle, ou tout au moins d’avoir inspiré le peintre de ce portrait. La plupart des textes consacrés à Watteau y reviennent cependant alors même que rien n’assure que ce soit effectivement un acteur qui est représenté.
Mais Paul Mantz observait encore : « […] quant au personnel que Watteau a mis en scène, nous savons aujourd’hui qu’il ne faut pas y voir toujours des comédiens et des comédiennes authentiques. Le peintre a beaucoup usé du travesti ». Citant le témoignage de Caylus, il indique en effet que le peintre avait à sa disposition « des habits galants et quelques-uns des comiques » dont il revêtait les personnes qui acceptaient de poser pour lui et que sa préférence allait surtout à celles de son entourage. Autrement dit, si c’est évidemment d’un portrait qu’il s’agit, celui-ci pourrait avoir été celui d’un personnage, Pierrot, qu’aurait pu personnifier, le temps d’une pose, n’importe qui, y compris quelqu’un sans rapport avec le monde du théâtre. En ce sens Pierrot serait un portrait idéal et non la représentation trait pour trait d’un acteur.

Anon., Portrait de L’abbé Carreau
C’est sans doute sur la foi des propos de Caylus que Pierre Hédouin, dès 1856, avait pour sa part proposé une autre origine au portrait : « Lié d’amitié avec le curé de Nogent, excellent homme dont la figure agréable, naïve et joviale, avait un certain type de niaiserie tout-à-fait comique, Watteau s’était plu à reproduire ses traits dans plusieurs de ses tableaux, en lui donnant le costume de Gilles. Lorsque le bon curé vint lui administrer les derniers sacrements, notre pauvre peintre regarda comme un devoir de s’accuser de cette innocente malice. »[7]. Mais cette hypothèse fantasque est loin de faire l’unanimité. Les auteurs du Tombeau de Watteau[8] écrivent par exemple : « Cette anecdote du curé de Nogent, travesti en Pierrot par le peintre qui était bientôt devenu son ami, a été partout répétée. Quelques biographes, prétendant excuser Watteau, ajoutent qu’il s’en confessa et obtint, avant de mourir, l’absolution de cette espièglerie. Était-il donc besoin de sacrement pour cela ? », et Virgile Josz d’ironiser : « Ah ! Le curé de Nogent, en a-t-on assez fait un extraordinaire et vague décalque du curé de Meudon, une sorte de bon vivant que Watteau costume en Gilles, et qui joue ici le sot personnage de la comédie à la mode… Outre que Watteau ne peint plus guère de Gilles, ce curé a une autre allure. C’est un assez grave abbé, doyen de Chelles, fort riche, propriétaire de combien de maisons dans la grande rue, de combien d’arpents de vignes et terres labourables, docte prêtre dont la bibliothèque considérable ira aux pères jésuites, tandis que seules, ses « vieilles chemises » iront à ses cousins. Ce curé là se serait, je crois, peu prêté à endosser la souquenille blanche du benêt italien… »[9]. Ceci étant il semble que Josz se soit intéressé à la mauvaise personne. Edmond Pillon, en 1912 écrit : « le bon et intelligent abbé Haranger […] chanoine de sa paroisse, au dire d’Antoine de la Roque, « aime les bons tableaux ; il en a des meilleurs maîtres dans son cabinet ». C'est l’abbé Haranger qui obtint  pour Watteau […] sa maison de Nogent, l'asile de paix, de verdure et de quiétude. Or, comme le signale Paul Mantz dans son introduction au catalogue des Cent dessins de Watteau gravés par Boucher « On sait que les deux volumes qui composent ce recueil ont été publiés par Jean de Julienne un peu après la mort du maître survenue le 18 juillet 1721. Julienne était l'ami fidèle et persistant. Il avait lui-même chez lui une ample collection de dessins du peintre […] il y trouva les principaux éléments de son recueil, mais, ainsi qu'il l'a dit dans son avant-propos, il emprunta un bon nombre de croquis aux curieux qui communiaient avec lui dans le culte de Watteau et qui n'étaient pas moins dévoués à sa mémoire. La récolte était alors facile, car les crayons de Watteau, ceux qu'il avait lui-même partagés de ses mains mourantes entre Crozat, l'abbé Haranger, Hénin et Gersaint, n'étaient pas encore dispersés… »[10]. Jeannine Baticle dans un article de 1985 revient sur ces informations et précise en effet : « On parle souvent de l’abbé Carreau, curé de Nogent, qui assista Watteau lors de ses derniers moments et dont l’unique préoccupation, si on en juge par ses nombreux testaments, consistait à soulager la misère de ses concitoyens, mais jusqu’à présent on a peu cherché à connaître la personnalité de l’abbé Haranger. Le nom de ce chanoine apparaît cinq fois dans des sources publiées entre 1692 et 1744, date à laquelle Gersaint fait paraître sa célèbre vie du peintre. »[11].

Portrait supposé de L’abbé Haranger  (dessin de Watteau)   
L’abbé Haranger ; détail d’une gravure de François Boucher d’après le dessin de Watteau
Pierrot (détail), attribué à Watteau
Pourtant, comparant la physionomie de l’abbé Haranger, gravée par Boucher d’après un dessin de Watteau, à celle du Pierrot du Louvre, on observera que la ressemblance supposée n’est pas frappante.


[1] -  Camille Mauclair, Le secret de Watteau, Albin Michel, 1942, p. 16
[2] - Maurice Sand, Masques et bouffons : La comédie italienne, Tome 1, Michel Lévy Frères, 1860, p. 276
[3] - Pierre Hédouin, Mosaïque (peintres - musiciens - littérateurs - artistes dramatiques, à partir du 15ème siècle jusqu'à nos jours), 1856
[4] - Gabriel Séailles, Antoine Watteau, Collection les Grands Artistes, Henri Laurens Éditeur, Paris, 1903, p. 79
[5] - Paul Mantz, Antoine Watteau, La librairie Illustrée, 1892
[6] - Virgile Josz, Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[7] -  Pierre Hédouin, Mosaïque (Peintres - musiciens - littérateurs - artistes dramatiques, à partir du 15ème siècle jusqu'à nos jours), 1856
[8] - Le tombeau de Watteau, Ouvrage Collectif publié à l’occasion de la création du monument dédié au peintre, à Nogent-sur-Marne, 1865, p. 18
[9] -  Virgile Josz, Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[10]  -  Edmond de Goncourt, Cent dessins de Watteau gravés par Boucher, introduction de Paul Mantz, Librairie illustrée (Paris), 1892
[11] - Jeannine Baticle, Revue de l'Art, 1985, p. 55-68

lundi 27 janvier 2020

Pôvre Pierrot [1]

Antoine Watteau



 




Belle n’écoutez rien, Arlequin est un traitre,
Il est fourbe, étourdi, fanfaron et gourmand.
En changeant son ajustement,
On en feroit un petit maître.[1]

Il s’agit d’abord du regard fixe et impavide, là, juste derrière la jambe droite de ce personnage tout de blanc vêtu, dressé au premier plan d’un autre groupe de personnages. Il s’agit de l’œil rond d’un âne que l’on dit monté par un homme au costume sombre et au regard malicieux. De l’autre côté des jambes du pantalon blanc, se trouvent trois autres personnes, deux hommes encadrant une femme, dont on ne voit que les bustes, les bas des corps étant masqués par l’avant plan où se tient planté, droit comme un I, l’homme en blanc. Celui-ci se tient de face, épaules légèrement tombantes, bras relâchés, mains posées sur le devant de sa veste ; l’ovale de son visage avec quelque chose d’enfantin est coiffé d’un chapeau clair à larges bords, porté en arrière, posé sur un serre-tête blanc. Ses cheveux bruns tirés en arrière, bouclant dans la nuque, laissent un front dégagé et lisse qui met en évidence de grands sourcils bien dessinés ; son appendice nasal est large, assez proéminent et légèrement retroussé, la bouche est petite et plutôt charnue et le menton s’efface dans le repli d’un cou trapu. Bien que regardant face à lui, il ne semble pas être particulièrement attentif ni concentré sur ce qu’il voit, mais plutôt absorbé dans ses pensées et même indifférent à ce qui se passe dans son dos : des rires, des vindictes adressées à un âne qui braie.

Plusieurs descriptions de ce tableau insistent à la fois sur l’expression du personnage, le jeu des lumières mettant en évidence la blancheur radiante de son costume et le dispositif scénique adopté par le peintre, citons ici, par exemple, celle  faite par Virgile Josz en 1904 :

« Jeune, la bouche fraîche, avec ces pensées mélancoliques qui, entre son œil noir et ses hauts sourcils, gisent sous ses paupières lourdes, avec les bras pendants, ses mains potelées sur l’étoffe de sa veste, ses souliers à rubans roses, il se dresse admirable, opalin et blanc, chaud encore dans son surprenant éclairage rembranesque, irradiant une lumière dans laquelle vivent, s’agitent ses quatre camarades. […] Sur le cirque des nuages blancs du ciel il pose l’homme blanc qui est un des plus beaux morceaux qui soient en peinture, et, au-dessous de lui, dans le chemin creux, il met ces deux hommes et cette femme, le docteur sournois, à califourchon sur un âne à l’œil spirituel et bon. »[2].

Si l’adage prétend que « l’habit ne fait pas le moine », au théâtre, par contre, la particularité du costume permet d’identifier un rôle (voire un type). L’homme en blanc qui se dresse dans ce tableau en plus du chapeau qui évoque la forme d’une auréole, porte autour du cou une fraise plate à deux plis, une veste large et empesée, évasée vers le bas avec deux poches (fermées par des rabats) : elle est boutonnée avec application et les manches, serrées aux poignets mais renflées aux coudes, sont abondamment plissées; les jambes de son pantalon sont amples mais coupées courtes, laissant voir ses bas et des chaussures ici agrémentées de rubans roses. Ce sont là les attributs vestimentaires de l’un des fameux « valets comiques » de la Commedia dell’arte, connu, entre autres, sous le nom de Pierrot. Ceci étant, selon les époques, les interprètes et les lieux où se produisit ce personnage, l’apparence du costume ainsi que les noms qui le désignent ont connu des variantes ou des évolutions.

C’est pourtant sous le nom de Gilles que fut d’abord connu le personnage de ce tableau avant d’être rebaptisé Pierrot. Observons tout de même que ce changement tardif d’identité n’est pas forcément des plus appropriés, tout au moins si l’on s’en tient aux particularités du costume tel qu’il est par exemple décrit par Maurice Sand : « Pierrot, nous dit-il, a la figure blanchie un serre-tête de velours noir une veste et pantalon de calicot blanc à gros boutons de pareille étoffe et des souliers de peau blanche à boucles d'argent ». Passons sur la couleur des nœuds des chaussures qui pourraient constituer une variante, mais convenons que ni le serre-tête noir ni les gros boutons de la veste ne correspondent à ce que l’on voit dans la peinture du Louvre. Le costume de Pedrolino, par contre, y est décrit comme suit : « un serre-tête blanc et chapeau blanc, une veste et une culotte de toile blanche, des bas blancs et des souliers blancs à rubans blancs »[3]


A. Manceau (gravure) d’après Maurice Sand, Pedrolino (1673) et Pierrot (1846),
Masques et bouffons - Comédie italienne, 1860



Mais ce qui différencie surtout ces deux personnages concerne leurs traits de caractère ;  malgré des facettes multiples ils sont tout deux donnés comme étant « de nature candide voire crédule et badine » mais le Pedrolino italien agit comme un ressort dynamique des intrigues alors que le Pierrot français, que l’on retrouve plus tard dans l’Opéra comique ou chez Molière, serait davantage en retrait, un observateur plus passif des situations.



Pierrot, puisque c’est le titre retenu, est une peinture sur toile d’assez grandes dimensions (184 x 149 cm), attribuée à Jean-Antoine Watteau et dont on estime qu’elle a vraisemblablement été réalisée entre 1718-1720, soit plutôt vers la fin de sa courte vie, celui-ci, de santé fragile, étant en effet mort en 1721 à l’âge de 37 ans.

Tous les commentateurs de cette œuvre s’accordent  à dire qu’elle contient une large part de mystère, tant au sein de l’opus de Watteau que pour sa signification exacte. En effet, étrangement, et malgré la renommée qu’elle connaît depuis sa découverte, il semble difficile d’attester des circonstances exactes de sa réalisation; l’hypothèse la plus fréquemment avancée - c’est tout au moins celle qui est actuellement retenue et proposée par le Musée du Louvre - serait que le tableau fut l’enseigne d’un limonadier parisien, un certain Belloni, ancien acteur de la troupe italienne installée à Paris en 1716, ainsi que l’évoqueraient, dès 1743, plusieurs écrits :



« En 1704, il [Belloni] faisait partie de la troupe de Selles. L'année suivante, il était chez la veuve Maurice, où il créa, à la foire Saint-Germain de 1705, le rôle de Sancho, dans Sancho Pança, pièce en trois actes, de Bellavaine. Il fût ensuite attaché aux spectacles de Levesque de Bellegarde (1710), d'Octave (1712), de Saint-Edme (1714), de Péclavé, prête-nom du chevalier Pellegrin (1718). À la foire Saint-Germain de 1719, il se trouvait dans la Grande troupe anglaise, allemande et écossaise, qui donnait des représentations sous la direction d'Alard. Dégoûté du théâtre, il se fit limonadier et avait pour enseigne son propre portrait habillé en Pierrot. Il fit mal ses affaires et mourut vers 1721. »[4]

et :

« Belloni applaudi de tout le public, voulut encore augmenter sa réputation, en se mettant au nombre des Limonadiers. Pour cet effet, ayant loué un privilège, il s'installa rue des Petits-Champs, vis-à-vis le petit passage du Cloître Saint-Honoré, dans une boutique, avec un plafond au-dessus de la porte, qui représentait des acteurs italiens, où sa figure ne fut pas oubliée, et pour devise, « Au Café Comique ». Ce titre, et le nom de Belloni donnèrent une grande vogue à cette boutique; mais un bout de chandelle détruisit en un moment toute sa gloire. Un matin que l'assemblée était nombreuse, un particulier aperçut dans la tasse où l'on venait de lui verser du café, quelque chose, qu'il examina avec soin, et qu'il reconnut être un bout de chandelle. J'abrège la suite de cette scène, qui fut très mortifiante pour l'acteur limonadier. Chacun lui peignit son dégoût, et tous unanimement lui promirent de ne jamais remettre le pied dans son café. On lui tint parole; et dès ce même jour, sa boutique fut aussi déserte qu'elle avait été fréquentée. D'un autre côté, la communauté des Limonadiers l'obligea de supprimer son tableau; de sorte que Belloni, las de faire beaucoup de dépenses, sans aucune recette, quitta cette boutique pour en prendre une autre rue Aubry-le-Boucher, au coin de celle de Quincampoix, où il mit pour enseigne son portrait habillé en Pierrot. Ce café resta aussi abandonné que le précédent, et ne servit que de bureau d'adresse aux particuliers qui négociaient alors dans la rue Quincampoix, les actions de la Compagnie des Indes (je parle de l'année 1720.) La suivante, Belloni accablé d'infirmités, et qui avait quitté le Théâtre à la fin de 1718  mourut dans sa maison, et fut enterré à Saint-Josse sa Paroisse. »[5]



On suppose donc qu’il s’est s’agit d’une commande, peut-être motivée par les innombrables déclinaisons que fit Watteau de ses figures d’acteurs (parfois intégrées dans des scènes champêtres) et par l’intérêt qu’il portait au spectacle comique. Pourtant l’hypothèse de l’enseigne pour le café de l’acteur Belloni semble bien fragile et rien dans les deux témoignages cités ci-dessus ne nous assure que « le portrait [de Belloni] en costume de Pierrot » soit bien de la main de Watteau, ni même qu’il y ait un quelconque rapport avec la peinture qui se trouve au Louvre. Par ailleurs, des éléments comme la taille, le format, le support, ne paraissent pas correspondent aux caractéristiques ou aux normes courantes d’une enseigne de magasin du 18ème siècle. Enfin, une enseigne est un panneau souvent synthétique par sa forme et véhiculant un message simple et compréhensible de tous, ce qui, au regard des multiples interprétations qui se firent du Pierrot est loin d’être le cas : cette toile raconte plus qu’elle ne fait signe et, si elle se présente comme une synthèse des nombreux éléments déjà peints par Watteau, elle semble aussi ouvrir une autre voie dans l’œuvre du peintre. L’hypothèse d’un panneau signalétique - même si elle reste possible - n’a sans doute été retenue comme plausible que parce que Watteau en avait  justement réalisé un, L’enseigne de Gersaint (1720), représentant la boutique de son ami et célèbre marchand d’objets d’art de l’île Saint-Louis, à Paris.



Pierrot (anciennement Gilles), dont personne n’avait apparemment connaissance avant 1804, année où cette peinture fut achetée par Dominique Vivant-Denon, Place du Carrousel à Paris, figura donc dans la collection de ce dernier avant de devenir, en 1826, propriété de Louis La Caze qui finit par la léguer au Louvre en 1869[6]. La découverte de l’œuvre, nous y reviendrons, a été rapportée en 1875 par Edmond de Goncourt dans son Catalogue raisonné des œuvres de Watteau. Cette résurrection inattendue d’une œuvre, qui fit la fierté de ses différents propriétaires, conserve néanmoins silencieusement les raisons de sa longue éclipse.

Sans pouvoir répondre tout de suite sur les raisons de sa réalisation on peut tout de même s’étonner : où était-elle passée pendant presque un siècle? Accrochée dans un salon, insérée dans un décor, ou roulée dans un grenier? Par quelles mains est-elle passée? Qui a pris soin d’elle pour qu’elle ne disparaisse à jamais? Qui s’en est finalement séparé et l’a cédée à un marchand de tableaux parisien qui ne fut même pas capable d’en voir l’intérêt au point de la fourguer pour une somme modique? Qu’est ce qui a décidé Vivant-Denon, malgré les remarques désobligeantes de Jean-Louis David (« mauvaise compagnie pour les cabinets où règne la gravité du style » rapporte Philippe Sollers dans un de ses romans[7]), d’en faire l’acquisition? Convenons que l’histoire connue et méconnue de l’œuvre est une magnifique trame romanesque, ce qui ne manquera pas d’en inspirer plus d’un, mais passons sur ce laps temporel, pour  lequel aucune information n’existe, et interrogeons nous sur les quelques points étranges qui affleurent.

Sans intention de hiérarchie, le premier concerne le titre initial de Gilles que porta ce tableau, prénom d’une seule personne (alors que le tableau en comporte plusieurs) et qu’aucun conservateur ignore qu’il n’y a pas d’autre tableau connu de Watteau figurant des comédiens utilisant ce dit prénom? Un autre touche au caractère exceptionnel des dimensions du tableau dans l’opus de Watteau et les effets directs qu’elles induisent dans un traitement pictural assez inédit, sinon différent. Un troisième, mais c’est sans doute le plus simple à comprendre, repose sur les éléments iconiques qui ont vraisemblablement convaincu le directeur des Musées de l’Empire de distinguer cette toile apparemment malmenée[8] sur un bord de trottoir ou dans une devanture, et de l’attribuer à Watteau.

[...] 






[1]  - Texte inscrit sous une gravure de Cochin, d’après un tableau attribué à Watteau, Belle n’écoutez rien…
[2]  - Virgile Josz, Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[3] - Maurice Sand, Masques et bouffons - comédie italienne, 1860
[4] - Émile Campardon, Les spectacles de la foire : théâtres, acteurs, sauteurs et danseurs de corde, monstres, géants, nains, animaux curieux ou savants, marionnettes, automates, figures de cire et jeux mécaniques des foires Saint-Germain et Saint-Laurent, des boulevards et du Palais-Royal, depuis 1595 jusqu'à 1791. Tome I, p. 122, Paris, 1877
[5] - Parfaict (frères), Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la foire, 1743, Tome 1, p. 33-38
[6] - « M. Denon, directeur des Musées sous l’Empire, l’acheta 150fr. À sa vente (en 1826),  Mr Brunet, son neveu, le payait 600 fr, et consentit à le céder à M. de Cypierre pour 1200 fr, des mains duquel il passait aux mains M. La Caze pour un prix très élevé. », rapportent les auteurs du Tombeau de Watteau avant d’ajouter : « C’est, paraît-il le tableau favori de cet amateur distingué, dont la galerie est aujourd’hui illustre. Il raffole de son grand Gilles. Il voit, dit Mr Horsin d’Eon, cette figure s’animer, et telle que la statue du Commandeur, parcourir son salon, puis reprendre sa place au milieu des gais compagnons qui l’entourent. ». On sait enfin que l’œuvre entra au Louvre avec d’autres pièces de la collection La Caze. »  
[7] - Philippe Sollers, La fête à Venise, 1991, Folio, Gallimard,  p. 172
[8] - Virgile Josz, Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904: « se figure-t-on ce chef-d’œuvre, non dans sa fleur, mais seulement avant l’ignominie de l’étalage du brocanteur, avant la pluie, la boue, le soleil, avant toutes les meurtrières misères de la rue, alors qu’il s’offre dérisoirement aux curieux qui la dédaignent, et que le drôle qui le vend, désespérant de s’en débarrasser, crayonne sur la peinture même l’ironie d’un refrain de chanson […] »