mardi 28 janvier 2020

Pôvre Pierrot [2]

 

Pourquoi ce titre de Gilles, en effet, et pour quelles étranges raisons fut-il donné au tableau ? Plusieurs hypothèses courent à ce sujet : les uns penchent pour une filiation confuse, plus ou moins liée au folklore des Flandres, région native de Watteau : le personnage de Gille [sans « s »], introduit, pense-t-on, par l'acteur Gilles le Niais vers 1640 dans des théâtres de foire flamands, aurait été inspiré du personnage tout de blanc vêtu de la Commedia dell’arte, et s’en rapprochait par une interprétation du rôle de candide subissant les railleries de ses compagnons. Camille Mauclair dans son ouvrage Le secret de Watteau[1], nous rappelle aussi que la ville native du peintre, Valenciennes, était dédiée à Saint Gilles. Maurice Sand dans son ouvrage très documenté, Masques et bouffons - comédie italienne, 1860, donne une autre version : « Le nom de Giglio est mentionné pour la première fois en 1551 dans la troupe italienne dite des Intronati; mais ce personnage, qui jouait les rôles de valet et parfois d'amoureux, n'a que peu de rapport avec le Giglio que jouaient à Naples, en 1701, les acteurs Filipo et Fabienti. Le Gilles français au dix-huitième siècle procède naturellement de Pierrot. Sa figure enfarinée prend sous le pinceau de Watteau cette élégance de lignes, ce charme naïf et comique tout à la fois que nous connaissons tous. En 1702 Maillot, acteur forain, jouait, sous le nom de Gille, les mêmes rôles que ceux de Pierrot, mais ce n'était déjà plus la même simplicité ni le même bon sens dont Giraton avait caractérisé son personnage. »[2]. Ainsi il s’agirait d’une variante de Piero ou Pierrot dont le costume et les rôles proches de ces derniers (ou de celui de Pedrolino), pourrait expliquer une méprise courante.

gravure extraite du Théâtre italien, 1731
Edmond de Goncourt dans son catalogue raisonné des œuvres de Watteau rapportait : « Parmi les sujets de théâtre non gravés […] je citerai seulement le Gilles […]. L’histoire de ce tableau est curieuse. M. Hédouin raconte, dans sa Mosaïque[3] que cette toile appartenait à M. Meuniez, marchand de tableaux. Celui-ci la garda, exposée des années, sans pouvoir la vendre, en dépit de deux vers d’une chanson populaire, qu’il avait écrits à la craie sur le fond du tableau :

Que Pierrot seroit content
S’il avoit l’art de vous plaire.

Étonnamment, malgré le prénom dont le marchand avait affublé le personnage  principal du tableau, Edmond de Goncourt ne relève pas le passage de Pierrot à Gilles que lui attribueront pourtant collectionneurs et conservateurs. Dans les descriptions et analyses faites au 19ème siècle et au début du 20ème, il n’est pas rare que les deux identités apparaissent simultanément, créant d’ailleurs une certaine confusion entre personne et personnage, comme c’est par exemple le cas de cette description faite en 1902 par Gabriel Séailles :

« Le Louvre possède le fameux Gilles, tableau de haute virtuosité, dont l’harmonie savante des gris calmes et froids monte et s’exhale en un accord puissant. Dans le costume de satin dont la blancheur, mariée par ses reflets aux tons du paysage, se dore sous la lumière, s’adoucit dans l’ombre en gris argentins, debout, les bras ballants, Pierrot se détache sur le ciel bleu que réchauffe une brume ensoleillée, tandis que par le chemin creux, qui longe le tertre où se dresse la blanche image, avec un bruit de fanfare, dévale la troupe bigarrée, le minois rose et hardi de Colombine et la tête grise du baudet à l’œil doux qui tiré par quelque Scapin à la veste éclatante, ploie sous le poids du noir du Docteur. Pierrot, dont la face blême, suspendue entre les grimaces du rire et les larmes, dit la mélancolie du plaisir, la fête et ses lendemains. » [4] 

La permutation fréquente des prénoms (ou des personnages) présente dans les récits et les textes critiques - et le fait que cela ne semble pas embarrasser outre mesure les auteurs - a sans doute un rapport avec ce que Paul Mantz relevait en 1842 : « Le caractère iconique de la peinture n’est pas douteux, nous sommes bien en présence d’un portrait. Quel est donc le bouffon qui, au temps de Watteau, a, dans les théâtres forains ou à la comédie italienne, porté avec honneur la souquenille immaculée de Gilles ou de Pierrot ? »[5], suggérant par là qu’il s’agissait probablement d’un portrait d’acteur dans son costume de scène. De là, il en déduisait que ce n’était sans doute qu’entre 1717 et 1721 que Watteau aurait pu le réaliser - dates correspondant au retour officiel de la troupe italienne à L’Hôtel de Bourgogne (Paris) et celle du décès du peintre. Virgile Josz à la suite de Paul Mantz s’interrogeait : « Est-ce Pierre-François Biancolelli, le fils du grand Dominique ? Est-ce un Pierrot du théâtre de la foire, un Pierrot de l’Opéra-Comique, Billard, Hamoche, Maillot, Belloni ? Est-ce ce pauvre Bréon qui devait mourir, en 1702, de la mort de Watteau ? »[6]. Vaine entreprise, on s’en doute, car en l’absence de représentations graphiques de chacun de ces acteurs de la scène parisienne, il n’est guère possible de discerner dans la liste de noms qu’ils avaient établie, la personne susceptible d’avoir servi de modèle, ou tout au moins d’avoir inspiré le peintre de ce portrait. La plupart des textes consacrés à Watteau y reviennent cependant alors même que rien n’assure que ce soit effectivement un acteur qui est représenté.
Mais Paul Mantz observait encore : « […] quant au personnel que Watteau a mis en scène, nous savons aujourd’hui qu’il ne faut pas y voir toujours des comédiens et des comédiennes authentiques. Le peintre a beaucoup usé du travesti ». Citant le témoignage de Caylus, il indique en effet que le peintre avait à sa disposition « des habits galants et quelques-uns des comiques » dont il revêtait les personnes qui acceptaient de poser pour lui et que sa préférence allait surtout à celles de son entourage. Autrement dit, si c’est évidemment d’un portrait qu’il s’agit, celui-ci pourrait avoir été celui d’un personnage, Pierrot, qu’aurait pu personnifier, le temps d’une pose, n’importe qui, y compris quelqu’un sans rapport avec le monde du théâtre. En ce sens Pierrot serait un portrait idéal et non la représentation trait pour trait d’un acteur.

Anon., Portrait de L’abbé Carreau
C’est sans doute sur la foi des propos de Caylus que Pierre Hédouin, dès 1856, avait pour sa part proposé une autre origine au portrait : « Lié d’amitié avec le curé de Nogent, excellent homme dont la figure agréable, naïve et joviale, avait un certain type de niaiserie tout-à-fait comique, Watteau s’était plu à reproduire ses traits dans plusieurs de ses tableaux, en lui donnant le costume de Gilles. Lorsque le bon curé vint lui administrer les derniers sacrements, notre pauvre peintre regarda comme un devoir de s’accuser de cette innocente malice. »[7]. Mais cette hypothèse fantasque est loin de faire l’unanimité. Les auteurs du Tombeau de Watteau[8] écrivent par exemple : « Cette anecdote du curé de Nogent, travesti en Pierrot par le peintre qui était bientôt devenu son ami, a été partout répétée. Quelques biographes, prétendant excuser Watteau, ajoutent qu’il s’en confessa et obtint, avant de mourir, l’absolution de cette espièglerie. Était-il donc besoin de sacrement pour cela ? », et Virgile Josz d’ironiser : « Ah ! Le curé de Nogent, en a-t-on assez fait un extraordinaire et vague décalque du curé de Meudon, une sorte de bon vivant que Watteau costume en Gilles, et qui joue ici le sot personnage de la comédie à la mode… Outre que Watteau ne peint plus guère de Gilles, ce curé a une autre allure. C’est un assez grave abbé, doyen de Chelles, fort riche, propriétaire de combien de maisons dans la grande rue, de combien d’arpents de vignes et terres labourables, docte prêtre dont la bibliothèque considérable ira aux pères jésuites, tandis que seules, ses « vieilles chemises » iront à ses cousins. Ce curé là se serait, je crois, peu prêté à endosser la souquenille blanche du benêt italien… »[9]. Ceci étant il semble que Josz se soit intéressé à la mauvaise personne. Edmond Pillon, en 1912 écrit : « le bon et intelligent abbé Haranger […] chanoine de sa paroisse, au dire d’Antoine de la Roque, « aime les bons tableaux ; il en a des meilleurs maîtres dans son cabinet ». C'est l’abbé Haranger qui obtint  pour Watteau […] sa maison de Nogent, l'asile de paix, de verdure et de quiétude. Or, comme le signale Paul Mantz dans son introduction au catalogue des Cent dessins de Watteau gravés par Boucher « On sait que les deux volumes qui composent ce recueil ont été publiés par Jean de Julienne un peu après la mort du maître survenue le 18 juillet 1721. Julienne était l'ami fidèle et persistant. Il avait lui-même chez lui une ample collection de dessins du peintre […] il y trouva les principaux éléments de son recueil, mais, ainsi qu'il l'a dit dans son avant-propos, il emprunta un bon nombre de croquis aux curieux qui communiaient avec lui dans le culte de Watteau et qui n'étaient pas moins dévoués à sa mémoire. La récolte était alors facile, car les crayons de Watteau, ceux qu'il avait lui-même partagés de ses mains mourantes entre Crozat, l'abbé Haranger, Hénin et Gersaint, n'étaient pas encore dispersés… »[10]. Jeannine Baticle dans un article de 1985 revient sur ces informations et précise en effet : « On parle souvent de l’abbé Carreau, curé de Nogent, qui assista Watteau lors de ses derniers moments et dont l’unique préoccupation, si on en juge par ses nombreux testaments, consistait à soulager la misère de ses concitoyens, mais jusqu’à présent on a peu cherché à connaître la personnalité de l’abbé Haranger. Le nom de ce chanoine apparaît cinq fois dans des sources publiées entre 1692 et 1744, date à laquelle Gersaint fait paraître sa célèbre vie du peintre. »[11].

Portrait supposé de L’abbé Haranger  (dessin de Watteau)   
L’abbé Haranger ; détail d’une gravure de François Boucher d’après le dessin de Watteau
Pierrot (détail), attribué à Watteau
Pourtant, comparant la physionomie de l’abbé Haranger, gravée par Boucher d’après un dessin de Watteau, à celle du Pierrot du Louvre, on observera que la ressemblance supposée n’est pas frappante.


[1] -  Camille Mauclair, Le secret de Watteau, Albin Michel, 1942, p. 16
[2] - Maurice Sand, Masques et bouffons : La comédie italienne, Tome 1, Michel Lévy Frères, 1860, p. 276
[3] - Pierre Hédouin, Mosaïque (peintres - musiciens - littérateurs - artistes dramatiques, à partir du 15ème siècle jusqu'à nos jours), 1856
[4] - Gabriel Séailles, Antoine Watteau, Collection les Grands Artistes, Henri Laurens Éditeur, Paris, 1903, p. 79
[5] - Paul Mantz, Antoine Watteau, La librairie Illustrée, 1892
[6] - Virgile Josz, Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[7] -  Pierre Hédouin, Mosaïque (Peintres - musiciens - littérateurs - artistes dramatiques, à partir du 15ème siècle jusqu'à nos jours), 1856
[8] - Le tombeau de Watteau, Ouvrage Collectif publié à l’occasion de la création du monument dédié au peintre, à Nogent-sur-Marne, 1865, p. 18
[9] -  Virgile Josz, Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[10]  -  Edmond de Goncourt, Cent dessins de Watteau gravés par Boucher, introduction de Paul Mantz, Librairie illustrée (Paris), 1892
[11] - Jeannine Baticle, Revue de l'Art, 1985, p. 55-68

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