« On dit que Watteau n'a jamais peint d'autre figure entière,
de grandeur naturelle ; c'est dommage, car il les peint aussi bien que les
peignaient Rubens ou Véronèse. » écrivait Edmond de Goncourt et William Bürger
de remarquer :
« L'ampleur et la solidité de l'exécution surprennent
aussi, dans cette peinture hors des proportions habituelles au maître. Presque
tous les peintres de figurines se sont perdus quand ils ont voulu risquer les
figures de grandeur […]. Il y a je ne sais quelles limites entre les
différences des proportions, et qu'il est très difficile de franchir du côté où
les images grandissent. […] C'est le signe qu'on est très-artiste quand on peut
faire également bien toutes les proportions. Chardin aussi a ce mérite-là,
comme Watteau. »[1]
Quant à Paul Mantz, s’il observe
le même fait il ne partage pas totalement l’enthousiasme de ses prédécesseurs :
« Le Gilles
est une des peintures les plus sérieuses de Watteau.
Ce n'est pas la plus lyrique ; le charme entraînant du coup d'aile y est
remplacé par la volonté de bien faire, par le raisonnement assidu d'un maître
qui n'est pas habitué à peindre des figures de grandeur naturelle et qui
s'applique. Watteau y dissimule les
virtuosités de sa touche et la vibration cinglante des coups de fouet qui
donnaient tant d'esprit à ses petits tableaux. Les colorations sont néanmoins
heureuses et même surprenantes, car le ton des chairs, les blancs de l'habit
feront toujours la joie des raffinés. Mais pour le libre travail du pinceau,
l'artiste ne retrouve sa verve habituelle que dans les figures épisodiques, «
dans le groupe chantant d'histrions en voyage » qui gravissent le coteau pour
venir rejoindre leur camarade, et aussi dans le paysage abrégé et improvisé qui
constitue le décor. On peut voir dans cette peinture, justement célèbre, le
dernier mot de Watteau quand il se
surveille. »[2]
Outre ce constat d’une touche
plus retenue que d’habitude et dont on ne retrouve pas vraiment l’équivalent
dans les autres travaux, on ne peut que s’interroger sur l’énergie et
l’investissement qu’exigea sans doute cette entreprise isolée : peindre un
portrait à ces dimensions, c’était nécessairement adapter sa facture aux
changements d’échelles, ce qui induit aussi la nécessité de plus de détails ou
de précisions pour une figure de premier plan. Non pas qu’il n’en eût pas les
qualités nécessaires ni les moyens de le faire - si l’on en juge par ses
dessins - mais que sa question ne se trouvait pas dans la ressemblance trait
pour trait d’une personne mais, davantage dans le jeu des placements des
figures qu’il prélevait pour les mettre en scène, dans l’agencement d’un espace
donné ouvrant ou fermant des perspectives, jouant et rejouant par les
combinaisons de poses piochées dans ses portes-feuilles, l’équivalent de brefs
instants vus à la dérobée dans des jardins, ou de moments rêvés, d’apparitions
réelles mêlées de récits obsédants, de séductions, de regards entendus, de
frôlements ou d’élans. Autrement dit, peindre pour voir se jouer l’histoire
humaine toujours recommencée de la naissance du désir, ce que le théâtre entre
autres choses restitue aussi quand, du réel dont il s’inspire, il augmente la
lisibilité par la fiction.
Dans le Pierrot du Louvre le parti pris spatial très serré, tel qu'il nous est
donné à voir aujourd’hui - le tableau ayant été recadré - ne restitue pas non
plus vraiment l’esprit des autres toiles de Watteau, la disposition des figures
faisant davantage penser à celles de la parade de La troupe Comique et de Les
comédiens italiens, deux toiles attribuées à Pater.
Ce qui
a sans doute autorisé l’attribution originelle malgré sa dimension exceptionnelle (voire
unique dans son œuvre), malgré une facture plus précise et plus nette (mais
peut-être liée au changement d’échelle ?), c’est que Watteau, dès
1708 et tout au cours de sa production, a maintes fois figuré des personnages
de la Comédie italienne, et tout particulièrement celle de Pierrot. Figure
récurrente, voire insistante, elle semble avoir pris de plus en plus
d’importance aux yeux de l’artiste, passant de l’arrière au premier plan de ses
compositions.
En 1712 Pierrot Content, assis de
face au milieu d’autres personnages, s’en distingue par la luminosité de son
costume, tout comme dans La partie carrée
(1713), même s’il n’y apparaît que de dos, guitare en bandoulière, venant se
joindre à une assemblée déjà réunie sur un banc. Dans L’amour au Théâtre italien (1715-1717), toujours installé dans une position centrale, c’est l’ensemble des
comédiens de sa troupe qui l’écoute jouer de son instrument et très
certainement chanter. Un même rôle lui est confié dans La sérénade italienne (1718) où, entouré de quelques compères, il fait l’aubade à une
jeune femme assise à ces côtés. Dans les différentes versions de Les comédiens italiens (entre 1719 et
1720) il se présente encore de face dans cette même posture de garde-à-vous
qui, d’un point de vue formel et lorsqu’il est représenté debout, s’inscrit
dans un losange vertical - doit-on y voir le souvenir d’une mandorle ?-,
les bas collés au corps, les pieds joints, posture que l’on retrouve, quoique
moins raide, dans la toile du Louvre. Et quand Pierrot n’est pas aux premières
loges, on le croise encore dans l’ombre d’un bosquet aux côtés de couples qui
badinent ou qui se donnent en spectacle (L’amour
au théâtre français, L’aventurière,
L’enchanteur…).
Antoine Watteau (attribué à ), détails de Pour
garder l’honneur d’une belle,1708-1709, Les
plaisirs du bal, 1717, Les comédiens italiens I, 1719
|
Les physionomies successives de
Pierrot chez Watteau évoluent entre 1708 et 1719 ; d’un visage allongé et
assez maigre (Pour garder l’honneur d’une
belle), à une bouille ronde marquée
par un double menton (Les plaisirs du bal, Pierrot content), puis ovale (L’amour
au théâtre italien, Pierrot,
Arlequin, et Scapin, Les comédiens
italiens) ; le regard plus ou moins malicieux ou effacé à ses débuts
se veut de plus en plus appuyé, voire adressé au spectateur ; le nez
plutôt long et pointu s’affine et même s’arrondit, la bouche d’abord pincée
mais souriante est sans doute l’élément le plus changeant : petite et
dessinée elle peut devenir large et très lippue (Les comédiens italiens). Finalement, dans le tableau du Louvre le
visage de Pierrot qui ne correspond pas vraiment aux traits
habituels des premières peintures, ni des dernières, se rapproche en partie de
celui du Pierrot guitariste de L’amour au
théâtre italien.
Mais
l’évolution (ou tout au moins des variantes de représentation) touche aussi les
éléments vestimentaires ; la collerette (ou fraise), dite « plate à
deux plis » propre au costume de Pedrolino, devient une « fraise à
confusion » ; ou encore, la veste, plus ou moins empesée, munie ou
non de poches, nous révèle que, selon les tableaux (et peut-être les auteurs)
la boutonnière ne se ferme pas dans le même sens.
Si l’on
ajoutait à la comparaison de tous les éléments iconiques ici signalés - même si
parfois ils peuvent sembler anecdotiques - ceux d’analyses scientifiques plus
précises (pigments, sous-couches…), cela permettrait peut-être de lever enfin les
incertitudes et incohérences de certaines attributions dont le Pierrot du Louvre fait pourrait faire
partie.
*
Parti de l’œil rond de l’âne et
de sa possible signification dans le Pierrot
du Louvre - soit de ce que pourrait bien vouloir dire cette œillade visiblement
« adressée » au regardeur qu’Alain Viala nomme « l’œil classique
en action »[3] - de questions en
questions, de dérives en lectures diverses, nous en sommes venus à nous interroger
sur le fait de savoir si ce tableau est bien de la main de Watteau[4].L’âne
n’y est pas pour rien.
Contrairement à Jean-Baptiste
Pater qui a introduit par deux fois l’âne dans ses compositions en les
associant aux comédiens, Watteau n’a rien fait de tel. Certes, on trouve bien
quelques représentations d’ânes (ou de mulets ?) dans les œuvres de
Watteau, comme par exemple dans Les
fatigues de la guerre (1715). Sur l’une des copies gravées de cette
peinture qui s’efforce de rendre lisible les détails peints, on peut notamment
distinguer trois de ces équidés, dont un, sur la gauche, est entouré de trois
soldats, l’un des soldats tirant sur la longe, un autre l’agaçant avec une
trique pour le faire sortir d’une mare où il semble s’être enlisé, freinant ainsi la progression de la troupe.
Le point de vue de cette scène, depuis une éminence, use (comme dans le tableau
du Louvre), d’un premier plan sans toute fois dissimuler le bas de l’animal.
Il existe aussi un dessin qui représente
une scène champêtre avec un couple où un âne bâté patiente pendant que
s’échangent des baisers (Le meunier
galant, 1712-1714). On peut
supposer que l’âne qui nous fait face dans ce dessin est possiblement
indifférent à ce qui se trame à ses côtés quoique, comme tous les équidés, son
regard donne aussi de part et d’autre de son museau. Au fait, que savons nous
de ce que voit et comprend l’animal de ces faits et gestes ?
« Rien n’est plus faux que l’expression
qui caractérise un homme stupide d’âne. Cette mauvaise réputation vient de ce
que l’âne est un solitaire, qu’il ne flatte personne et ne se soucie absolument
pas du maintien de l’ordre du monde. […] Il peut porter des charges de blé et
de pierres. Offrir son dos à une jeune fille innocente, faire chuter un tyran
qui le maltraite et le condamne à une vie effroyable. […] », écrit
Jean-Philippe Rossignol dans un chapitre de son livre consacré au Pierrot du Louvre, avant
d’observer : « Watteau peint, de profil, la tête de l’âne, son
oreille et son œil. Il ne prend pas le corps entier, se méfiant du réalisme ou
de l’illustration. Peindre une oreille dressée et un œil fixe, c’est faire
confiance, si ahurissant que cela paraisse même au 18ème siècle, à
l’écoute et aux visions. »[5].
Confier à l’âne, au même titre
qu’aux hommes, la capacité d’une vision du monde, relève évidemment, comme dans
les Fables de La Fontaine, du choix d’une
forme allégorique. Jean-Christophe Bailly, dans Le parti pris des animaux, précise
autrement cette intention en insistant sur l’expérience singulière de la
confrontation au regard animal, « dont le premier effet est de nous mettre
sous les yeux à travers un regard qui n'est pas comme le nôtre, qui n'est pas
"humain" et ne le sera jamais, l'existence d'un autre regard et à
travers lui l'existence de l'altérité comme telle. », et d’ajouter
justement : « […] et je
pense cette fois à l'insistance si précisément rendue de l'œil de l'âne qui
nous regarde depuis l'arrière, au niveau du pantalon blanc du
"Gilles" de Watteau - lorsque donc nous tentons de saisir ce que les
yeux de l'animal qui nous regarde et que nous regardons nous disent de ce qui
en lui s'apparente à ce que nous appelons, nous, de notre côté, la pensée - ce
partage est toujours celui de l'altérité comme telle, celui d'un "de part
et d'autre" qui, parce qu'il est justement sans rémission, entrouvre
l'accès, non à l'autre et à son secret, mais à sa pleine reconnaissance. »[6]
Antoine Watteau, Le meunier galant |
Ce que voit l’âne dans le dessin
intitulé Le meunier galant (ou Le meunier qui lutine), est peut-être
aussi de même nature que ce que fixe l’œil de cet autre âne dans le Pierrot du Louvre, et que regarde aussi,
espiègle, l’homme en noir, et encore, abasourdi, l’homme en blanc. C’est
peut-être pour cette raison et cette vision d’une galante scène, que depuis le
chemin creux l’âne se refuse à avancer ; c’est sans doute aussi cette même
vision qui fige Pierrot, le pétrifie même, depuis ce terre-plein où il est
monté précédant la troupe comique.
Si chez Pater c’est dans le dos de Pierrot qu’un trio badine à l’abri d’un fourré, mais que, trop occupé à paraître et à saluer, il ne voit pas, dans le Pierrot du Louvre l’affaire semble entendue. Mais laquelle de Francisquine, Zerbinette ou Colombine aura, une fois encore, cédé aux avances d’Arlequin ? Et si c’est bien de cela qu’il s’agit, alors, ce que découvre Pierrot est ce qu’il vit et craint précisément en tenant son rôle dans la Commedia.
Quant à l’œil rond de l’âne rivé
sur ce spectacle que l’on ne voit pas mais dont on devine qu’il existe pour
ceux qui dans le tableau le regardent, il est ici l’équivalent de celui du
spectateur qui, aux pieds des planches dressées, assiste à la mascarade sans
cesse rejouée de l’histoire humaine.
*
[1] - William Bürger,
Exposition de tableaux de l’école
Française, Gazette des beaux-arts : courrier européen de l'art et de la
curiosité, 1860-07
[2] - Paul Mantz, Watteau, Gazette des beaux-arts :
courrier européen de l'art et de la curiosité, 1890-01
[3] - Alain Viala, Inventer
Watteau ? Littératures
classiques
n°82, 03.2013, pages 27 à 37
[4] - C’est absurde, j’en conviens, car, au fond, que
cette peinture soit ou non d’Antoine Watteau est sans importance, ou plutôt,
quel qu’en soit l’auteur cette peinture est non seulement d’une grande
intelligence de composition mais aussi d’une belle maîtrise d’exécution, seules
choses que l’on ne peut qu’attendre d’une peinture.
[5] - Jean-Philippe Rossignol, Vie
électrique, Éditions Gallimard, Coll. L’infini, 2011
[6] - Jean-Christophe Bailly, Le parti
pris des animaux, Christian Bourgois Éditeur, 2013