vendredi 7 février 2020

Pôvre Pierrot [5]


« Dès Gillot, on le représentait [Pierrot] les bras plaqués le long du corps, la tête droite, les yeux fixes, un sourire hébété aux lèvres. Pierrot garde son mystère de faux imbécile : masque psychologique d'un personnage sans masque. » dit François Moureau. Pourtant les Pierrots de Watteau ne sont certainement pas que des ballots aux bras ballants mais parfois aussi des sentinelles attentives et sensibles aux faits et gestes de leurs congénères.

Cette immobilité du Pierrot, « reconnaissable à son costume, à son attitude symétrique, et aussi à son sérieux, car il semble désormais démontré que le caractère essentiel de ce protagoniste de la Comédie, c'est qu'il conserve sa gravité au milieu des lazzi les plus fous. »[1], observée dans l’interprétation des acteurs en scène, puis synthétisée par le peintre, est une probable transposition de ce que pouvait être son propre état d’esprit vis-à-vis de la société et du monde de l’art où il évoluait entre frasques et farces, et dont en témoin discret qu’il était, il eut parfois à sourire ou à souffrir sans toutefois n’en rien laisser paraître. Paul Mantz par exemple rapporte ici une anecdote qui peut éclairer sur les impostures des pratiques artistiques et les manœuvres mondaines de certains des artistes de cette époque - lesquelles sont, hélas, encore d’actualité - :



« Vers la même époque, Watteau compta un camarade de plus, Nicolas Vleughels, qu'il avait sans doute rencontré à l'Académie et qui, le 28 août 1717, avait en effet voté pour lui au jour de la fameuse élection. [...]. Nicolas, académicien depuis 1716, n'avait alors dans l'art qu'une situation médiocre, mais il prenait volontiers de grands airs et passait pour un personnage. Mariette, qui l'a connu, nous a laissé de Nicolas Vleughels un piquant portrait : A peine savoit-il dessiner, écrit-il; il ne peignoit guère mieux il avoit pourtant le secret de faire des petits tableaux qui plaisoient; c'est qu'il ne traitoit que des sujets agréables, et que ses figures ainsi que ses compositions avoient quelque chose de flatteur. Tout le monde n'étoit pas obligé de savoir qu'il les avoit pillés dans les œuvres des grands maîtres. Il ne faisoit aucune difficulté d'en copier des morceaux entiers et de les reporter dans ses tableaux. On le trouvoit constamment entouré d'estampes où il fourrageoit, et personne ne lui en demandoit aucun compte. Ses confrères le craignoient, les gens de lettres le considéroient; un certain ton qu'il avoit pris faisoit imaginer qu'il avoit de l'érudition, qui pourtant étoit des plus minces; mais que ne fait-on pas, armé d'un peu de charlatanerie? »[2] 







Dans Les comédiens italiens (1719-1720), - dont il existe deux variantes - Pierrot se tient debout au sommet d’une volée de marches, entouré par les autres personnages de la troupe. Son costume clair, qui tranche sur ceux de son entourage, et sa position en font une fois encore la figure centrale de la composition. Le lourd rideau cramoisi, la présence d’un décor peint d’une architecture ouvrant sur un paysage, désignent l’espace de la scène[3], tandis que la guirlande de fleurs disposée au premier plan laisse supposer qu’il s’agirait là d’une fin de représentation.



Bernard Baron (d’après Watteau), Les comédiens italiens, vers1896

Ce tableau (ou tout au moins celui qui fut diffusé par la gravure de Bernard Baron), qui se trouvait dans une collection anglaise, n’a été porté à la connaissance du public que tardivement. Il correspondrait, selon les spécialistes, à l’une des réalisations effectuées outre-manche lors du séjour qu’y fit Watteau entre 1719 et 1720. Paul Mantz[4] s’étonne cependant que, malgré la santé précaire du peintre et la morosité de son état esprit tels que décrits par ses contemporains, le ton de l’image soit précisément d’aspect plus lumineux, tant par la coloration qu’il qualifie d’extrêmement brillante que par le traitement du pinceau « plus que jamais libre et spirituel ». Il relève cependant que la tête du Pierrot qui est « très soignée et très voulue, est un portrait ; mais le modèle n'est pas celui qui a posé pour le tableau de la galerie Lacaze. ». À vrai dire, l’expression du visage de ce Pierrot est surtout marquée par un aspect rougeau de la carnation et le regard par un léger strabisme.




La seconde version des Comédiens italiens, estimée comme une copie de la première, comporte un même dispositif scénique avec une ouverture plus large sur le décor, quelques modifications chromatiques pour les costumes. Les traits du visage de Pierrot sont cependant moins maniérés et l’expression est plus proche de celles que l’on croiserait habituellement chez Watteau. Par contre la forme de la collerette (ou de la fraise dite « à confusion ») pour les deux  peintures n’est pas celle traditionnellement portée par le personnage.



Détails des deux tableaux des Comédiens italiens (dont, à gauche, la version attribuée à Watteau)
 Philip Mercier, Le fou du roi (Jester)
A. Khol, Jester ,18ème

Enfin, la figure assise au premier plan à gauche est assez intrigante : selon son costume et la marotte qu’elle tient celle-ci peut-être identifiée comme un « fol » (un fou du roi), rôle qui n’est pas ordinaire dans la troupe italienne, tout au moins dans la forme qu’on lui connaît en France au 18ème siècle[5].

S’agit-il d’une particularité liée au contexte anglais de cette toile ou bien cette présence inhabituelle, dont la physionomie (surtout celle de la peinture attribuée Watteau) est plus proche de celles des personnages figurés par Jean-Baptiste Pater, indique-t-elle que la (les) peintures serai(en)t d’une autre signature ? Ce bouffon se rapproche aussi de celui peint par Philip Mercier, artiste qui fit une grande partie de sa carrière en Angleterre où il put rencontrer le peintre français à l’occasion de son séjour londonien. Que cette rencontre eut lieu ou non, une chose est certaine, il existe d’autres œuvres de Mercier où figurent des personnages de la comédie italienne, dont Pierrot : c’est le cas d’une peinture dont le sujet de scène a été emprunté à Nicolas Lancret. Une gravure datant de 1725, étrangement intitulée La Troupe italienne en vacances (ou Comédiens italiens en vacances), annoncée comme étant gravée d’après une toile de Watteau que l’on ne connaît d’ailleurs pas (conservée dans une collection privée, perdue, détruite, ou n’ayant peut-être jamais existée… ?), reprend, en partie, la position du groupe de la famille des comédiens figurée dans Le rêve de l’artiste, peinture récemment réapparue et attribuée tantôt à Watteau tantôt à Pater.

Philip Mercier (d’après Watteau ?), La Troupe italienne en vacances, 1725
Attribué à Antoine Watteau, Le rêve de l’artiste (détail), 1710
Schéma d’après la troupe figurant dans Le rêve de l’artiste

Dans cette gravure de Mercier deux détails sont à signaler. La posture de Pierrot - hormis la position en biais de la tête - les mains posées en avant et non le long du corps, ainsi que le costume (plis et ombres y compris) sont ceux qui se rapprochent le plus du Pierrot du Louvre. Par ailleurs sur la gauche de la gravure se trouvent deux personnages, disposés en retrait (ou en contrebas), dont l’un, tenant une sorte de balluchon, porte une coiffure à « crêtes de coq » similaire à celle qui se trouve justement dans le Pierrot du Louvre.

Or, il faut insister sur ce détail car ce type de coiffe est non seulement absent dans le reste de l’œuvre de Watteau mais aussi dans la plupart des costumes de la troupe de la Commedia dell’arte. On ne le retrouve en effet que dans une peinture de Jean-Baptiste Pater, La marche comique (aussi intitulée La procession des comédiens) datée entre 1725 et 1730. Le tableau se présente comme une parade : deux hommes près d’un bosquet, où s’élève la sculpture d’un buste de faune, serrent de près une femme tandis que Pierrot et un autre larron entourent un âne sur lequel Le Docteur se tient à califourchon. Si les trois premiers sont absorbés par leur entreprise de séduction, les trois acteurs qui ouvrent la marche semblent conscients qu’ils sont observés : Pierrot, chapeau bas, semble faire une révérence, Le Docteur bat la mesure sur la peau d’un tambour fixé sur l’âne et le troisième tenant la bride, bras en l’air semble indiquer une direction ; c’est ce dernier qui arbore une coiffe faite de découpes en pointes qui évoquent une crête.



Jean-Baptiste Pater, La marche comique, 1725-1730
Deux reprises de cette composition de Jean-Baptiste Pater - dont l’une centrée sur le groupe des trois comédiens de tête - réalisée plus tardivement par deux artistes anonymes à partir d’une gravure de Simon-François Ravenet (vers 1735), ont conservé cette coiffe.



Simon-François Ravenet d’après J-B Pater, La marche comique, vers 1735
Anonymes, École française, 18ème  (deux interprétations du même motif)

Le motif de cette composition dont il est difficile de comprendre la signification - sauf à supposer que les acteurs défilent ici pour annoncer la tenue d’un prochain spectacle - est la reprise d’un fragment d’un autre tableau du même auteur, La foire à Bezons (1730) ; dans une même attitude, la troupe, cependant augmentée, arrive sur la vaste esplanade d’une foire paysanne qui bat son plein : certains dansent accompagnés par des musiciens, d’autres assistent aux boniments d’un homme grimpé sur une large estrade, des couples s’égayent, d’autres boivent attablés en plein air ou sous un auvent, derrière lequel passe justement la troupe d’acteurs. Ici[6] le personnage qui ouvre la marche n’a pas de coiffe en forme de pointes par contre en fin de cortège un homme habillé de vert porte une collerette avec ce motif.



Jean-Baptiste Pater, La foire à Bezons (ensemble et détail) 1730

Le Pierrot figuré par Pater est légèrement penché en avant, d’une main il tient son chapeau et de l’autre il salue. Cette pose qui ne se trouve pas dans les peintures de Watteau semble plutôt avoir été empruntée à une étude de Claude Gillot (dont Pater fut un temps l’élève).



Gabriel Huquier (d’après Claude Gillot), Arlequin malade (détail), 1729-1732
François Boucher (d’après Watteau), Pierrot saluant dans Figures des différents caractères, 1726

Les jeux de passe-passe, de variantes, de copies, de recompositions infinies réalisées à partir des peintures connues et du matériel graphique largement diffusé, marquent une vertigineuse production apocryphe dont il est aujourd’hui difficile de dénouer la trame. Parler  du cercle de Watteau comme d’une école est sans doute abusif, ce peintre intimiste et plutôt solitaire n’ayant évidemment pas eu le temps de constater les effets de son influence auprès de ses suiveurs. L’entreprise de Jean de Julienne de diffuser l'œuvre de son ami Watteau, disparu prématurément, par la publication dès 1728 de Figures des différents caractères de paysages et d’études dessinées d’après nature, puis en 1736, de Œuvres des estampes gravées d'après les tableaux et dessins de feu Antoine Watteau a sans aucun doute permis une circulation de l’œuvre mais a également fourni à de nombreux artistes un catalogue exhaustif de motifs dans lequel ils ont allègrement pioché soit pour prolonger l’esprit des scènes peintes soit pour les plagier. 

[...]


[1] - Paul Mantz, Antoine Watteau, La librairie Illustrée, 1892
[2] - Paul Mantz, Gazette des beaux-arts : courrier européen de l'art et de la curiosité, 1890-01, p. 40
[3] - D’autres tableaux eux aussi datés aux alentours de 1719, Pierrot, Arlequin, Scapin (ou Mascarade), Comédiens italiens (ou Les costumes sont italiens) présents dans les collections du Waddesdon Manor - Royaume-Uni) utilisent le même artifice spatial (rideau de scène tiré devant un paysage) introduisant un jeu équivoque entre réalité et illusion, portraits de personnages ou restitution d’un moment théâtral.
[4] - Paul Mantz, Antoine Watteau, La librairie Illustrée, 1892
[5] - Précisons cependant que dans le tableau Belle n’écoutez rien… (attribué à Gillot ou/et Watteau ) une marotte est représentée parmi les éléments d’une nature morte disposée au sol devant Arlequin.
[6] - Une archive photographique des musées allemands (Bibliothèque Universitaire de Dresde) présente une variante de cette peinture en 1733 avec cette fois-ci la coiffe à crêtes.

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