« Dès Gillot, on le
représentait [Pierrot] les bras plaqués le long du corps, la tête droite, les
yeux fixes, un sourire hébété aux lèvres. Pierrot garde son mystère de faux
imbécile : masque psychologique d'un personnage sans masque. » dit
François Moureau. Pourtant les Pierrots
de Watteau ne sont certainement pas que des ballots aux bras ballants mais
parfois aussi des sentinelles attentives et sensibles aux faits et gestes de
leurs congénères.
Cette immobilité du Pierrot, « reconnaissable
à son costume, à son attitude symétrique, et aussi à son sérieux, car il semble
désormais démontré que le caractère essentiel de ce protagoniste de la Comédie,
c'est qu'il conserve sa gravité au milieu des lazzi les plus fous. »[1],
observée dans l’interprétation des acteurs en scène, puis synthétisée par le
peintre, est une probable transposition de ce que pouvait être son propre état
d’esprit vis-à-vis de la société et du monde de l’art où il évoluait entre
frasques et farces, et dont en témoin discret qu’il était, il eut parfois à
sourire ou à souffrir sans toutefois n’en rien laisser paraître. Paul Mantz par
exemple rapporte ici une anecdote qui peut éclairer sur les impostures des
pratiques artistiques et les manœuvres mondaines de certains des artistes de
cette époque - lesquelles sont, hélas, encore d’actualité - :
« Vers la
même époque, Watteau compta un camarade de
plus, Nicolas Vleughels, qu'il avait sans doute rencontré à l'Académie et qui,
le 28 août 1717, avait en effet voté pour lui au jour de la fameuse élection.
[...]. Nicolas, académicien depuis 1716, n'avait alors dans l'art qu'une
situation médiocre, mais il prenait volontiers de grands airs et passait pour
un personnage. Mariette, qui l'a connu, nous a laissé de Nicolas Vleughels un piquant
portrait : A peine savoit-il
dessiner, écrit-il; il ne peignoit guère mieux il avoit pourtant le secret de
faire des petits tableaux qui plaisoient; c'est qu'il ne traitoit que des
sujets agréables, et que ses figures ainsi que ses compositions avoient quelque
chose de flatteur. Tout le monde n'étoit pas obligé de savoir qu'il les avoit
pillés dans les œuvres des grands maîtres. Il ne faisoit aucune difficulté d'en
copier des morceaux entiers et de les reporter dans ses tableaux. On le
trouvoit constamment entouré d'estampes où il fourrageoit, et personne ne lui
en demandoit aucun compte. Ses confrères le craignoient, les gens de lettres le
considéroient; un certain ton qu'il avoit pris faisoit imaginer qu'il avoit de
l'érudition, qui pourtant étoit des plus minces; mais que ne fait-on pas, armé
d'un peu de charlatanerie? »[2]
Dans Les comédiens italiens (1719-1720), - dont il existe deux variantes
- Pierrot se tient debout au sommet d’une volée de marches, entouré par les
autres personnages de la troupe. Son costume clair, qui tranche sur ceux de son
entourage, et sa position en font une fois encore la figure centrale de la
composition. Le lourd rideau cramoisi, la présence d’un décor peint d’une
architecture ouvrant sur un paysage, désignent l’espace de la scène[3],
tandis que la guirlande de fleurs disposée au premier plan laisse supposer
qu’il s’agirait là d’une fin de représentation.
Bernard Baron (d’après Watteau), Les comédiens italiens, vers1896 |
Ce tableau (ou tout au moins
celui qui fut diffusé par la gravure de Bernard Baron), qui se trouvait dans
une collection anglaise, n’a été porté à la connaissance du public que
tardivement. Il correspondrait, selon les spécialistes, à l’une des
réalisations effectuées outre-manche lors du séjour qu’y fit Watteau entre 1719
et 1720. Paul Mantz[4] s’étonne cependant que,
malgré la santé précaire du peintre et la morosité de son état esprit tels que décrits
par ses contemporains, le ton de l’image soit précisément d’aspect plus
lumineux, tant par la coloration qu’il qualifie d’extrêmement brillante
que par le traitement du pinceau « plus que jamais libre et
spirituel ». Il relève cependant que la tête du Pierrot qui est
« très soignée et très voulue, est un portrait ; mais le modèle n'est pas
celui qui a posé pour le tableau de la galerie Lacaze. ». À vrai dire,
l’expression du visage de ce Pierrot est surtout marquée par un aspect rougeau
de la carnation et le regard par un léger strabisme.
La seconde version des Comédiens italiens, estimée comme une copie
de la première, comporte un même dispositif scénique avec une ouverture plus
large sur le décor, quelques modifications chromatiques pour les costumes. Les
traits du visage de Pierrot sont cependant moins maniérés et l’expression est
plus proche de celles que l’on croiserait habituellement chez Watteau. Par
contre la forme de la collerette (ou de la fraise dite « à
confusion ») pour les deux
peintures n’est pas celle traditionnellement portée par le personnage.
Détails des deux tableaux des Comédiens italiens (dont, à gauche, la version attribuée à Watteau)
Philip Mercier, Le fou du roi (Jester)
|
A. Khol, Jester ,18ème |
Enfin, la figure assise au
premier plan à gauche est assez intrigante : selon son costume et la
marotte qu’elle tient celle-ci peut-être identifiée comme un « fol » (un
fou du roi), rôle qui n’est pas ordinaire dans la troupe italienne, tout au
moins dans la forme qu’on lui connaît en France au 18ème siècle[5].
S’agit-il d’une particularité
liée au contexte anglais de cette toile ou bien cette présence inhabituelle,
dont la physionomie (surtout celle de la peinture attribuée Watteau) est plus
proche de celles des personnages figurés par Jean-Baptiste Pater,
indique-t-elle que la (les) peintures serai(en)t d’une autre signature ?
Ce bouffon se rapproche aussi de celui peint par Philip Mercier, artiste qui
fit une grande partie de sa carrière en Angleterre où il put rencontrer le
peintre français à l’occasion de son séjour londonien. Que cette rencontre eut
lieu ou non, une chose est certaine, il existe d’autres œuvres de Mercier où
figurent des personnages de la comédie italienne, dont Pierrot : c’est le
cas d’une peinture dont le sujet de scène a été emprunté à Nicolas Lancret. Une
gravure datant de 1725, étrangement intitulée La Troupe italienne en vacances (ou Comédiens italiens en vacances), annoncée
comme étant gravée d’après une toile de Watteau que l’on ne connaît d’ailleurs
pas (conservée dans une collection privée, perdue, détruite, ou n’ayant
peut-être jamais existée… ?), reprend, en partie, la position du groupe de
la famille des comédiens figurée dans Le
rêve de l’artiste, peinture récemment réapparue et attribuée tantôt à
Watteau tantôt à Pater.
Philip Mercier (d’après Watteau ?), La Troupe italienne en vacances, 1725
Attribué à Antoine Watteau, Le rêve de l’artiste (détail), 1710
Schéma d’après la troupe figurant dans Le rêve de l’artiste |
Dans cette gravure de Mercier
deux détails sont à signaler. La posture de Pierrot - hormis la position en
biais de la tête - les mains posées en avant et non le long du corps, ainsi que
le costume (plis et ombres y compris) sont ceux qui se rapprochent le plus du Pierrot du Louvre. Par ailleurs sur la
gauche de la gravure se trouvent deux personnages, disposés en retrait (ou en
contrebas), dont l’un, tenant une sorte de balluchon, porte une coiffure à « crêtes
de coq » similaire à celle qui se trouve justement dans le Pierrot du Louvre.
Or, il faut insister sur ce
détail car ce type de coiffe est non seulement absent dans le reste de l’œuvre
de Watteau mais aussi dans la plupart des costumes de la troupe de la Commedia
dell’arte. On ne le retrouve en effet que dans une peinture de Jean-Baptiste
Pater, La marche comique (aussi
intitulée La procession des comédiens)
datée entre 1725 et 1730. Le tableau se présente comme une parade : deux
hommes près d’un bosquet, où s’élève la sculpture d’un buste de faune, serrent
de près une femme tandis que Pierrot et un autre larron entourent un âne sur
lequel Le Docteur se tient à califourchon. Si les trois premiers sont absorbés
par leur entreprise de séduction, les trois acteurs qui ouvrent la marche
semblent conscients qu’ils sont observés : Pierrot, chapeau bas, semble
faire une révérence, Le Docteur bat la mesure sur la peau d’un tambour fixé sur
l’âne et le troisième tenant la bride, bras en l’air semble indiquer une
direction ; c’est ce dernier qui arbore une coiffe faite de découpes en
pointes qui évoquent une crête.
Jean-Baptiste Pater, La marche comique, 1725-1730 |
Deux reprises de cette
composition de Jean-Baptiste Pater - dont l’une centrée sur le groupe des trois
comédiens de tête - réalisée plus tardivement par deux artistes anonymes à
partir d’une gravure de Simon-François Ravenet (vers 1735), ont conservé cette
coiffe.
Simon-François Ravenet d’après J-B Pater, La marche comique, vers 1735
Anonymes, École française, 18ème (deux interprétations du même motif)
|
Le motif de cette composition
dont il est difficile de comprendre la signification - sauf à supposer que les
acteurs défilent ici pour annoncer la tenue d’un prochain spectacle - est la
reprise d’un fragment d’un autre tableau du même auteur, La foire à Bezons (1730) ; dans une même attitude, la troupe,
cependant augmentée, arrive sur la vaste esplanade d’une foire paysanne qui bat
son plein : certains dansent accompagnés par des musiciens, d’autres
assistent aux boniments d’un homme grimpé sur une large estrade, des couples
s’égayent, d’autres boivent attablés en plein air ou sous un auvent, derrière
lequel passe justement la troupe d’acteurs. Ici[6] le
personnage qui ouvre la marche n’a pas de coiffe en forme de pointes par contre
en fin de cortège un homme habillé de vert porte une collerette avec ce motif.
Jean-Baptiste Pater, La foire à Bezons (ensemble et détail) 1730 |
Le Pierrot figuré par Pater est
légèrement penché en avant, d’une main il tient son chapeau et de l’autre il
salue. Cette pose qui ne se trouve pas dans les peintures de Watteau semble
plutôt avoir été empruntée à une étude de Claude Gillot (dont Pater fut un
temps l’élève).
Gabriel Huquier (d’après Claude Gillot), Arlequin
malade (détail), 1729-1732
François Boucher (d’après Watteau), Pierrot saluant dans Figures
des différents caractères, 1726
|
Les jeux de passe-passe, de
variantes, de copies, de recompositions infinies réalisées à partir des
peintures connues et du matériel graphique largement diffusé, marquent une
vertigineuse production apocryphe dont il est aujourd’hui difficile de dénouer
la trame. Parler du cercle de Watteau
comme d’une école est sans doute abusif, ce peintre intimiste et plutôt
solitaire n’ayant évidemment pas eu le temps de constater les effets de son
influence auprès de ses suiveurs. L’entreprise de Jean de Julienne de diffuser
l'œuvre de son ami Watteau, disparu prématurément, par la publication dès 1728
de Figures des différents caractères de paysages et d’études dessinées
d’après nature, puis en
1736, de Œuvres des estampes gravées d'après les tableaux et dessins de feu
Antoine Watteau a sans aucun doute permis une circulation de l’œuvre mais a
également fourni à de nombreux artistes un catalogue exhaustif de motifs dans
lequel ils ont allègrement pioché soit pour prolonger l’esprit des scènes
peintes soit pour les plagier.
[...]
[1] - Paul Mantz, Antoine
Watteau, La librairie Illustrée, 1892
[2] - Paul Mantz, Gazette des beaux-arts : courrier
européen de l'art et de la curiosité, 1890-01, p. 40
[3] - D’autres tableaux eux aussi datés aux alentours de
1719, Pierrot, Arlequin, Scapin (ou Mascarade), Comédiens italiens (ou Les
costumes sont italiens) présents dans les collections du Waddesdon Manor -
Royaume-Uni) utilisent le même artifice spatial (rideau de scène tiré devant un
paysage) introduisant un jeu équivoque entre réalité et illusion, portraits de
personnages ou restitution d’un moment théâtral.
[4] - Paul Mantz, Antoine
Watteau, La librairie Illustrée, 1892
[5] - Précisons cependant que dans le tableau Belle n’écoutez rien… (attribué à Gillot
ou/et Watteau ) une marotte est représentée parmi les éléments d’une
nature morte disposée au sol devant Arlequin.
[6] - Une archive photographique des musées allemands
(Bibliothèque Universitaire de Dresde) présente une variante de cette peinture
en 1733 avec cette fois-ci la coiffe à crêtes.
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