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Anon. Le renvoi des comédiens italiens en 1697, 18ème |
Pour comprendre l’introduction
des motifs des acteurs chez Watteau, il est important, comme le souligne Paul
Mantz - et avant lui le comte de Caylus -, de
revenir sur l’apport qu’en fit le peintre Claude Gillot. Ce dernier, à peine
âgé d’une dizaine d’années de plus que Watteau et qui fut pense-t-on un temps
sont patron, « s’était épris d’un goût très vif pour les fêtes du
théâtre ; il dessinait des costumes, et il avait particulièrement étudié
les types de la Comédie italienne. »[1]. Si
Claude Gillot avait gardé le souvenir de ces comédiens italiens avant
l’expulsion de la troupe en 1697, c’était loin d’être le cas du jeune Watteau,
âgé de 13 ans au moment des faits et vivant loin de Paris. Comme ce n’est qu’à
partir de 1716 que des spectacles de la Commedia dell’arte furent à nouveau autorisés à se produire à la capitale, il est
vraisemblable que la présence des personnages de la comédie italienne dans les premières
peintures de Watteau, dès 1708 et jusqu’à
cette date, ne peut avoir été inspirée - avant qu’il ne puisse lui-même les
apprécier de visu - que par les dessins ou les peintures de Gillot. On
croise, chez le peintre, ce personnage dans son costume blanc si
caractéristique et sa posture raide, talons joints, portant ici une lanterne
dans Scène de ballet (1706), ou plus
tard apostrophant Arlequin dans Le
Tombeau de Maître André (1717).
Claude Gillot, Scène de ballet, 1706 |
Claude Gillot, Le Tombeau de Maître André, 1717 |
Arlequin Empereur dans la lune (vers 1721) était signalé, en 1875,
par Edmond de Goncourt dans son Catalogue raisonné de l’œuvre de
Watteau par cette description : « Arlequin, dans une carriole
traînée par un âne, rencontre Pantalon, Pierrot et Colombine. Ce panneau qui
provient de la collection Cacault, est considéré comme une peinture authentique
de Watteau, à l’époque où il travaillait chez Gillot. ». En réalité longtemps
attribué au premier, ce tableau a finalement été identifié comme étant du
second[2] ;
il s’inspire d’une pièce crée
en 1684 et rejouée à Paris en 1707. Le sujet peint correspond à la scène dite « du
fermier de Domfront » où Arlequin, dans une carriole, se fait passer pour le fils du
fermier auquel Colombine est promise en mariage et ce, au dépend du docteur qui
lui-même la convoite.
Claude Gillot, Arlequin Empereur dans la lune, 1721 |
En comparant l’esquisse de cette
même scène (dessinée par Gillot) à la peinture, on peut remarquer que de
nombreux changements ont eu lieu. Le décor urbain, a été remplacé par
l’évocation d’un paysage de campagne quasi crépusculaire; la simple charrette
conduite par Arlequin a été transformée en une vinaigrette[3] dont
la capote rabattue en arrière révèle un rouge corail qui évoque presque
l’intérieur d’un coquillage et donne une allure fantasque à cet attelage modestement
tiré par un âne ; les personnages enfin - outre le fait qu’ils soient
passés de cinq à quatre avec l’introduction d’une figure féminine et la
disparition de Pierrot -, initialement disposés autour du véhicule, se trouvent
maintenant face au conducteur comme s’ils venaient de lui barrer la route. Du
dessin à la peinture le ton paraît plus dramatique. Sur une gravure de Huquier effectuée sans
doute à partir d’un état précédent du tableau (la composition étant la même
mais en miroir) on observe la présence du personnage de Pierrot juché, à
l’arrière de la vinaigrette, avant que celui-ci ne soit avalé dans le tableau
par une profonde zone d’ombre. Le décor est celui d’une haute fontaine disposée
dans un parc et, à l’avant plan, la
présence discrète d’un rideau rappelle qu’il s’agit d’un plateau de théâtre.
Enfin, élément troublant (sans doute à l’origine de l’erreur d’attribution
initiale), la posture du personnage désigné comme étant Léandre dans le tableau
(tête rejetée en arrière, yeux au ciel) semble être tout droit extraite d’une
peinture de Watteau intitulée Mezzetin (1718-1720).
En somme, c’est à se demander si Gillot est bien le seul signataire de ce
tableau et si celui-ci n’a pas, une fois encore, été exécuté à plusieurs mains,
et ce, très probablement par des élèves de Gillot en s’inspirant de la peinture
de Watteau.
Claude Gillot, Arlequin Empereur dans la lune, détail 1721 - Antoine Watteau, Mezzetin, 1718-1720 |
Une petite peinture (20 x 26,5 cm) réalisée par un
peintre anonyme, datée du 18ème, semble être une reprise avec variantes
du tableau de Gillot Arlequin empereur
dans la lune. Sur cette pochade une figure est présente, debout derrière la
capote du véhicule d’Arlequin, laissant supposer que l’artiste s’est à la fois
inspiré de la peinture mais aussi de la gravure de Huquier - à moins qu’il ne
l’ait réalisée dans l’atelier de Gillot avant l’effacement du Pierrot -.
Anonyme, Arlequin Empereur de la lune , 18ème siècle |
Si la relation amicale entretenue
avec Claude Gillot fut, pour des raisons que l’on ignore précisément, de courte
durée (deux ou trois ans), il apparaît cependant que les apports du peintre
originaire de Langres à son jeune ami de Valencienne marquèrent
considérablement le corpus de celui-ci, même si Watteau devait en faire un
usage très différent. En effet, Gillot a davantage mis en image des
représentations théâtrales en conservant la trame du récit tandis que Watteau a
visiblement utilisé les figures (costumes et caractères) de la Commedia
dell’arte pour peupler ses compositions, les intégrant volontiers à des scènes
champêtres et entretenir la porosité entre les différents univers qu’il
souhaitait dépeindre.
Ce que nous apprend aussi
l’observation de ces œuvres c’est que le jeu croisé des figures mêlant les
factures et les styles à l’intérieur d’une composition, comme cela se
pratiquait couramment dans les ateliers de peinture, rend non seulement
difficile les principes d’attribution mais met aussi en évidence les jeux
d’emprunts ou d’échos qui constituent les mouvements esthétiques. Arlequin, empereur de la lune, intégrant
tardivement un motif de Watteau peut vouloir dire soit, que malgré leurs
différents, Gillot le considérait suffisamment au point de le citer, soit qu’un tiers voulant faire passer
l’œuvre de l’un pour celle de l’autre aurait utilisé ce motif - une sorte de
cheval de Troie pour encourager le commerce de l’art en somme ! -
Nicolas Lancret, Pierrot debout dans un paysage, vers 1728 |
Les emprunts de motifs que put
faire Watteau à ses prédécesseurs et à ceux auprès de qui il fit son
apprentissage se retrouvent chez ses successeurs avec comme conséquences de
brouiller un peu plus les frontières. Ainsi la petite peinture intitulée Pierrot debout dans un paysage ne
serait vraisemblablement qu’une copie d’un panneau décoratif peint par Nicolas
Lancret vers 1728 pour l’hôtel de Boullongne à Paris. On a aussi avancé, mais
sans certitude, que l’œuvre de Lancret représentant Pierrot debout en scène
dans Les comédiens italiens - dont il
existe une reprise par Philip Mercier - était inspirée du célèbre Pierrot, du musée du Louvre. Si cela
était le cas l’œuvre en question aurait donc été connue de lui.
Nicolas Lancret, Les comédiens italiens |
Philip Mercier, Les comédiens italiens en scène |
Il en va encore de même pour Les comédiens italiens figurant dans un
paysage cinq des principaux personnages de ladite comédie (Scaramouche, Pierrot, Arlequin Mezzetin, Scapin). Déjà signalée dès 1778 par Gabriel de Saint-Aubin comme
étant « d’authenticité douteuse », sentiment partagé et accentué par
les avis d’experts berlinois en 1910, doutes confirmés en 1982, l’attribution
passera finalement, avec cependant quelques réserves, d’Antoine Watteau à
Jean-Baptiste Pater, élève de ce dernier.
Jean-Baptiste Pater (attribué à), Les comédiens italiens, 1720-1722, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles, USA |
Antoine Watteau,Pierrot |
En effet une récente étude
radiographique révèle que le personnage de Pierrot d'abord peint dans
l'attitude exacte du dessin de Watteau a été modifié (l’emplacement du visage
étant rehaussé) ; par ailleurs comme pour Arlequin, empereur dans la lune, les attitudes des personnages qui
entourent Pierrot ont été prélevées dans le répertoire connu de Watteau.
Deux détails de la radiographie du tableau dont le visage
recouvert
Antoine Watteau, Tête
de Pierrot (détail d’une planche)
|
L’identification des œuvres de
Watteau, on le comprend par ces exemples, est difficile à assurer, du fait de
ces chassés-croisés et des emprunts ponctuels de figures effectués ici-et
là ; le rôle joué par les
nombreuses gravures réalisées pour leur diffusion en fût certainement le plus
grand vecteur pour les ateliers de copistes. Certaines œuvres, cependant,
seraient plus faciles à authentifier que d’autres soit par la présence
d’archives qui établissent une traçabilité précise, soit par l’attention portée
aux particularités plastiques du peintre, la souplesse de sa ligne, la gamme
tendre de ses tons ou de ses accords, la touche fluide et enlevée,
l’organisation de l’espace par les lumières, etc.
Antoine Watteau, Pierrot content, vers
1712, (Madrid, Museo Thyssen Bornemisza)
|
Christelle Inizan, dans un article récent, rapporte que:
« Le traitement des
carnations de ce peintre est très caractéristique : réalisé par de petites
touches compactes très chargées de blanc, avec assez peu de passage (…) Les
lèvres ou certains détails expressifs sont accentués par des rehauts vifs, de
vermillon le plus souvent (…) Mais surtout Watteau surpasse ses suiveurs par la
liberté de son écriture dont les caractéristiques ont été définies en
1984 : travail de la hampe du pinceau pour accentuer certains plis ;
accent de couleurs vives pour les rehauts, variété de matière et grande
économie de moyens. On ne constate pas chez les suiveurs la même diversité, la
même rapidité d’écriture, ni des raccourcis aussi audacieux »[4]
Antoine Watteau, La sérénade italienne, 1718 |
Antoine Watteau, La sérénade italienne, 1718 (détail) |
Car il y a bien chez Watteau
quelque chose de suave que l’on retrouve rarement chez ses suiveurs mais que
l’on rencontre aussi chez Chardin. Une nervosité douce, pour utiliser un
oxymore, un délié de la pâte qui épouse la justesse du trait sans s’y
soumettre. La lumière, qui émane d’un tissu ou de la chair, n’obéit pas
toujours - voire jamais - à quelque chose de naturel, si bien que les groupes
de personnes, même situés en plein air, semblent être leur propre source
d’éclairage.
Antoine Watteau, L’Amour au théâtre italien, 1721, (Berlin, Staatliche Museen) |
Un seul tableau attribué à
Watteau, une fois encore dédié à la troupe de la Commedia dell’arte, utilise
cependant un dispositif lumineux direct
mais, paradoxalement, il s’agit d’une scène nocturne, L’amour au théâtre italien (1916). Les personnages-acteurs debout,
disposés en arc de cercle, au centre duquel le personnage de Pierrot joue de la
guitare, se dressent sous la flamme d’une torche que tient Mezzetin; la
lumière, radiante, liée à la nature de cette source, est distribuée de façon
décroissante des corps les plus proches à ceux les plus éloignés d'elle; à ce
phénomène s’ajoute le fait que les costumes, selon leur tonalité claire ou
sombre, apparaissent totalement, partiellement, voire s’effacent dans
l’obscurité. En réalité il y a dans ce tableau trois sources lumineuses :
l’une est la torche éblouissante du centre, la seconde le point de l’astre
lunaire (en haut à droite, masqué partiellement par un feuillage) et enfin une
lanterne que tient l’un des personnages sur la gauche du tableau. Cette
dernière, projetant un faible halo, vient détacher une partie des personnages
de l’arc de cercle qui, sans cela, seraient restés
dans l’ombre. Ainsi, malgré les conditions de faible visibilité que cette scène
de nuit pouvait produire, Watteau, de façon plus qu’astucieuse, a-t-il trouvé
les moyens non seulement de restituer l’ensemble de l’assemblée, mais il a
introduit dans ce qui semble être une réelle scène d’extérieur (le fond sombre
avec la lune pourraient figurer sur un décor peint mais les branches qui se détachent
sur la partie supérieure gauche du tableau obéissent bien à la lumière de la
torche), toute la théâtralité d’un jeu scénique. Ces glissements permanents
entre situations réelles et fictives, que facilitent les figures costumées
(personnes ou personnages) fondent l’une des particularités des univers
ambivalents que le peintre a presque systématiquement cherché à produire dans
son œuvre.
[...]
[1] - Paul Mantz, Antoine
Watteau, La librairie Illustrée, 1892, p. 20
[2] - « Le Musée de Nantes croit avoir un Watteau,
fort curieux du reste, où l'on voit Arlequin, dans une carriole traînée par un
âne, et rencontrant Pantalon, Pierrot et Colombine » Je connais ce panneau,
mais il me laisse perplexe et je suis loin de le garantir. » écrivait Paul
Mantz, Antoine Watteau, La librairie
Illustrée, 1892, p. 180
[3] -Vinaigrette : 1680 «
ancienne voiture à deux roues, analogue à la chaise à porteur » (Rich.). Dér. de vinaigre*; suff. -ette
(-et*); sens 2 à cause de la ressemblance avec les petites voitures des
vinaigriers. Définition du CNRTL
[4] - Élisabeth
Martin, Découverte à Paris d’un plafond
peint à décors de singeries…, In Situ 16, Revue des patrimoines, 2011
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