mardi 4 février 2020

Pôvre Pierrot [4]



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Anon. Le renvoi des comédiens italiens en 1697, 18ème

Pour comprendre l’introduction des motifs des acteurs chez Watteau, il est important, comme le souligne Paul Mantz - et avant lui le comte de Caylus -, de revenir sur l’apport qu’en fit le peintre Claude Gillot. Ce dernier, à peine âgé d’une dizaine d’années de plus que Watteau et qui fut pense-t-on un temps sont patron, « s’était épris d’un goût très vif pour les fêtes du théâtre ; il dessinait des costumes, et il avait particulièrement étudié les types de la Comédie italienne. »[1]. Si Claude Gillot avait gardé le souvenir de ces comédiens italiens avant l’expulsion de la troupe en 1697, c’était loin d’être le cas du jeune Watteau, âgé de 13 ans au moment des faits et vivant loin de Paris. Comme ce n’est qu’à partir de 1716 que des spectacles de la Commedia dell’arte furent à nouveau autorisés à se produire à la capitale, il est vraisemblable que la présence des personnages de la comédie italienne dans les premières peintures de Watteau, dès 1708 et jusqu’à cette date, ne peut avoir été inspirée - avant qu’il ne puisse lui-même les apprécier de visu - que par les dessins ou les peintures de Gillot. On croise, chez le peintre, ce personnage dans son costume blanc si caractéristique et sa posture raide, talons joints, portant ici une lanterne dans Scène de ballet (1706), ou plus tard apostrophant Arlequin dans Le Tombeau de Maître André (1717).

Claude Gillot, Scène de ballet, 1706
Claude Gillot, Le Tombeau de Maître André, 1717

Arlequin Empereur dans la lune (vers 1721) était signalé, en 1875, par Edmond de Goncourt dans son Catalogue raisonné de l’œuvre de Watteau par cette description : « Arlequin, dans une carriole traînée par un âne, rencontre Pantalon, Pierrot et Colombine. Ce panneau qui provient de la collection Cacault, est considéré comme une peinture authentique de Watteau, à l’époque où il travaillait chez Gillot. ». En réalité longtemps attribué au premier, ce tableau a finalement été identifié comme étant du second[2] ; il s’inspire d’une pièce crée en 1684 et rejouée à Paris en 1707. Le sujet peint correspond à la  scène dite « du fermier de Domfront » où Arlequin, dans une carriole, se fait passer pour le fils du fermier auquel Colombine est promise en mariage et ce, au dépend du docteur qui lui-même la convoite.
 
Claude Gillot, étude pour Arlequin Empereur dans la lune…
Claude Gillot, Arlequin Empereur dans la lune, 1721
Huquier, d’après C. Gillot, Arlequin Empereur dans la lune
En comparant l’esquisse de cette même scène (dessinée par Gillot) à la peinture, on peut remarquer que de nombreux changements ont eu lieu. Le décor urbain, a été remplacé par l’évocation d’un paysage de campagne quasi crépusculaire; la simple charrette conduite par Arlequin a été transformée en une vinaigrette[3] dont la capote rabattue en arrière révèle un rouge corail qui évoque presque l’intérieur d’un coquillage et donne une allure fantasque à cet attelage modestement tiré par un âne ; les personnages enfin - outre le fait qu’ils soient passés de cinq à quatre avec l’introduction d’une figure féminine et la disparition de Pierrot -, initialement disposés autour du véhicule, se trouvent maintenant face au conducteur comme s’ils venaient de lui barrer la route. Du dessin à la peinture le ton paraît plus dramatique.  Sur une gravure de Huquier effectuée sans doute à partir d’un état précédent du tableau (la composition étant la même mais en miroir) on observe la présence du personnage de Pierrot juché, à l’arrière de la vinaigrette, avant que celui-ci ne soit avalé dans le tableau par une profonde zone d’ombre. Le décor est celui d’une haute fontaine disposée dans un parc  et, à l’avant plan, la présence discrète d’un rideau rappelle qu’il s’agit d’un plateau de théâtre. Enfin, élément troublant (sans doute à l’origine de l’erreur d’attribution initiale), la posture du personnage désigné comme étant Léandre dans le tableau (tête rejetée en arrière, yeux au ciel) semble être tout droit extraite d’une peinture de Watteau intitulée Mezzetin (1718-1720). En somme, c’est à se demander si Gillot est bien le seul signataire de ce tableau et si celui-ci n’a pas, une fois encore, été exécuté à plusieurs mains, et ce, très probablement par des élèves de Gillot en s’inspirant de la peinture de Watteau.

Claude Gillot, Arlequin Empereur dans la lune, détail 1721 - Antoine Watteau, Mezzetin, 1718-1720
Une petite peinture (20 x 26,5 cm) réalisée par un peintre anonyme, datée du 18ème, semble être une reprise avec variantes du tableau de Gillot Arlequin empereur dans la lune. Sur cette pochade une figure est présente, debout derrière la capote du véhicule d’Arlequin, laissant supposer que l’artiste s’est à la fois inspiré de la peinture mais aussi de la gravure de Huquier - à moins qu’il ne l’ait réalisée dans l’atelier de Gillot avant l’effacement du Pierrot -.

Anonyme, Arlequin Empereur de la lune , 18ème siècle
Si la relation amicale entretenue avec Claude Gillot fut, pour des raisons que l’on ignore précisément, de courte durée (deux ou trois ans), il apparaît cependant que les apports du peintre originaire de Langres à son jeune ami de Valencienne marquèrent considérablement le corpus de celui-ci, même si Watteau devait en faire un usage très différent. En effet, Gillot a davantage mis en image des représentations théâtrales en conservant la trame du récit tandis que Watteau a visiblement utilisé les figures (costumes et caractères) de la Commedia dell’arte pour peupler ses compositions, les intégrant volontiers à des scènes champêtres et entretenir la porosité entre les différents univers qu’il souhaitait dépeindre.

Ce que nous apprend aussi l’observation de ces œuvres c’est que le jeu croisé des figures mêlant les factures et les styles à l’intérieur d’une composition, comme cela se pratiquait couramment dans les ateliers de peinture, rend non seulement difficile les principes d’attribution mais met aussi en évidence les jeux d’emprunts ou d’échos qui constituent les mouvements esthétiques. Arlequin, empereur de la lune, intégrant tardivement un motif de Watteau peut vouloir dire soit, que malgré leurs différents, Gillot le considérait suffisamment au point de le citer, soit qu’un tiers voulant faire passer l’œuvre de l’un pour celle de l’autre aurait utilisé ce motif - une sorte de cheval de Troie pour encourager le commerce de l’art en somme ! -
Nicolas Lancret, Pierrot debout dans un paysage, vers 1728
Les emprunts de motifs que put faire Watteau à ses prédécesseurs et à ceux auprès de qui il fit son apprentissage se retrouvent chez ses successeurs avec comme conséquences de brouiller un peu plus les frontières. Ainsi la petite peinture intitulée Pierrot debout dans un paysage ne serait vraisemblablement qu’une copie d’un panneau décoratif peint par Nicolas Lancret vers 1728 pour l’hôtel de Boullongne à Paris. On a aussi avancé, mais sans certitude, que l’œuvre de Lancret représentant Pierrot debout en scène dans Les comédiens italiens - dont il existe une reprise par Philip Mercier - était inspirée du célèbre Pierrot, du musée du Louvre. Si cela était le cas l’œuvre en question aurait donc été connue de lui.

Nicolas Lancret, Les comédiens italiens
Philip Mercier, Les comédiens italiens en scène
Il en va encore de même pour Les comédiens italiens figurant dans un paysage cinq des principaux personnages de ladite comédie (Scaramouche, Pierrot, Arlequin Mezzetin, Scapin). Déjà signalée dès 1778 par Gabriel de Saint-Aubin comme étant « d’authenticité douteuse », sentiment partagé et accentué par les avis d’experts berlinois en 1910, doutes confirmés en 1982, l’attribution passera finalement, avec cependant quelques réserves, d’Antoine Watteau à Jean-Baptiste Pater, élève de ce dernier.
 
Jean-Baptiste Pater (attribué à), Les comédiens italiens, 1720-1722, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles, USA
Antoine Watteau,Pierrot

En effet une récente étude radiographique révèle que le personnage de Pierrot d'abord peint dans l'attitude exacte du dessin de Watteau a été modifié (l’emplacement du visage étant rehaussé) ; par ailleurs comme pour Arlequin, empereur dans la lune, les attitudes des personnages qui entourent Pierrot ont été prélevées dans le répertoire connu de Watteau.

Deux détails de la radiographie du tableau dont le visage recouvert
Antoine Watteau, Tête de Pierrot (détail d’une planche)
François Boucher (d’après Watteau), dans Figures de différents caractères
L’identification des œuvres de Watteau, on le comprend par ces exemples, est difficile à assurer, du fait de ces chassés-croisés et des emprunts ponctuels de figures effectués ici-et là ; le rôle  joué par les nombreuses gravures réalisées pour leur diffusion en fût certainement le plus grand vecteur pour les ateliers de copistes. Certaines œuvres, cependant, seraient plus faciles à authentifier que d’autres soit par la présence d’archives qui établissent une traçabilité précise, soit par l’attention portée aux particularités plastiques du peintre, la souplesse de sa ligne, la gamme tendre de ses tons ou de ses accords, la touche fluide et enlevée, l’organisation de l’espace par les lumières, etc.

Antoine Watteau, Pierrot content, vers 1712, (Madrid, Museo Thyssen Bornemisza)

Christelle Inizan, dans un article récent, rapporte que:

« Le traitement des carnations de ce peintre est très caractéristique : réalisé par de petites touches compactes très chargées de blanc, avec assez peu de passage (…) Les lèvres ou certains détails expressifs sont accentués par des rehauts vifs, de vermillon le plus souvent (…) Mais surtout Watteau surpasse ses suiveurs par la liberté de son écriture dont les caractéristiques ont été définies en 1984 : travail de la hampe du pinceau pour accentuer certains plis ; accent de couleurs vives pour les rehauts, variété de matière et grande économie de moyens. On ne constate pas chez les suiveurs la même diversité, la même rapidité d’écriture, ni des raccourcis aussi audacieux »[4]
Antoine Watteau, La sérénade italienne, 1718
Antoine Watteau, La sérénade italienne, 1718 (détail)
Car il y a bien chez Watteau quelque chose de suave que l’on retrouve rarement chez ses suiveurs mais que l’on rencontre aussi chez Chardin. Une nervosité douce, pour utiliser un oxymore, un délié de la pâte qui épouse la justesse du trait sans s’y soumettre. La lumière, qui émane d’un tissu ou de la chair, n’obéit pas toujours - voire jamais - à quelque chose de naturel, si bien que les groupes de personnes, même situés en plein air, semblent être leur propre source d’éclairage.

Antoine Watteau, L’Amour au théâtre italien, 1721, (Berlin, Staatliche Museen)
Un seul tableau attribué à Watteau, une fois encore dédié à la troupe de la Commedia dell’arte, utilise cependant  un dispositif lumineux direct mais, paradoxalement, il s’agit d’une scène nocturne, L’amour au théâtre italien (1916). Les personnages-acteurs debout, disposés en arc de cercle, au centre duquel le personnage de Pierrot joue de la guitare, se dressent sous la flamme d’une torche que tient Mezzetin; la lumière, radiante, liée à la nature de cette source, est distribuée de façon décroissante des corps les plus proches à ceux les plus éloignés d'elle; à ce phénomène s’ajoute le fait que les costumes, selon leur tonalité claire ou sombre, apparaissent totalement, partiellement, voire s’effacent dans l’obscurité. En réalité il y a dans ce tableau trois sources lumineuses : l’une est la torche éblouissante du centre, la seconde le point de l’astre lunaire (en haut à droite, masqué partiellement par un feuillage) et enfin une lanterne que tient l’un des personnages sur la gauche du tableau. Cette dernière, projetant un faible halo, vient détacher une partie des personnages de l’arc de cercle qui, sans cela, seraient restés dans l’ombre. Ainsi, malgré les conditions de faible visibilité que cette scène de nuit pouvait produire, Watteau, de façon plus qu’astucieuse, a-t-il trouvé les moyens non seulement de restituer l’ensemble de l’assemblée, mais il a introduit dans ce qui semble être une réelle scène d’extérieur (le fond sombre avec la lune pourraient figurer sur un décor peint mais les branches qui se détachent sur la partie supérieure gauche du tableau obéissent bien à la lumière de la torche), toute la théâtralité d’un jeu scénique. Ces glissements permanents entre situations réelles et fictives, que facilitent les figures costumées (personnes ou personnages) fondent l’une des particularités des univers ambivalents que le peintre a presque systématiquement cherché à produire dans son œuvre.

[...]


[1] - Paul Mantz, Antoine Watteau, La librairie Illustrée, 1892, p. 20
[2] - « Le Musée de Nantes croit avoir un Watteau, fort curieux du reste, où l'on voit Arlequin, dans une carriole traînée par un âne, et rencontrant Pantalon, Pierrot et Colombine » Je connais ce panneau, mais il me laisse perplexe et je suis loin de le garantir. » écrivait Paul Mantz, Antoine Watteau, La librairie Illustrée, 1892, p. 180
[3] -Vinaigrette : 1680 « ancienne voiture à deux roues, analogue à la chaise à porteur » (Rich.). Dér. de vinaigre*; suff. -ette (-et*); sens 2 à cause de la ressemblance avec les petites voitures des vinaigriers. Définition du CNRTL
[4] - Élisabeth Martin, Découverte à Paris d’un plafond peint à décors de singeries…, In Situ 16, Revue des patrimoines, 2011

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