Marie Claire Mitout, Les plus
belles heures, 07.2014
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« La biche est revenue dans
le bois », vient annoncer un visiteur à celle qui lui ouvre le portillon
de son jardin. Présentée de profil, cette silhouette frêle vêtue d’une ample
chemise bleue représente selon toute évidence l’auteur, Marie-Claire Mitout,
dans une peinture de 2014. Même resituée dans le contexte d’une discussion de
bon voisinage cette phrase résonne de façon énigmatique.
Rien de particulier dans les
éléments paysagers n’indique l’existence d’un bois. Ici, il s’agit juste d’un
coin de jardin avec une haie taillée derrière laquelle deux pavés rose et rouge
évoquent le volume d’une maison que longe un chemin qui serpente à flanc de
colline. Le sol en terre rouge de l’enclot, jonché de feuilles vertes est
interrompu au premier plan par une zone de bandes ocres et noires qui pourrait
bien figurer le plancher d’une terrasse et, sur celle-ci, un rectangle gris
pouvant être le plateau d’une table supportant des pots de jeunes plants. Ces
plantes par leurs formes ramassées en rosace et leurs feuilles en pointe
évoquent des crassulacées dont deux d’entre-elles semblent être en début de
floraison.
Le retour de la biche, évoqué dans
cette conversation, est-il de bon ou de mauvais augure ? Et d’ailleurs la
formule relève-t-elle d’un fait réel ou d’une métaphore ? La biche et le
bois sont-ils à prendre au sens propre ou figuré ? Ne voyant ici dans
cette gouache ni l’une ni l’autre et quelque soit le ou les sens de cette
phrase, sa simple présence introduit inévitablement un ressort particulier à la
situation représentée.
*
Cherchant, à tort ou raison, à en
comprendre la signification, et sachant qu’il n’est pas rare en ce cas qu’une
peinture en convoque d’autres, c’est d’abord le sujet des deux personnes
disposées de part et d’autre d’une barrière qui s’est imposé.
Camille Pissarro, La barrière, 1872 |
Camille Pissarro, par exemple,
dans une peinture de 1872, présente dans un paysage automnal un motif similaire : une paysanne dans un jardin que
longe un petit chemin semble avoir interrompu sa tâche pour discuter avec un
homme accoudé à l’enclos. La gamme chromatique en demi-ton, faite de camaïeux
de verts et de bruns, rehaussée à peine de bleus gris et de roses, baigne
l’ensemble d’une lumière douce tandis qu’une zone éclairée à l’arrière plan
découpe les reliefs d’un village. L’atmosphère paisible de cette scène rurale où
l’on assiste de loin à une causette amicale exprime l’essence d’un moment
simple.
C’est une tout autre ambiance qui
se dégage du tableau La barrière fleurie
de Paul Sérusier (1889). De part et d’autre d’une structure rustique en bois
qui tient lieu de clôture, échelle horizontale qui semble onduler en travers de
la composition, se tiennent deux femmes : celle de gauche, à l’intérieur
de la propriété est présentée de trois-quarts ; vêtue de clair et portant une
coiffe blanche, elle semble jeune. Celle de droite qui se tient sur le chemin,
est vue de dos, la tête sous un fichu est revêtue de vêtements sombres et
chaussée de sabots. Elles se font face et le doigt levé de la jeune femme
semble indiquer un échange entre elles sans pour autant que l’on puisse en
saisir la teneur. Lui indique-t-elle son chemin ou désigne-t-elle le buisson
fleuri en arrière plan ?
Paul Sérusier, La barrière fleurie, Le Pouldu, 1898 |
Contrairement au tableau de
Pissarro le paysage ne s’inscrit pas ici dans une grande profondeur mais
propose plutôt une certaine frontalité, de la bande d’herbe d’un talus à la
forme trapue d’une chaumière dont la toiture bouche l’horizon et que la
rythmique verticale de troncs d’arbres barre littéralement. La gamme
chromatique dans une dominante de verts et de roses ponctuée de bleus ne
cherche pas à restituer une vision réaliste. Composé de masses compactes et imbriquées
(que renforcent la présence près de la barrière de lourds blocs de granit), et
malgré les jeux des courbes, il se dégage ainsi de ce tableau un sentiment
d’enfermement que la floraison blanche d’un buisson (peut-être un hortensia ou
une viorne ?) ne suffit pas à faire oublier.
Bien qu’au premier abord la scène
semble anodine, quelque chose pourtant dans l’agencement général autant que
dans l’utilisation de certains détails donne à cette rencontre une tonalité
symbolique voire allégorique. La borne en pierre dans laquelle est fichée le
bras pivot de la barrière, sa silhouette étrangement découpée, la forme même de
cette barrière arc-boutée entre les deux personnages et qui, tout en faisant
office de séparation, les réunit pourtant visuellement… Quelque chose ici se
joue qui visiblement nous échappe.
Gauguin, Bonjour,
Mr Gauguins !, 1889 - Gauguin, Bonjour,
Mr Gauguin ! (2), 1889
Une toile de Gauguin - ou plutôt
deux variantes d’un même tableau : Bonjour
Mr Gauguin ! - très proche dans le temps et l’espace (1898, Le Pouldu)
de celle de Sérusier présente une situation analogue mais, cette fois-ci, c’est
une figure masculine, le peintre lui-même, qui, se tenant debout derrière une
barrière, est salué par une femme. C’est cette peinture qui semble la plus proche
du dispositif de la rencontre représenté par M-C Mitout, de part la frontalité
de la figure masculine mais aussi, sur la gauche, par la présence d’une maison.
Le paysage chez Gauguin est cependant plus boisé et plutôt nocturne.
On a voulu voir dans ce tableau la
représentation de la figure de l’artiste sombre et solitaire (de l’artiste
maudit) empêché d’arriver à destination (la route barrée) soit, de façon
symbolique, d’arriver à ses fins artistiques. Pourtant l’interpellation de la
paysanne située de l’autre côté de la barrière serait plutôt une invitation à
engager la discussion et peut-être même à passer l’obstacle… A moins que
surprise par l’arrivée de l’homme elle n’exprime soulagée ce salut qu’après
l’avoir reconnu. Quoi qu’il en soit cette rencontre pourrait n’être à priori que
le résultat d’une simple promenade.
On peut compléter l’interprétation
habituelle par le sous-entendu contenu dans le titre qui, on l’a supposé, est
en référence directe avec la toile manifeste de Courbet, La Rencontre ou Bonjour Mr
Courbet ! Quelques temps avant de revenir à Pont-Aven, Gauguin et Van
Gogh s’étaient rendus d’Arles à Montpellier pour visiter le Musée Fabre. Si Van
Gogh avait notamment apprécié les œuvres de Delacroix et le portrait d’Alfred
Bruyas par Courbet, pour Gauguin visiblement c’est plutôt La Rencontre qui devait le marquer. Cette visite devait confirmer
les désaccords esthétiques de l’un et de l’autre, entrainant la rupture brutale
que l’on sait.
Mais qu’est-ce que Gauguin
avait-il bien su voir dans le tableau de Courbet qui l’attirait à ce point,
sinon peut-être une certaine forme de religiosité dont son séjour à Pont Aven
lui avait fait comprendre le rapport complexe qu’entretenait la population bretonne
à cet égard. Autrement dit, toute représentation d’une situation, aussi
ordinaire soit-elle, n’est jamais sans raviver d’autres situations et raconter
d’autres histoires.
Gustave Courbet,
La rencontre ou Bonjour Mr
Courbet !, 1854
Avant de revenir à la signification possible du tableau de Gauguin,
et bien qu’il soit somme toute formellement éloigné de celui de Courbet, prenons
le temps de faire le détour par celui-ci puisqu’on l’a volontiers considéré comme
la référence implicite.
Dans un compte rendu de la toile
présentée au Salon de 1855 Edmond About le décrivait ainsi : « Le plus
important des nouveaux tableaux de M. Courbet est la Rencontre, ou Bonjour,
monsieur Courbet ! ou la Fortune
s'inclinant devant le Génie. Le sujet est d'une grande simplicité. Il fait
chaud; la diligence de Paris à Montpellier soulève au loin la poussière de la
route; mais M. Courbet est venu à pied, il est parti de Paris le matin sur les
quatre heures, à travers champs le sac au dos, la pique en main. Entre onze
heures et midi il arrive aux portes de Montpellier. Voilà comme il voyage ! […].
M. Courbet a mis soigneusement en relief toutes les perfections de sa personne
son ombre même est svelte et vigoureuse; elle a des mollets comme on en
rencontre peu dans le pays des ombres. M. Bruyas est moins flatté c'est un bourgeois.
Le pauvre domestique est humble et rentré en terre comme s'il servait la messe.
Ni le maître ni le valet ne dessinent leur ombre sur le sol; il n'y a d'ombre
que pour M. Courbet, lui seul peut arrêter les rayons du soleil. […]. » [1]
Comme souvent dans ce genre
d’exercice, le ton sarcastique de ce qui se veut une critique, montre que son
auteur, trop occupé à charger le peintre, à moins regardé le tableau qu’il n’a
cherché d’abord à en démonter l’argument. Rappelons tout d’abord que le titre
du tableau tel qu’il fut donné lors de sa présentation au Salon de 1855 était
simplement La rencontre, ce qu’il donne en effet à voir : trois hommes, figurés en pied
dans un paysage, s’y saluent et que ce n’est qu’à la suite de la critique que
l’autre titre qu’on lui connaît aujourd’hui (Bonjour Mr Courbet !) s’est imposé. Sur la gauche de la toile,
donc, les deux premiers personnages ont des mises soignées (gants blancs,
cannes à pommeau) qui indiquent à la fois une allure citadine mais aussi
une certaine distinction sociale, tandis
que sur la droite, leur faisant face, le troisième est vêtu dans tenue plus
rustique (en bras de chemise, la veste sur le barda qu’il porte sur le dos). Notons
aussi au sein de ce trio la présence d’un chien. Les expressions des trois personnes,
successivement de gauche à droite, signalent : le respect humble, la
courtoisie discrète mais néanmoins attentionnée et la fière assurance, le tout
laissant supposer que ces trois personnes qui se croisent en chemin se
connaissent déjà. Il pourrait donc ne s’agir ici que d’une salutation aimable
lors d’une promenade, un sujet en apparence peu spectaculaire si ce n’était
précisément, comme y insiste l’auteur de la critique que celui-ci figure, la
rencontre du peintre Gustave Courbet et d’Alfred Bruyas, collectionneur et
mécène.
Réalisé en 1854, après le séjour
du peintre à Montpellier, le tableau qui était une commande d’Alfred Bruyas se
voulait sceller la relation entre le riche héritier, désireux de promouvoir une
forme plus moderne de l’art, et le peintre, heureux de participer activement à
ce projet. Déjà en 1853, un portrait de Bruyas par Courbet réalisé à Paris, contenait
sans équivoque l’intention de cette collaboration : le collectionneur y était
montré debout, de trois quarts, dos appuyé à une cloison, une main posée sur le
plastron l’autre sur la couverture d’un ouvrage portant l’inscription
« Études sur l’Art moderne. Solution. » et attribué à Bruyas »[2]. La
« solution » suggérée ici pouvant-être précisément celle d’une
association intéressée comme en témoigne l’enthousiasme de cette formule de la
correspondance du 3 mai 1854 : « Je vous ai rencontré. C'était inévitable,
car ce n'est pas nous qui nous sommes rencontrés, ce sont nos solutions ».
Contrairement à ce qu’avance
About dans sa critique, et que l’on retrouve dans de nombreux autres
commentaires, le moment de La Rencontre
n’est pas celui du jour de l’arrivée de Courbet à Montpellier, puisque l’on
sait que celui-ci arriva par le train et non en diligence et donc, il est fort
probable que le lieu représenté dans le tableau soit très certainement une vue
paysagée idéale de la campagne de l’Héraut. La tirade du solide marcheur de
fond avalant la route depuis Paris en une journée, toute ironique qu’elle fût,
n’est présente, on le sait, que pour renvoyer à une anecdote connue[3] et
justifier de l’argument de la robustesse de l’artiste sur laquelle elle
ironise. De toute façon il paraît logique que pour un séjour de quelques mois
le peu de bagages que transporte le peintre ne serait pas suffisant, d’autant
que « le sac à dos » n’est en réalité qu’une boite de peinture. Enfin,
s’il fait beau comme en témoigne le
grand ciel dégagé, il ne fait certainement pas aussi chaud que cela - Courbet,
arrive en mai 1854 -, à en juger notamment par les tenues de Bruyas et de son serviteur
ainsi que le plaid que celui-ci tient replié sur son bras.
Si l’on peut s’interroger sur le
choix d’un tel lieu pour figurer une rencontre symbolique, comme Courbet a
certainement dû le faire lui-même en élaborant son tableau, on comprendra que
la route présentait sans doute plusieurs avantages : elle exprimait
d’abord l’idée d’un « chemin à parcourir ensemble » avec Bruyas mais
permettait surtout de mettre en valeur par une vue d’extérieur quelques uns de
ses sujets de prédilection, dont le paysage (une plaine avec un relief
montagneux), la peinture animalière (le chien)…
Gustave Courbet, Les jeunes femmes du village, 1852
L’organisation des figures de La Rencontre, qui reprend pour partie un autre de ses tableaux, Les jeunes femmes du village (1852), mais dépasse l’intention de la simple scène champêtre, s’affirme comme une toile manifeste en prenant date de cette association artiste / mécène et mettant les deux protagonistes sur un pied d’égalité ou presque, puisque l’on insiste souvent sur le fait que Courbet se serait présenté à son avantage au profit de Bruyas.
Cham dans Le Charivari du 25 juin 1955
Très mal accueillie au Salon de 1855,
le tableau emblématique de l’association Courbet / Bruyas fit la joie des caricaturistes. Ainsi
Cham dans Le Charivari du 25 juin 1855 ironise sur la « Leçon de politesse
donnée par M. Courbet à deux bourgeois » et Quillenbois,
dans L’Illustration du 21 juillet 1855 se
moquant de « la peinture réaliste de monsieur
Courbet », ira jusqu’à mettre à genoux l’hôte et son valet aux pieds du
peintre en sabot. Tous insistent, sur le fait qu’Alfred Bruyas ne serait ici,
pour Courbet, qu’un faire valoir et qu’il aurait été abusé par un manipulateur
ambitieux.
Cependant, au lieu de vouloir
interpréter ces différentes postures en attribuant au peintre une intention
d’arrogance et à son collectionneur une position fragile ou un esprit faible,
on pourrait considérer que Courbet n’a cherché qu’à exprimer les caractères
exacts des personnes représentées : l’un solide et volontaire et décidé
d’aller de l’avant, l’autre d’apparence plus réservée mais de noble allure. C’est
par cette interprétation, soit trop hâtive, soit maligne, des attitudes, que la
critique de l’époque, déjà irritée par le comportement de Courbet en rupture
avec les principes convenus et les standards académiques, a cru bon de donner
de la griffe pour écorner une fois encore l’image du peintre réaliste. Il n’en demeure pas moins que Bruyas, atteint par ces
allégations et éprouvant peut-être un sentiment de trahison de la part de
Courbet, renoncera pour un temps à présenter à nouveau cette peinture au public.
Planche et détail d’une gravure populaire de 1831, Le vrai portrait du juif errant tel qu’on
l’a vu passer en Avignon le 22 avril 1784
On sait aujourd’hui que pour le
motif principal de sa toile Courbet s’est vraisemblablement inspiré d’un détail
d’une gravure populaire[4] de
1831. L’image en question, figurant sur une planche s’intitule Le vrai portrait du juif errant tel qu’on
l’a vu passer en Avignon le 22 avril 1784 et la légende correspondant au
détail choisi étant Les bourgeois de la
ville parlant au juif errant. Il est probable que si la critique de
l’époque avait eu vent de l’utilisation de cette source - mais peut-être
l’était-elle déjà ? - elle aurait certainement été plus virulente encore, maints
cas d’impostures de vagabonds vivant de l’aumône d’âmes charitables et crédules
ayant été mis à jour. Or, s’il est évident que l’intention de Courbet n’était
pas de s’identifier à la figure du Juif errant, on peut par contre supposer qu’il
a pu, en un certain sens, avoir l’impression de tenir le rôle d’apôtre de l’art
Réaliste dont il défendait la cause. La représentation de cette figure d’apôtre
est d’ailleurs présente dans son corpus dès 1850 sous les traits de son ami Jean Journet
(L'Apôtre partant pour la conquête de l'harmonie universelle). On peut
alors comprendre que les termes de « pèlerin », « d’apôtre »,
voire « de prophète », quoique sa peinture ne soit pas de
nature religieuse, aient pu être fréquemment associés dans l’imaginaire
collectif de la critique de l’époque, à cette œuvre
*
Plusieurs interprétations du
tableau ont insisté sur le fait que Gauguin ainsi enveloppé dans une longue
redingote à volants pouvait évoquer l’allure d’un pèlerin. Cette proposition
n’est ni fondée, ni logique. Si la paysanne bretonne reconnaît l’homme comme
étant Gauguin c’est qu’elle le connaît déjà et ceci, entre autres choses grâce justement
à la particularité de son accoutrement (manteau et béret), caractéristique d’un
citadin. D’ailleurs non seulement la femme le reconnaît mais elle le salue ce
qui donne à penser qu’il y a là une certaine familiarité, ce qui n’aurait rien
d’étonnant. En fait Gauguin a séjourné à deux reprises à Pont-Aven : c’est
sur les conseils d’un ami et suite à une situation économique difficile qu’il y
vient pour la première fois en 1886 puis y revient de 1888 à 1891. Les deux
toiles intitulées Bonjour Mr Gauguin !
datent de ce second séjour.
En les observant de près on
constate qu’elles présentent des différences notables concernant notamment la
figure féminine et le traitement du paysage. Dans la première version la femme
située à l’extrême droite n’est représentée que partiellement et de profil, apparemment
accoudée à la barrière, ce qui peut signifier qu’elle a vu venir le peintre.
Dans la seconde elle est présentée de dos et semble se retourner en direction
de Gauguin ; elle porte, enroulée à l’avant bras, ce qui pourrait être une
cordelette et l’attitude cette fois-ci indique qu’elle a pu être surprise
tandis qu’elle s’afférait à une tache. Si pour le premier tableau l’ambiance
chromatique générale évoque plutôt une scène diurne avec un ciel chargé ou
orageux, la seconde par la présence d’un disque blanc derrière la maison située
en arrière plan fait davantage penser à une nuit de pleine lune. Cependant, il faut
le préciser, ni dans un cas ni dans l’autre, Gauguin n’a eu l’intention de
restituer un espace réaliste mais s’est plutôt attaché à en proposer une vision
onirique. Si l’hypothèse également avancée du Juif errant apparaissant au
détour du sentier semble farfelue, il est par contre envisageable, compte tenu
de la nature des autres œuvres qu’il réalise à cette époque (Le Christ jaune, Le Christ vert…) que ces deux variantes comportent une dimension
mystique.
Car si le peintre s’est attaché à
saisir l’âme du Finistère et de ses habitants, s’il en a perçu la rudesse
autant que le charme « sauvage », il a également su traduire
l’importance de leurs croyances et des superstitions. N’est-ce pas ce que
représente par exemple une peinture comme
Vision après le sermon, où un
groupe de femmes bretonnes bercées par les paroles qu’elles viennent d’entendre
de leur curé sont à en proie à une hallucination collective croyant assister au
combat de Jacob et de l’ange sur l’herbe d’un pré rouge alors qu’il ne s’agit
là probablement que de la silhouette lointaine d’une vache.
Observons encore dans Bonjour Mr Gauguin ! le dessin de
la barrière et plus particulièrement la réunion des montants en bois (vertical
et horizontal supérieur) forme une sorte de croix archaïque et se superpose à
celle de l’homme. Par ailleurs, cette barrière qui les sépare physiquement
pourrait avoir la même fonction que la colonne dans nombreuses représentations
des annonciations, soit celle de matérialiser symboliquement deux espaces à
l’intérieur d’un même récit, rendant ainsi possible la rencontre de Gabriel et
de Marie ; ou pour prendre une autre rencontre célèbre du récit biblique,
celle de Jésus ressuscité et de Marie-Madeleine, où la parole prononcée,
« Noli me tangere » (ne me touche pas !), sert d’interdit
symbolique, de frontière au contact entre deux mondes. Dans le premier cas de
figure Gauguin apparaîtrait en ange annonciateur et dans le second en Christ. Ce
qu’il assumera pleinement dans d’autres peintures de cette époque (Le Christ jaune) allant même jusqu’à se
représenter sous les traits du Christ au
jardin des oliviers.
En se représentant comme une
probable apparition aux yeux de la paysanne bretonne, Gauguin n’annonçait-il
pas aussi le rôle qu’il comptait tenir dans sa participation à l’école de
Pont-Aven ? On se souviendra à cet effet des ses conseils de peinture
donnés à Paul Sérusier en 1888, traduits sous forme de pochade sur le couvercle
d’une boîte à cigares et qui deviendra Le
talisman des peintres Nabis (les « prophètes » en hébreux). Et
c’est là sans doute le seul lien qui existe avec la toile de Courbet.
Il se peut que Courbet, dans son
tableau, ait pêché par manque de modestie ou par orgueil, se donnant à voir lui
aussi en une sorte de prophète ouvrant la voie de l’art moderne, mais il faut
convenir que ce peintre souvent attaqué par les tenants d’un conformisme fade
n’avait d’égal que sa persévérance à tracer sa voie en une peinture âpre,
charpentée, vigoureuse mais aussi sensible. « J'ai étudié, en dehors de
tout système et sans parti pris, l'art des anciens et l'art des modernes. Je
n'ai pas voulu plus imiter les uns que copier les autres. J'ai voulu tout simplement
puiser dans l'entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et
indépendant de ma propre individualité. »[5]. De
même il faut reconnaître la ténacité d’Alfred Bruyas à avoir affirmé ses choix
pour nombre de tableaux qu’il a collectionnés, ténacité qui finalement, n’en
déplaisent à ses détracteurs de l’époque, a porté ses fruits.
*
Peter Blake, La
rencontre ou Bonjour Mr Hockney !
1981
On pourrait à priori penser que
transposant en 1981 une partie de la composition du tableau de Courbet sur une
esplanade de Venice Beach en Californie, Peter Blake
voulait rendre hommage à l’un de ses confrères et compatriote, David Hockney,
comme le laisse entendre le titre de sa peinture. Pourtant il ne fait aucun
doute que l’un des pères du Pop Art Anglais, avec une malice à peine
dissimulée, a pris un réel plaisir à se jouer des codes.
Dans cette version parodique de La rencontre aussi intitulée Bonjour Mr Hockney !, la
posture du groupe et la gestuelle sont
respectées mais c’est Hockney qui occupe la place de Courbet tandis que les
personnages de Bruyas et de son valet sont remplacés respectivement par
Peter Blake et Howard Hodgkin. A l’emplacement de la
diligence se trouve une jeune femme accroupie chaussée de patins à roulettes[6] et d’autres patineurs s’égayent à l’arrière plan. En lieu et
place du vaste horizon de la plaine de l’Héraut se dressent des palissades
portant des inscriptions commerciales et des bâtiments aux formes
anguleuses ; la végétation est composée de platebandes d’herbes rases et
de palmiers élancés dont les silhouettes de trois d’entre eux répondent à la disposition des personnages. Ajoutons
que ces éléments retenus pour ce décor sont de toute évidence un clin d’œil
appuyé aux paysages urbains représentés par Hockney de ces lieux au milieu de
années soixante.
David Hockney California Bank, 1964 - Savings and loan buildings,
1967
En 1979, Blake, invité à Los
Angeles pour l’inauguration de l’exposition This
Knot of Life, à LA Louver Gallery (Los Angeles), où il présente son travail
avec quelques uns de ses confrères, s’y rend en compagnie de Howard Hodgkin. Sur place tout deux passent du temps avec Hockney qui
réside à nouveau depuis un an dans cette ville et assistent dit-il : « en
voyeurs aux énormes jeux de mondanités qui se manigancent dans les
soirées et les vernissages ». A cette époque, l’œuvre d’Hockney est passée
d’un réalisme quasi photographique à une facture faite de touches plus amples
et marquée par une palette vive, voire criarde. Ce changement de registre plastique,
qui correspond à son second séjour aux Etats-Unis, est associé à une réflexion
sur la représentation de l’espace s’appuyant à la fois sur les leçons du
cubisme et sur une pratique du photomontage ; les peintures qu’il réalise
alors assument davantage le rapport aux jeux de plans et basculent vers une
simplicité volontairement naïve.
David Hockney.
Santa Monica Boulevard, 1979.
S’il est intéressant d’observer que le choix des patineurs
présents dans Bonjour Mr Hockney ! est
lié à des motifs peints ou dessinés par celui-ci (ce qui indique évidemment que
le choix du lieu n’est sans doute pas fortuit), le nom « Venice
Beach », ne l’est sans doute pas moins, car quoi de plus factice et d’ordinaire
que l’aménagement spatial de cette aire de jeux en bord de mer ? Et quoi de
plus éloigné en effet du faste et du charme de la célèbre cité lacustre que ces
contre-allées bétonnées où se dressent des bâtiments commerciaux ?
David Hockney. Skaters, Venice, 1979
En plaçant le groupe des trois peintres dans ce contexte anodin et
trivial plutôt que dans un paysage sublime, on peut supposer que Blake
souhaitait à la fois donner le change au réalisme de Courbet tout en ironisant
sur la valeur relative du lieu choisi pour cette « rencontre au
sommet ». De même, en ne choisissant pas, comme l’avait fait Courbet, de
se représenter comme personnage
principal, mais l’attribuant à Hockney, il se donnait - à lui mais également à
Hodgkin - non seulement des rôles plus modestes, mais retournait, de ce fait,
la situation du tableau original, l’hôte étant le grand peintre californien et
eux de simples visiteurs. A cette permutation des fonctions et des attributs,
le parti pris plastique consistant à ne pas préciser les traits du visage
d’Hockney et à laisser flotter le bas des jambes en une zone inachevée - alors
que son bracelet-montre, son cigare, son chapeau sont d’une grande
netteté ? - attribuait à la figure une sorte d’aura nimbée, renforçant
l’impression d’une apparition quasi prophétique devant laquelle s’inclinent ses
amis avec déférence. Enfin pour préciser cette intention ironique, Blake
ajoutait une pointe d’ironie en faisant ici du bâton sur lequel s’appuie
initialement Courbet une brosse géante, soit un sceptre ridicule.
Howard Hodgkin et Peter Blake
photographiés par David Hockney lors de leur séjour en Californie, en 1979
Loin du
dandysme séducteur qu’empruntait au tournant des années 80 son compatriote et
néanmoins ami, Peter Blake dans ce tableau faisait non seulement état de
la façon particulière qu’il a de combiner les fragments de la culture du passé à
celle du présent, fondant ensemble imaginaire et réalité, mais aussi affirmait son
aptitude à rester vigilant aux pressions des modes. Certes Blake
savait et reconnaissait le talent de celui dont la réussite artistique et
sociale était grandissante, mais, se souvenant sans doute de cette parabole qui traite du caractère de l’orgueil et de l’humilité[7] il pourrait avoir voulu ici la lui
rappeler.
*
Parfois, la
magie d’une formule apparemment ordinaire comme un simple « bonjour »
prend toute sa valeur pour l’imaginaire qui s’en saisit. La biche au bois
évoquée au portillon d’un jardin peut soudain devenir emblématique et l’on
croit y desceller une possible allusion à l’animal d’Artémis ; on établit
des passerelles avec des œuvres susceptibles d’évoquer le sens de la phrase, on
pense à tors à celle de Frida Kalho qui pourtant n’est pas une biche mais un
cerf transpercé de flèches, et l’on se souvient soudain que c’est plutôt d’une
photographie de l’artiste mexicaine caressant une jeune biche qu’il s’agissait
sans doute, on croise les biches de William Morris perdues dans la végétation
dense d’une futaie d’où s’envole une perdrix, et puis l’on revoit avec
tristesse celle, morte, peinte par Courbet…
Or, voilà :
la biche qui est revenue dans le bois est bien une biche, ou plutôt
un chevreuil femelle, dit Marie-Claire Mitout en précisant : « au-dessus des maisons qui sont construites sur une terre très en
pente, il y a un bois avec des chevreuils… ». La conversation de voisinage
rapportée dans cette peinture, toute étrange qu’elle paraisse, serait alors
bien littérale si Marie-Claire n’ajoutait avec malice : « … un bois sacré avec des chevreuils sacrés… ».
Aussi plaisons-nous
à penser que si « biche ou chevreuil» et « bois » désignent
bien des éléments réels, dont les présences aux alentours de sa maison sont à
ses yeux d’heureux évènements, les valeurs symboliques qu’elles recouvrent tiennent
bien de bons augures ! A la bonne heure !
[1] - Edmond About, Voyage
à travers l’Exposition des beaux-arts, Paris, Librairie de L. Hachette et
Cie, 1955, pp. 204-205)
[2] - « Bruyas, depuis
1851publie chaque année un volume de sa collection, où il exprime ses idées sur
les fins et les moyens de l'art, sur la condition politique et sociale en
général, domaines dans lesquels il souhaite jouer un rôle important… »
est-il indiqué dans une notice du Musée Fabre de Montpellier.
[3] - Anecdote liée au récit
qui voulait que Courbet fît un jour la route à pied entre Besançon et Ornan
[4] - Gravure par P. Leloup Du
Mans.
[5] - Gustave Courbet, Le Réalisme, 1855
[6] - Blake
indique cependant avoir utilisé une photographie de sa fille Daisy pour le
motif de la patineuse et même avoir refait le déplacement l’année suivante en
ces lieux pour compléter sa documentation.
[7] - Cette parabole du Pharisien et du Publicain se conclue
ainsi : « Car quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse
sera élevé. ».
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