Françis Bacon
A corps éperdus
Dans un article intitulé Le motif baconien : une forme mémorable[1], Annie Mavrakis, qui s’intéresse particulièrement à la
récurrence, chez Francis Bacon, d’un sujet qu’elle nomme le « couple masculin enlacé », rappelle
que les figures peintes « dérivent de plusieurs photos de Muybridge,
ici choisies dans une séquence reconstituant en mouvement l’affrontement de
deux lutteurs dont les corps imbriqués, qu’on ne peut parfois distinguer l’un
de l’autre, se retrouveront dans maintes toiles […]. ».
L’utilisation des études
cinétiques de Muybridge a été identifiée dès 1950. Pourtant c’est l’inventaire
précis du matériel de l’atelier de l’artiste, après sa mort, qui a permis de
mieux comprendre les éléments du processus créatif, comme par exemple le fait
qu’il existait souvent non pas une reproduction photographique ayant servi de
modèle mais plusieurs, et que l’état de ces documents atteste de manipulations
fréquentes, volontaires ou involontaires (découpes, pliures, marquages,
macules…) dont on retrouve l’emploi direct dans les peintures, ou encore que
les propres reproductions de l’artiste étaient mélangées avec d’autres sources
iconographiques au murs et au sol de l’atelier… « Je trouve que je peux
travailler d'après les photographies d'œuvres que j'ai faites des années
auparavant et qui sont devenues très suggestives. » disait par exemple
Francis Bacon.
The
Human Figure in Motion d’Eadweard Muybridge
Deux pages extraites de livres ou de revues retrouvées
dans l’atelier de Francis Bacon.
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La première toile évoquée dans l’article, Two figures (1953), représente deux personnages nus sur un lit dans un espace que l’on pourrait qualifier de pièce en s’appuyant sur les quelques signes sommaires tracés que sont des lignes de sols pour un plancher, des rayures verticales et des arêtes d’un cube perspectif sommaire pour désigner les cloisons. Si l’on s’en tient aux sujets de la source photographique utilisée par Bacon on peut en déduire que ces corps sont ceux de deux hommes, l’un couché sur le dos et l’autre le chevauchant. En observant les figures peintes et en les comparant à celles de la planche photographique n° 345 de Muybridge - il semble vraisemblablement qu’il s’agisse ici de la septième des douze vues de la décomposition du mouvement des lutteurs -, on peut constater qu’il ne s’agit pas d’une restitution exacte de leur posture puisque, d’une part, seule la figure qui a le dessus dans le combat a été utilisée par Bacon et que d’autre part, la silhouette peinte est plus massive que celle photographiée.
Francis Bacon, Two
figures 1953
Ensemble et détail d’une planche de The Human Figure in Motion, Two
Wrestlers, 1887 d’Eadweard Muybridge
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La tonalité monochrome de la toile qui reprend celle des clichés de Muybridge, l’intensité lumineuse accentuée des pans sombres et des zones brutalement éclairées, le contraste des traitements des matières entre les draps, les corps et le décor, la virulence des coups de brosses hachant la partie supérieure de la toile et venant mordre les visages jusqu’à les effacer partiellement, transposent le sujet initial des lutteurs en une vigoureuse scène érotique. Comme dans de nombreux tableaux de cette époque les corps humains contiennent très nettement une bestialité - là encore il s’agit d’un motif récurrent chez Bacon - que renforce leur encagement. Plus encore que vigoureuse, c’est même l’expression d’une cruauté qui se manifeste ici, jusqu’aux lèvres retroussées de la bouche de l’un d’eux révélant sa dentition (autre motif récurrent…).
On peut se demander pourquoi, de
cette séquence d’images, c’est plutôt cette pose-ci qui a retenu l’attention de
l’artiste (surtout lorsqu’on sait qu’il souhaitait, comme le dit Annie Mavrakis, représenter un couple faisant l’amour) car
d’autres vues sont à cet égard bien plus suggestives. S’agissait-il pour Bacon
d’insister sur la violence de l’acte, de qualifier la brutalité physique du
corps à corps amoureux et de souligner justement l’étrange proximité entre la
lutte et l’accouplement présent dans les photographies, et dont l’auteur de
l’article assure avec une certaine naïveté que « l’association de
la violence avec l’érotisme des corps nus n’a vraisemblablement pas été voulue
par le photographe » ?
Réplique en marbre du 1er siècle après J-C
d’un bronze grec du 3ème siècle avant J-C
Robert van Audenaert (1663-1743), Lutteurs ;
Villa Médicis
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Il est aussi possible que le
détail prélevé chez Muybridge, qui est déjà un écho (conscient ou non) à la
célèbre sculpture Les Lutteurs Médicis[2] et que Pline qualifiait
de « syplegmata » (que l’on peut traduire par : sculpture de figures fermées dans la lutte
purement physique ou amoureuse) fut aussi présente dans l’esprit de Bacon. Il y
aurait d’ailleurs fort à parier que c’est une vue de ce même groupe de lutteurs
(sous un autre angle, ou peut-être une variante réalisée par Canova ?) qui
a inspiré la composition du tableau Figure
en Mouvement de 1976.
Francis Bacon,
Figure en Mouvement de 1976
Lutteurs, réplique en bronze d’une sculpture du 3ème
siècle avant J-C
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Le motif du « couple masculin
enlacé » qu’évoque Annie Mavrakis dans son article, apparaît en effet dans une
dizaine de toiles de Bacon de 1970 à 1991, mais la nature de la représentation par
rapport à la toile de 1953 a
changé. Si Bacon a conservé les jeux de modelé qui sculptent les corps, le
travail du cerne et de la découpe des formes sur les fonds est plus nettement
marqué. La palette chromatique est également plus colorée, restituant par des
totalités roses/orangées les nuances des chairs tout en jouant des transparences
qui laissent remonter le grain de la toile. Les figures sont des enveloppes
dont les contours évoquent autant ceux de roches polies que de baudruches et
dont la consistance oscille entre l’agglomérat de la viande et d’un plasma. Tailladés,
décomposés puis étrangement réunis, les membres s’emboîtent ou se fondent l’un
dans l’autre au point parfois de n’être plus qu’un seul volume où pleins et
vide évoquent les grandes sculptures ajourées de Moore.
Francis Bacon, détails
de plusieurs tableaux de 1970 à 1991
Ed. Muybridge
Animal Locomotion, détail de la vignette n°11 de la planche Two Wrestlers
347, 1887
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Il apparaît que ce motif figurant
un coït, sans cesse repris de toile en toile avec néanmoins des variantes
stylistiques, n’utilise pas la même image source que pour la peinture de 1953 (même
si c’est encore chez Muybridge que Bacon puise son inspiration). En effet,
quoique se voulant moins réaliste, ou disons moins fidèle au document
photographique, il semble pourtant, compte tenu de certains invariants
graphiques, que ce soit ici la 11ème vignette de la planche n° 347
du catalogue The Human Figure in Motion, qui a été retenue. Le corps qui se
trouve au-dessus est arc-bouté, fesses en l’air, tandis que celui d’en-dessous
est cette fois-ci couché sur le ventre. De cette vue qui présente elle aussi un
plaquage au sol, le peintre a conservé les poses des deux adversaires en
accentuant cependant le sommet de la composition triangulaire qui se dessinait
dans la photographie. En renforçant également les jeux de courbes - y compris par
l’adjonction d’arcs et cercles, de flèches en rotation… -, en amplifiant la
pénétration des masses jusqu’à leur fusion, Bacon transforme définitivement une
gestuelle de combat en accouplement lequel, par sa répétition et sa variation
dans l’étendue de l’œuvre, devient une formule obsédante, un topos.
Pablo Picasso, Figures au bord de la mer, 1931
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Si la musculature et la charpente
solide des corps de Two figures de
1953 évoquent par exemple celles croisées chez Titien ou Le Tintoret, c’est
davantage aux étreintes peintes par Picasso, et plus particulièrement Figures
au bord de la mer (1931),
que l’on pense pour les représentations de l’acte sexuel chez
Bacon entre 1970 et 1991. On sait d’ailleurs l’attachement de Bacon à
l’œuvre de Picasso, et en quoi la découverte des dessins de ce dernier, présentés
à la Galerie Paul Rosenberg, à Paris, en 1927, fut décisive pour lui. Corps
emboîtés, désarticulés, géométrisation et simplification des volumes, autant
que bouches cannibales, sont des éléments plastiques que le peintre anglais
réinvestira tout au long de son œuvre.
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[1] - Annie Mavrakis, 25 mai 2018
[2] - Découvert en 1583 à Rome, le groupe des Lutteurs, est une réplique en marbre du
1er siècle après J.-C. d’un bronze grec du 3ème siècle
avant J.-C, attribuée tantôt à Myron, Cephisodotus le Jeune ou Héliodore.
Acquise par le cardinal Ferdinand de Médicis, cette sculpture orna sa Villa
jusqu’en 1677 avant d’être transférée au Musées des Offices de Florence. Dès
1594 des gravures permirent d’en diffuser l’existence inspirant plusieurs
artistes. Philippe Magnier a également reproduit vers 1684-1687 le groupe de Lutteurs pour les jardins de Versailles.
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