Hervé Télémaque
L'exposition
qui se tient en ce moment à la Galerie Rouban Moussion réunit un ensemble de pièces qui
retrace une partie de l'itinéraire de l’œuvre de Télémaque. Sculptures,
peintures et collages distribuées sur plusieurs espaces font apparaître cette
logique entrelacée d’un processus plastique et narratif. Intitulée
« l’inachevée conception », elle insiste justement sur les principes
aller-retour permanents qui drainent ce travail, les jeux de résurgences et
d'échos qui tissent le tissu de ce corps. Le vis-à-vis des différents procédés
et des thématiques qu'expriment les pièces exposées rend compte de la diversité
des expériences et de l'insistance (de la ténacité) de l'artiste à créer ce
dispositif en rhizomes qui couvre le sol du territoire de l’œuvre. Ce parcours
visuel donne une importance particulière à la matérialité des œuvres tout en
brassant un large pan de l'histoire de l'art moderne et avec son histoire
personnelle.
*
Une roue, un clou, une selle, une
canne, un maillet, une trompette, un dé, un coffre-fort, une pince à linge,
quelques animaux, des sections de corps… L’inventaire des objets et des figures
mille fois dressé depuis le début des années soixante compose l'univers
plastique d’Hervé Télémaque. Ce furent d'abord des prélèvements ponctuels au
sein d'un vaste répertoire d'images populaires (publicités, images de presse,
bandes dessinées...) dont la portée se voulait politique sans toutefois
renoncer aux valeurs esthétiques. Les années ont passées, l’œuvre s'est
étoffée, ses formes se sont diversifiées et enrichies de multiples moyens
plastiques, du plan au volume, avec une exigence rare.
Aujourd'hui, regardant
l'ampleur de ce travail qui s'impose comme l'un des plus riches et généreux des
artistes de sa génération, force est de constater que si Télémaque n'a en rien
renoncé à ses intentions premières, à la nature de ses engagements, il a aussi
su en faire évoluer les limites stylistiques, lesquelles confèrent justement à
cette trajectoire davantage que la seule dimension critique d'un mouvement
artistique qu'il a grandement contribué à installer sur la scène française. On
observera cependant que plusieurs des signes qui constituaient les jalons
visibles de son identité, utilisés initialement pour ancrer un discours, et qui
reviennent par vagues régulières à travers les différents temps de l’œuvre,
demeurent - quoique de façon moins appuyée - comme motifs essentiels d'un récit.
C'est par fragments, éclats des
images du monde, bribes de mots, recomposés, assemblés, imbriqués que Télémaque
a cristallisé et cristallise encore ses tentatives de conserver - ou plutôt de
ne pas laisser échapper - voire même de raviver sans cesse l’acuité du regard
qu'il porte sur la société autant que sur sa propre histoire, les deux étant
étroitement liés. Peindre, dessiner, coller, c'est pour lui, je crois, être
témoin actif du monde où il se tient, être à l'écoute des bruissements autant
que des vacarmes, être attentif aux soubresauts de l'Histoire et cela d'abord à
travers le filtre de sa propre histoire, de son humanité.
Ces éléments iconographiques qui
lui servent de points d'accroche, ou de repères, sont apparemment ordinaires,
communs - et il faut ici entendre la polysémie de ce mot - mais n'en sont pas
moins exemplaires ou emblématiques ; et c'est parce que nous pouvons les
identifier, même en partie - suffisamment tout au moins -, que nous les
rapprochons de notre quotidien, que nous nous y retrouvons, que cela nous
regarde.
Mais il serait trop simpliste de
s’arrêter à cet aspect des choses car Télémaque ne s'est pas contenté de
dresser un catalogue mais a justement élaboré le processus de visibilité, ou
pour être plus exact, a inventé pour lui et pour nous les moyens graphiques ou
picturaux permettant de s’affranchir des seules apparences. Ainsi, moins comme
une succession de vues, de situations ou de récits, l'œuvre apparaît comme une
seule et vaste cartographie mentale qui restitue autant les formes que les
multiples interférences qu'elles contiennent ou qu'elles réservent.
Quelques soient les procédés
utilisés (peinture, collage, estampe...), quelques que soient les supports qui
les accueillent, de l'écran lisse de la toile où sont plaqués des accords de
couleurs nets ou posées les couches subtiles, du calque translucide aux bois
teintés, de la rugosité de la toile de jute, etc., les processus de
rassemblement de ces signes épars (lignes, taches, objets, mots...) composent
une trame de langage vive, sensible et mouvante.
Il y a dans ces œuvres
l'équivalence de ces dépôts que les marées abandonnent sur les plages :
algues, bois flottés, rebuts de cordes ou de filets, amas étranges dont l’œil
ne saisit pas tout de suite la logique de leurs enchevêtrements ni comment les
dénouer, pelotes incongrues de couleurs et de matières que le promeneur
visualise plus ou moins consciemment et parfois mémorise comme un condensé
d'émotions, télescopages inouïs qui, de deux ou trois formes, se fondent
finalement en une seule. C'est entre enfouissements et exhumations que
s'élaborent, pour l'artiste puis pour le regardeur, les significations
possibles, en un jeu de ressacs inachevés.
La juxtaposition (contact) et/ou
la superposition (strate) de ces éléments obéissent aux principes de
fragmentation et d'hybridation déjà évoqués, comme le seraient les pièces d'un
puzzle ou d’une maquette, mais dont on comprend bien vite que certaines
manqueront pour recomposer l'ensemble : images lacunaires, zones blanches,
trous noirs et nœuds graphiques, conférents aux figures représentées le statut
d'objet intermédiaire. Ce principe qui existe depuis le tout début du travail
correspond très certainement à celui du Surréalisme, formes métamorphiques,
laps et résurgences si propres aux rêves mais aussi simultanément à celui de
certains travaux Cubistes, deux repères historiques prédominants de l’œuvre.
La représentation par collage d'un
organe (un cœur par exemple) peut aussi bien évoquer les pétales d'un bouquet
ou les pales d'une hélice, un tube de papier calque présenté ouvert être
associé à une canalisation qui se brise ou à une artère rompue, une feuille de
kraft enroulée suggérer une branche ou tout aussi bien un câble électrique ou
une trique, ou un pinceau... C'est par cette pratique volontaire de faire muer
(et muter) les formes, celui des jeux d'équivalences formelles qui les font
osciller aux lisières des incertitudes que s'inaugure le terreau des images de
Télémaque, celui d'un territoire où s'opèrent des glissements subtiles qui
ouvrent simultanément plusieurs cheminements, où rien ne s'affirme jamais d'emblée
- un sac en papier kraft au plis cassants est aussi déjà une sorte de
chauve-souris, une branche qui fait coude serait un probable genou, une pierre
un crâne et une suite de selles un horizon montagneux.
Caraïbe II (1997) joue par
exemple de ces ambivalences. Un cadre d'allure sommaire, fixé
perpendiculairement au mur par de l'un de ses côtés, supporte différentes
pièces de bois découpées, peintes ou teintées au marc de café, disposées à
l'avant et à l'arrière des montants les plus longs, un peu comme le serait les
panneaux d'un décor de théâtre simulant une profondeur. De loin, l'assemblage
évoque un paysage de montagnes vues frontalement depuis un littoral - un fusain
préparatoire à cet assemblage semble d'ailleurs le confirmer -, mais cela
pourrait tout aussi bien représenter, de façon plus enfantine, la silhouette
d'un bateau battant pavillon noir, ou encore une sorte de mobilier fait de bric
et de broc (souvenons-nous des guitares cubistes de Picasso !). Que ce
paysage des Caraïbes - et même probablement s'agit-il d'Haïti - soit ravivé
sous cette forme bricolée et allusive indique que c'est pour traduire un
souvenir d'enfance, que l'artiste a choisi de mêler perceptions, récits et
matériaux pour lui donner corps.
Al l'en Guinée, dernier travail en date (présenté à la Galerie
Rouban Moussion), a des dimensions imposantes (200 x 1000 cm) et s’inscrit dans
la logique des grandes compositions en frises déjà réalisées par Télémaque
telle que La vallée de l’Olmo. Peint
à l’acrylique sur toile, elle renoue en partie avec l’organisation spatiale de
ces compositions par la présence de fragments de sujets identifiables,
contrairement aux toiles de la suite des Canopées
qui, elles, avaient tenté d’absorber par une saturation de formes et de
couleurs la lisibilité de ces sujets. Ceci étant, comme le laisse entendre
Télémaque dans un entretien, ce tableau serait inachevé.
Disposée sur un fond blanc, la composition est faite de blocs et de figures colorées assez distinctes les unes des autres qui se chevauchent en partie mais laissent entre elles plusieurs réserves. Il semble aussi que ce vaste panorama soit scindé en deux temps dont une ligne bleue oblique vient marquer la séparation. Sur la gauche, des figures féminines vêtues encadrent une forme complexe dont la partie supérieure évoque de façon simplifiée une coupe de fruits ; un texte inscrit dans la partie basse en forme de cœur fait référence au lac de Toba. Dans cette même partie est figurée une bouche sur laquelle s’appuie un arc marron.
Sur la droite d’autres masses
suggèrent des blocs de pierres (ou des météorites) sur lesquels sont superposés
du texte (« the big nothing », le grand néant), des fragments de
corps (jambes et bustes) ; dans le coin inférieur gauche la tête
schématisée d’une mule surnage sur un ensemble de découpes géométriques tandis
qu’à la même hauteur, mais sur la droite, la silhouette grossière d’une
bétonnière (visuellement proche d’une bombarde) semble se déverser au sol d’un
chantier où est écrit le mot « igname » ; enfin, au-dessus, se trouvent
un cornet ainsi que sous l’inscription « zone blanche », sorte de
cube dont les deux faces visibles marquées de points désignerait un dé (un coup
qui n’aurait rien du hasard ?). C’est aussi
dans cette partie du tableau qu’est écrit le titre dont la signification est
donnée par l’artiste : « Al
l’en Guinée, aller en Guinée, c’est mourir, mais c’est aussi le Paradis en
Créole haïtien. ».
Ce retour amont énoncé en une
terre qui serait celle de « nos ancêtres » (un paradis perdu ?)
est aussi une énième reprise de plusieurs des commutations qui jalonnent les
figures de sa peinture : cet astre noir si proche d’une bouche dentée, l’ouverture
de la bétonnière (ou de la bombarde - polysémie du mot –) et celle du pavillon
de la trompette (associant le vacarme assourdissant aux sons cuivrés des
fanfares ou du jazzman), la bouche charnue d’une femme qui côtoie celle invisible du volcan (désirs ?).
Par ce titre autant que par
l’évocation de l’éruption ancestrale du volcan de Toba[1],
on prendra acte une fois encore de l’intrication entre la dimension mémorielle,
le combat politique et l’autobiographie de l’artiste. Cependant dans la
consonance du titre je ne peux m’empêcher d’entendre aussi « alangui n’est » ;
alanguir, dans le sens vieillit de ce mot, et tel que l’emploie Flaubert, c’est
enlever de la vigueur ; celui-ci écrivit : « quand aucun encouragement ne vous vient des autres, quand le
monde extérieur vous dégoûte,
vous alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens honnêtes et
délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes quelque part un lieu plus propre
pour y vivre. »[2]. Mais entendre n’est pas voir, et même s’il se peut que ce
sentiment d’épuisement ait pu parfois - de part les pauvres avancées des
questions humaines - envahir l’homme et le peintre, il est certain que
Télémaque a depuis longtemps trouvé, par l’exercice de son art (et
particulièrement celui de la peinture) l’existence d’un tel lieu que depuis le
début il nous invite malicieusement à
rejoindre.
[1] - Plusieurs scientifiques
pensent que cette éruption du super-volcan Toba et ses retombées, furent
certainement à l’origine de ce qui a été appelé un « goulet
d'étranglement » des hominidés (soit une disparition des diversités de
populations) ce qui les a conduit à avancer que tous les humains vivant
aujourd'hui – malgré les apparences -seraient les descendants d'un petit groupe
de quelques milliers d'individus rescapés vivant en Afrique orientale, lesquels
seraient déployés plus tard à travers le monde. Cette théorie bien qu’en partie
controversée, pourrait remettre en cause les
[2] - Gustave Flaubert, Correspondance, 1852, P. 16.
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