Antoine Watteau
Belle n’écoutez rien, Arlequin est un traitre,
Il est fourbe, étourdi, fanfaron et gourmand.
En changeant son ajustement,
On en feroit un petit maître.[1]
Il s’agit d’abord du regard fixe
et impavide, là, juste derrière la jambe droite de ce personnage tout de blanc
vêtu, dressé au premier plan d’un autre groupe de personnages. Il s’agit de
l’œil rond d’un âne que l’on dit monté par un homme au costume sombre et au
regard malicieux. De l’autre côté des jambes du pantalon blanc, se trouvent trois
autres personnes, deux hommes encadrant une femme, dont on ne voit que les
bustes, les bas des corps étant masqués par l’avant plan où se tient planté, droit
comme un I, l’homme en blanc. Celui-ci se tient de face, épaules légèrement
tombantes, bras relâchés, mains posées sur le devant de sa veste ; l’ovale
de son visage avec quelque chose d’enfantin est coiffé d’un chapeau clair à
larges bords, porté en arrière, posé sur un serre-tête blanc. Ses cheveux bruns
tirés en arrière, bouclant dans la nuque, laissent un front dégagé et lisse qui
met en évidence de grands sourcils bien dessinés ; son appendice nasal est
large, assez proéminent et légèrement retroussé, la bouche est petite et plutôt
charnue et le menton s’efface dans le repli d’un cou trapu. Bien que regardant
face à lui, il ne semble pas être particulièrement attentif ni concentré sur ce
qu’il voit, mais plutôt absorbé dans ses pensées et même indifférent à ce qui se
passe dans son dos : des rires, des vindictes adressées à un âne qui
braie.
Plusieurs descriptions de ce
tableau insistent à la fois sur l’expression du personnage, le jeu des lumières
mettant en évidence la blancheur radiante de son costume et le dispositif
scénique adopté par le peintre, citons ici, par exemple, celle faite par Virgile Josz en 1904 :
« Jeune,
la bouche fraîche, avec ces pensées mélancoliques qui, entre son œil noir et
ses hauts sourcils, gisent sous ses paupières lourdes, avec les bras pendants,
ses mains potelées sur l’étoffe de sa veste, ses souliers à rubans roses, il se
dresse admirable, opalin et blanc, chaud encore dans son surprenant éclairage
rembranesque, irradiant une lumière dans laquelle vivent, s’agitent ses quatre
camarades. […] Sur le cirque des nuages blancs du ciel il pose l’homme blanc qui est un des plus beaux morceaux
qui soient en peinture, et, au-dessous de lui, dans le chemin creux, il met ces
deux hommes et cette femme, le docteur sournois, à califourchon sur un âne à
l’œil spirituel et bon. »[2].
Si l’adage prétend que
« l’habit ne fait pas le moine », au théâtre, par contre, la
particularité du costume permet d’identifier un rôle (voire un type). L’homme
en blanc qui se dresse dans ce tableau en plus du chapeau qui évoque la forme
d’une auréole, porte autour du cou une fraise plate à deux plis, une veste
large et empesée, évasée vers le bas avec deux poches (fermées par des rabats) :
elle est boutonnée avec application et les manches, serrées aux poignets mais
renflées aux coudes, sont abondamment plissées; les jambes de son pantalon sont
amples mais coupées courtes, laissant voir ses bas et des chaussures ici
agrémentées de rubans roses. Ce sont là les attributs vestimentaires de l’un
des fameux « valets comiques » de la Commedia dell’arte, connu, entre
autres, sous le nom de Pierrot. Ceci étant, selon les époques, les interprètes
et les lieux où se produisit ce personnage, l’apparence du costume ainsi que
les noms qui le désignent ont connu des variantes ou des évolutions.
C’est pourtant sous le nom de Gilles que fut d’abord connu le personnage
de ce tableau avant d’être rebaptisé Pierrot.
Observons tout de même que ce changement tardif d’identité n’est pas forcément des
plus appropriés, tout au moins si l’on s’en tient aux particularités du costume
tel qu’il est par exemple décrit par Maurice Sand : « Pierrot, nous
dit-il, a la figure blanchie un serre-tête de velours noir une veste et
pantalon de calicot blanc à gros boutons de pareille étoffe et des souliers de
peau blanche à boucles d'argent ». Passons sur
la couleur des nœuds des chaussures qui pourraient constituer une variante, mais convenons que ni le serre-tête noir ni
les gros boutons de la veste ne correspondent à ce que l’on voit dans la
peinture du Louvre. Le costume de Pedrolino, par contre, y est décrit
comme suit : « un serre-tête blanc et chapeau blanc, une veste et une
culotte de toile blanche, des bas blancs et des souliers blancs à rubans
blancs »[3].
A. Manceau (gravure) d’après Maurice Sand, Pedrolino (1673) et Pierrot (1846),
Masques et bouffons - Comédie italienne, 1860
Mais ce qui différencie surtout
ces deux personnages concerne leurs traits de caractère ; malgré des facettes multiples ils sont
tout deux donnés comme étant « de nature candide voire crédule et
badine » mais le Pedrolino italien agit comme un ressort dynamique des
intrigues alors que le Pierrot français, que l’on retrouve plus tard dans
l’Opéra comique ou chez Molière, serait davantage en retrait, un observateur
plus passif des situations.
Pierrot, puisque c’est le titre retenu, est une peinture sur toile
d’assez grandes dimensions (184 x 149 cm), attribuée à Jean-Antoine Watteau et
dont on estime qu’elle a vraisemblablement été réalisée entre 1718-1720, soit
plutôt vers la fin de sa courte vie, celui-ci, de santé fragile, étant en effet
mort en 1721 à l’âge de 37 ans.
Tous les commentateurs de cette
œuvre s’accordent à dire qu’elle contient
une large part de mystère, tant au sein de l’opus de Watteau que pour sa
signification exacte. En effet, étrangement, et malgré la renommée qu’elle
connaît depuis sa découverte, il semble difficile d’attester des circonstances exactes
de sa réalisation; l’hypothèse la plus fréquemment avancée - c’est tout au
moins celle qui est actuellement retenue et proposée par le Musée du Louvre -
serait que le tableau fut l’enseigne d’un limonadier parisien, un certain Belloni, ancien acteur de
la troupe italienne installée à Paris en 1716, ainsi que l’évoqueraient, dès 1743, plusieurs
écrits :
« En
1704, il [Belloni] faisait partie de la troupe de Selles. L'année suivante, il
était chez la veuve Maurice, où il créa, à la foire Saint-Germain de 1705, le
rôle de Sancho, dans Sancho Pança, pièce en trois actes, de Bellavaine. Il fût
ensuite attaché aux spectacles de Levesque de Bellegarde (1710), d'Octave
(1712), de Saint-Edme (1714), de Péclavé, prête-nom du chevalier Pellegrin
(1718). À la foire Saint-Germain de 1719, il se trouvait dans la Grande troupe
anglaise, allemande et écossaise, qui donnait des représentations sous la
direction d'Alard. Dégoûté du théâtre, il se fit limonadier et avait pour
enseigne son propre portrait habillé en Pierrot. Il fit mal ses affaires et
mourut vers 1721. »[4]
et :
« Belloni applaudi de
tout le public, voulut encore augmenter sa réputation, en se mettant au nombre
des Limonadiers. Pour cet effet, ayant loué un privilège, il s'installa rue des
Petits-Champs, vis-à-vis le petit passage du Cloître Saint-Honoré, dans une
boutique, avec un plafond au-dessus de la porte, qui représentait des acteurs
italiens, où sa figure ne fut pas oubliée, et pour devise, « Au Café Comique ».
Ce titre, et le nom de Belloni donnèrent une grande vogue à cette boutique;
mais un bout de chandelle détruisit en un moment toute sa gloire. Un matin que
l'assemblée était nombreuse, un particulier aperçut dans la tasse où l'on
venait de lui verser du café, quelque chose, qu'il examina avec soin, et qu'il
reconnut être un bout de chandelle. J'abrège la suite de cette scène, qui fut
très mortifiante pour l'acteur limonadier. Chacun lui peignit son dégoût, et
tous unanimement lui promirent de ne jamais remettre le pied dans son café. On
lui tint parole; et dès ce même jour, sa boutique fut aussi déserte qu'elle
avait été fréquentée. D'un autre côté, la communauté des Limonadiers l'obligea
de supprimer son tableau; de sorte que Belloni, las de faire beaucoup de
dépenses, sans aucune recette, quitta cette boutique pour en prendre une autre
rue Aubry-le-Boucher, au coin de celle de Quincampoix, où il mit pour enseigne
son portrait habillé en Pierrot. Ce café resta aussi abandonné que le
précédent, et ne servit que de bureau d'adresse aux particuliers qui
négociaient alors dans la rue Quincampoix, les actions de la Compagnie des Indes (je
parle de l'année 1720.) La suivante, Belloni accablé d'infirmités, et qui avait
quitté le Théâtre à la fin de 1718
mourut dans sa maison, et fut enterré à Saint-Josse sa Paroisse. »[5]
On suppose donc qu’il s’est s’agit
d’une commande, peut-être motivée par les innombrables déclinaisons que fit
Watteau de ses figures d’acteurs (parfois intégrées dans des scènes champêtres)
et par l’intérêt qu’il portait au spectacle comique. Pourtant l’hypothèse de
l’enseigne pour le café de l’acteur Belloni semble bien fragile et rien dans
les deux témoignages cités ci-dessus ne nous assure que « le portrait [de
Belloni] en costume de Pierrot » soit bien de la main de Watteau, ni même
qu’il y ait un quelconque rapport avec la peinture qui se trouve au Louvre. Par
ailleurs, des éléments comme la taille, le format, le support, ne paraissent
pas correspondent aux caractéristiques ou aux normes courantes d’une enseigne
de magasin du 18ème siècle. Enfin, une enseigne est un panneau
souvent synthétique par sa forme et véhiculant un message simple et
compréhensible de tous, ce qui, au regard des multiples interprétations qui se
firent du Pierrot est loin d’être le cas : cette toile raconte plus
qu’elle ne fait signe et, si elle se présente comme une synthèse des nombreux
éléments déjà peints par Watteau, elle semble aussi ouvrir une autre voie dans
l’œuvre du peintre. L’hypothèse d’un panneau signalétique - même si elle reste
possible - n’a sans doute été retenue comme plausible que parce que Watteau en
avait justement réalisé un, L’enseigne de Gersaint (1720), représentant la boutique de son ami et célèbre
marchand d’objets d’art de l’île Saint-Louis, à Paris.
Pierrot (anciennement Gilles),
dont personne n’avait apparemment connaissance avant 1804,
année où cette peinture fut achetée par Dominique Vivant-Denon, Place du
Carrousel à Paris, figura donc dans la collection de ce dernier avant de devenir, en 1826, propriété de Louis La Caze qui finit
par la léguer au Louvre en 1869[6]. La
découverte de l’œuvre, nous y reviendrons, a été rapportée en 1875 par Edmond de Goncourt dans
son Catalogue raisonné des œuvres de
Watteau. Cette résurrection inattendue d’une œuvre, qui fit la fierté de
ses différents propriétaires, conserve néanmoins silencieusement les raisons de
sa longue éclipse.
Sans pouvoir répondre tout de
suite sur les raisons de sa réalisation on peut tout de même s’étonner :
où était-elle passée pendant presque un siècle? Accrochée dans un salon,
insérée dans un décor, ou roulée dans un grenier? Par quelles mains
est-elle passée? Qui a pris soin d’elle pour qu’elle ne disparaisse
à jamais? Qui s’en est finalement séparé et l’a cédée à un marchand de
tableaux parisien qui ne fut même pas capable d’en voir l’intérêt au point de
la fourguer pour une somme modique? Qu’est ce qui a décidé Vivant-Denon,
malgré les remarques désobligeantes de Jean-Louis David (« mauvaise compagnie
pour les cabinets où règne la gravité du style » rapporte Philippe Sollers
dans un de ses romans[7]), d’en
faire l’acquisition? Convenons que l’histoire connue et méconnue de
l’œuvre est une magnifique trame romanesque, ce qui ne manquera pas d’en inspirer
plus d’un, mais passons sur ce laps temporel, pour lequel aucune information n’existe, et
interrogeons nous sur les quelques points étranges qui affleurent.
Sans intention de hiérarchie, le
premier concerne le titre initial de Gilles
que porta ce tableau, prénom d’une seule personne (alors que le tableau en
comporte plusieurs) et qu’aucun conservateur ignore qu’il
n’y a pas d’autre tableau connu de Watteau figurant des comédiens utilisant ce dit
prénom? Un autre touche au
caractère exceptionnel des dimensions du tableau dans l’opus de Watteau et les
effets directs qu’elles induisent dans un traitement pictural assez inédit,
sinon différent. Un troisième, mais c’est sans doute le plus simple à
comprendre, repose sur les éléments iconiques qui ont vraisemblablement
convaincu le directeur des Musées de l’Empire de distinguer cette toile
apparemment malmenée[8] sur
un bord de trottoir ou dans une devanture, et de l’attribuer à Watteau.
[...]
[1] - Texte inscrit
sous une gravure de Cochin, d’après un tableau attribué à Watteau, Belle n’écoutez rien…
[2] - Virgile Josz,
Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[3] - Maurice Sand, Masques
et bouffons - comédie italienne, 1860
[4]
- Émile Campardon, Les spectacles de la foire : théâtres, acteurs, sauteurs et danseurs de
corde, monstres, géants, nains, animaux curieux ou savants, marionnettes,
automates, figures de cire et jeux mécaniques des foires Saint-Germain et
Saint-Laurent, des boulevards et du Palais-Royal, depuis 1595 jusqu'à 1791.
Tome I, p. 122, Paris, 1877
[5] - Parfaict (frères), Mémoires pour
servir à l’histoire des spectacles de la foire, 1743, Tome
1, p. 33-38
[6] - « M. Denon, directeur des Musées sous l’Empire,
l’acheta 150fr. À sa vente (en 1826), Mr
Brunet, son neveu, le payait 600 fr, et consentit à le céder à M. de Cypierre
pour 1200 fr, des mains duquel il passait aux mains M. La Caze pour un prix très
élevé. », rapportent les auteurs du Tombeau
de Watteau avant d’ajouter : « C’est, paraît-il le tableau favori
de cet amateur distingué, dont la galerie est aujourd’hui illustre. Il raffole
de son grand Gilles. Il voit, dit Mr Horsin d’Eon, cette figure s’animer, et
telle que la statue du Commandeur, parcourir son salon, puis reprendre sa place
au milieu des gais compagnons qui l’entourent. ». On sait enfin que
l’œuvre entra au Louvre avec d’autres pièces de la collection La Caze. »
[7] - Philippe Sollers, La fête à Venise, 1991,
Folio, Gallimard, p. 172
[8] - Virgile Josz, Antoine
Watteau, H. Piazza et cie,
Paris, 1904: « se figure-t-on ce chef-d’œuvre, non dans sa fleur,
mais seulement avant l’ignominie de l’étalage du brocanteur, avant la pluie, la
boue, le soleil, avant toutes les meurtrières misères de la rue, alors qu’il
s’offre dérisoirement aux curieux qui la dédaignent, et que le drôle qui le
vend, désespérant de s’en débarrasser, crayonne sur la peinture même l’ironie
d’un refrain de chanson […] »
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