Pourquoi ce titre de Gilles, en effet, et pour
quelles étranges raisons fut-il donné au tableau ? Plusieurs hypothèses courent
à ce sujet : les uns penchent pour une filiation confuse, plus ou moins
liée au folklore des Flandres, région native de Watteau : le personnage de
Gille [sans « s »], introduit, pense-t-on, par l'acteur Gilles le Niais vers 1640 dans des
théâtres de foire flamands, aurait été inspiré du personnage tout de blanc vêtu
de la Commedia
dell’arte, et s’en rapprochait par une interprétation du rôle de
candide subissant les railleries de ses compagnons. Camille Mauclair dans son
ouvrage Le secret de Watteau[1], nous
rappelle aussi que la ville native du peintre, Valenciennes, était dédiée à
Saint Gilles. Maurice Sand dans son ouvrage très documenté, Masques et bouffons - comédie italienne, 1860, donne une autre version :
« Le nom de Giglio est mentionné pour la première fois en 1551 dans la
troupe italienne dite des Intronati; mais ce personnage, qui jouait les rôles
de valet et parfois d'amoureux, n'a que peu de rapport avec le Giglio que
jouaient à Naples, en 1701, les acteurs Filipo et Fabienti. Le Gilles français
au dix-huitième siècle procède naturellement de Pierrot. Sa figure enfarinée
prend sous le pinceau de Watteau cette élégance de lignes, ce charme naïf et
comique tout à la fois que nous connaissons tous. En 1702 Maillot, acteur
forain, jouait, sous le nom de Gille, les mêmes rôles que ceux de Pierrot, mais
ce n'était déjà plus la même simplicité ni le même bon sens dont Giraton avait
caractérisé son personnage. »[2]. Ainsi
il s’agirait d’une variante de Piero ou Pierrot dont le costume et les rôles
proches de ces derniers (ou de celui de Pedrolino), pourrait expliquer une
méprise courante.
gravure extraite du Théâtre italien, 1731 |
Edmond de Goncourt dans son catalogue raisonné des
œuvres de Watteau rapportait : « Parmi les sujets de théâtre non gravés
[…] je citerai seulement le Gilles […]. L’histoire de ce tableau est curieuse. M.
Hédouin raconte, dans sa Mosaïque[3] que cette toile
appartenait à M. Meuniez, marchand de tableaux. Celui-ci la garda, exposée des
années, sans pouvoir la vendre, en dépit de deux vers d’une chanson populaire,
qu’il avait écrits à la craie sur le fond du tableau :
Que Pierrot seroit content
S’il avoit l’art de vous plaire.
Étonnamment, malgré le prénom
dont le marchand avait affublé le personnage
principal du tableau, Edmond de Goncourt ne relève pas le passage de
Pierrot à Gilles que lui attribueront pourtant collectionneurs et
conservateurs. Dans les descriptions et analyses faites au 19ème
siècle et au début du 20ème, il n’est pas rare que les deux
identités apparaissent simultanément, créant d’ailleurs une certaine confusion
entre personne et personnage, comme c’est par exemple le cas de cette
description faite en 1902 par Gabriel Séailles :
« Le Louvre possède le fameux Gilles, tableau de haute virtuosité,
dont l’harmonie savante des gris calmes et froids monte et s’exhale en un
accord puissant. Dans le costume de satin dont la blancheur, mariée par ses
reflets aux tons du paysage, se dore sous la lumière, s’adoucit dans l’ombre en
gris argentins, debout, les bras ballants, Pierrot se détache sur le ciel bleu
que réchauffe une brume ensoleillée, tandis que par le chemin creux, qui longe
le tertre où se dresse la blanche image, avec un bruit de fanfare, dévale la
troupe bigarrée, le minois rose et hardi de Colombine et la tête grise du
baudet à l’œil doux qui tiré par quelque Scapin à la veste éclatante, ploie
sous le poids du noir du Docteur. Pierrot, dont la face blême, suspendue entre
les grimaces du rire et les larmes, dit la mélancolie du plaisir, la fête et ses
lendemains. » [4]
La permutation fréquente des
prénoms (ou des personnages) présente dans les récits et les textes critiques -
et le fait que cela ne semble pas embarrasser outre mesure les auteurs - a sans
doute un rapport avec ce que Paul Mantz relevait en 1842 : « Le
caractère iconique de la peinture n’est pas douteux, nous sommes bien en
présence d’un portrait. Quel est donc le bouffon qui, au temps de Watteau, a,
dans les théâtres forains ou à la comédie italienne, porté avec honneur la
souquenille immaculée de Gilles ou de Pierrot ? »[5],
suggérant par là qu’il s’agissait probablement d’un portrait d’acteur dans son
costume de scène. De là, il en déduisait que ce n’était sans doute qu’entre
1717 et 1721 que Watteau aurait pu le réaliser - dates correspondant au retour
officiel de la troupe italienne à L’Hôtel de Bourgogne (Paris) et celle du
décès du peintre. Virgile Josz à la suite de Paul Mantz s’interrogeait :
« Est-ce Pierre-François Biancolelli, le fils du grand Dominique ?
Est-ce un Pierrot du théâtre de la foire, un Pierrot de l’Opéra-Comique,
Billard, Hamoche, Maillot, Belloni ? Est-ce ce pauvre Bréon qui devait
mourir, en 1702, de la mort de Watteau ? »[6].
Vaine entreprise, on s’en doute, car en l’absence de représentations graphiques
de chacun de ces acteurs de la scène parisienne, il
n’est guère possible de discerner dans la liste de noms qu’ils avaient
établie, la personne susceptible d’avoir servi de modèle, ou tout au moins
d’avoir inspiré le peintre de ce portrait. La plupart des textes consacrés à
Watteau y reviennent cependant alors même que rien n’assure que ce soit
effectivement un acteur qui est représenté.
Mais Paul Mantz observait
encore : « […] quant au personnel que Watteau a mis en scène, nous
savons aujourd’hui qu’il ne faut pas y voir toujours des comédiens et des
comédiennes authentiques. Le peintre a beaucoup usé du travesti ». Citant
le témoignage de Caylus, il indique en effet que le peintre avait à sa
disposition « des habits galants et quelques-uns des comiques » dont
il revêtait les personnes qui acceptaient de poser pour lui et que sa
préférence allait surtout à celles de son entourage. Autrement dit, si c’est
évidemment d’un portrait qu’il s’agit, celui-ci pourrait avoir été celui d’un
personnage, Pierrot, qu’aurait pu personnifier, le temps d’une pose, n’importe
qui, y compris quelqu’un sans rapport avec le monde du théâtre. En ce sens
Pierrot serait un portrait idéal et non la représentation trait pour trait d’un
acteur.
Anon., Portrait de L’abbé Carreau |
C’est sans doute sur la foi des
propos de Caylus que Pierre Hédouin,
dès 1856, avait pour sa part proposé une autre origine au portrait : « Lié
d’amitié avec le curé de Nogent, excellent homme dont la figure agréable, naïve
et joviale, avait un certain type de niaiserie tout-à-fait comique, Watteau
s’était plu à reproduire ses traits dans plusieurs de ses tableaux, en lui
donnant le costume de Gilles. Lorsque le bon curé vint lui administrer les
derniers sacrements, notre pauvre peintre regarda comme un devoir de s’accuser
de cette innocente malice. »[7]. Mais
cette hypothèse fantasque est loin de faire l’unanimité. Les auteurs du Tombeau de Watteau[8]
écrivent par exemple : « Cette anecdote du curé de Nogent, travesti
en Pierrot par le peintre qui était bientôt devenu son ami, a été partout
répétée. Quelques biographes, prétendant excuser Watteau, ajoutent qu’il s’en
confessa et obtint, avant de mourir, l’absolution de cette espièglerie. Était-il
donc besoin de sacrement pour cela ? », et Virgile Josz
d’ironiser : « Ah ! Le curé de Nogent, en a-t-on assez fait un
extraordinaire et vague décalque du curé de Meudon, une sorte de bon vivant que
Watteau costume en Gilles, et qui joue ici le sot personnage de la comédie à la
mode… Outre que Watteau ne peint plus guère de Gilles, ce curé a une autre
allure. C’est un assez grave abbé, doyen de Chelles, fort riche, propriétaire
de combien de maisons dans la grande rue, de combien d’arpents de vignes et
terres labourables, docte prêtre dont la bibliothèque considérable ira aux
pères jésuites, tandis que seules, ses « vieilles chemises » iront à
ses cousins. Ce curé là se serait, je crois, peu prêté à endosser la
souquenille blanche du benêt italien… »[9]. Ceci
étant il semble que Josz se soit intéressé à la mauvaise personne. Edmond
Pillon, en 1912 écrit : « le bon et intelligent abbé Haranger […]
chanoine de sa paroisse, au dire d’Antoine de la Roque, « aime les bons
tableaux ; il en a des meilleurs maîtres dans son cabinet ». C'est l’abbé
Haranger qui obtint pour Watteau […] sa
maison de Nogent, l'asile de paix, de verdure et de quiétude. Or, comme le
signale Paul Mantz dans son introduction au catalogue des Cent dessins de Watteau gravés
par Boucher « On sait que les deux volumes qui composent ce
recueil ont été publiés par Jean de Julienne un peu après la mort du maître
survenue le 18 juillet 1721. Julienne était l'ami fidèle et persistant. Il
avait lui-même chez lui une ample collection de dessins du peintre […] il y
trouva les principaux éléments de son recueil, mais, ainsi qu'il l'a dit dans
son avant-propos, il emprunta un bon nombre de croquis aux curieux qui
communiaient avec lui dans le culte de Watteau et qui n'étaient pas moins
dévoués à sa mémoire. La récolte était alors facile, car les crayons de
Watteau, ceux qu'il avait lui-même partagés de ses mains mourantes entre Crozat,
l'abbé Haranger, Hénin et Gersaint, n'étaient pas encore dispersés… »[10]. Jeannine Baticle dans un article de 1985 revient sur
ces informations et précise en effet : « On parle souvent de l’abbé
Carreau, curé de Nogent, qui assista Watteau lors de ses derniers moments et
dont l’unique préoccupation, si on en juge par ses nombreux testaments,
consistait à soulager la misère de ses concitoyens, mais jusqu’à présent on a peu
cherché à connaître la personnalité de l’abbé Haranger. Le nom de ce chanoine
apparaît cinq fois dans des sources publiées entre 1692 et 1744, date à laquelle
Gersaint fait paraître sa célèbre vie du peintre. »[11].
Portrait supposé de L’abbé Haranger (dessin de Watteau) |
L’abbé Haranger ; détail d’une gravure de François Boucher d’après le dessin
de Watteau
Pierrot (détail), attribué à Watteau
|
Pourtant, comparant la
physionomie de l’abbé Haranger, gravée par Boucher d’après un dessin de
Watteau, à celle du Pierrot du
Louvre, on observera que la ressemblance supposée n’est pas frappante.
[1] - Camille
Mauclair, Le secret de Watteau, Albin
Michel, 1942, p. 16
[2] - Maurice Sand, Masques
et bouffons : La comédie italienne, Tome 1, Michel Lévy Frères, 1860,
p. 276
[3]
- Pierre Hédouin,
Mosaïque (peintres - musiciens -
littérateurs - artistes dramatiques, à partir du 15ème siècle
jusqu'à nos jours), 1856
[4] - Gabriel Séailles, Antoine Watteau, Collection les Grands Artistes, Henri Laurens Éditeur,
Paris, 1903, p. 79
[5] - Paul Mantz, Antoine
Watteau, La librairie Illustrée, 1892
[6]
- Virgile
Josz, Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[7] - Pierre
Hédouin, Mosaïque (Peintres - musiciens -
littérateurs - artistes dramatiques, à partir du 15ème siècle
jusqu'à nos jours), 1856
[8] - Le tombeau de
Watteau, Ouvrage Collectif publié à l’occasion de la création du monument
dédié au peintre, à Nogent-sur-Marne, 1865, p. 18
[9] - Virgile Josz,
Antoine Watteau, H. Piazza et cie, Paris, 1904
[10] - Edmond de Goncourt, Cent dessins de Watteau gravés par Boucher, introduction de Paul
Mantz, Librairie illustrée (Paris), 1892
[11]
- Jeannine Baticle,
Revue de l'Art, 1985, p. 55-68
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