Florence Dussuyer
Le cycle des peintures de
Florence Dussuyer intitulé Les endormies,
qui se développe depuis 2014, contient le motif insistant, lancinant et lascif
de figures allongées parmi des étoffes qui pourraient être celles d’un lit. Ce
qui frappe d’emblée dans ces compositions, si on les considère dans leur
ensemble, c’est la lente évolution de la relation entre le ou les corps et les
contextes où ils se trouvent.
Dans Sieste Bleue en 2014, c’est
une figure diffuse qui est posée sur un fond traité en nappes claires; à peine
dessinée, la tache lumineuse de ce corps replié sur lui-même tient de la
douceur nacrée d’un cauri posée sur une plage. Le repos de
Narcisse, qui relève moins de la
figure mythologique telle qu’elle est souvent figurée en son reflet, surprend
dans son sommeil - non pas un jeune homme - mais une jeune femme calée entre
les coussins de ce qui pourrait être un canapé mais dont les formes arrondies
et vaguement polies évoquent la consistance de galets au lit d’une
rivière. Rose-Marie repose dans le
désordre de tissus froissés dont le rendu des textures autant que la gamme
chromatique rappelle plutôt, dans la partie supérieure, celles de pierres roses
cristallines et, dans la partie inférieure, la transparence à peine troublée
d’un bassin naturel, tandis que Claudia,
discrètement juchée au sommet d’une vague minérale sur laquelle se détachent
des motifs de pétales bleus, s’est assoupie au ruissèlement discret d’une
source.
Parfois le
corps est enseveli et parfois il surnage d’entre ces motifs floraux, d’entre ce
qui n’est plus tout à fait le pli d’un textile mais, déjà, aurait l’apparence
tantôt du liquide tantôt du solide (roche d’un conglomérat étrange) mais aussi
de la chair. Le corps s’enfonce sans peser, flotte entre deux eaux, disparaît
absorbé dans ces cataractes fluides qui coagulent en poches compactes ou se
dissolvent en dentelles d’écumes. Parfois encore le tissu qui abrite l’endormie
n’a plus de poids, n’a plus de base ni d’assise : il tient en l’air comme
par enchantement, comme en rêve (Esja),
tout en dégorgeant comme c’est aussi le cas pour Philomène des filets de rouges; en effet, dans ce tableau le tissu
vert parsemé de corolles blanches se fait peau animale écorchée et même à ses
extrémités viande sanguinolente. Le sommeil, avec ou sans raison, produit ses
monstres.
En 2016,
c’est toute une faune qui vient peupler le décor de ces scènes : banc de
poissons rouges, flamands roses, éléphants, canards, lapins, cerf, troupeau de
bisons… Une animalité domestique et sauvage qui s’interpose, troublant
l’apparente quiétude des dormeuses. Les fonds neutres et uniformes, ou tendus
de tentures de motifs sobres, font momentanément place à des paysages
sylvestres ou des citations d’œuvres (la tapisserie de La dame à la licorne dans Anne).
Contes et légendes, mythes ou récits semblent alors nourrir les rêves des
belles endormies. En 2016, toujours, dans la solitude des draps se glissent des
partenaires. Sans que les positions des figures n’en soient tout à fait
modifiées, ces couples enlacés dans la somnolence renvoient très certainement à
un après des accouplements et des jeux érotiques représentés sans détour dans
une série d’aquarelles, justement nommée Les images manquantes, réalisée sur la même
période.
Les endormies, ensevelies plus ou moins profondément dans le fatras
de draps, le moelleux d’édredons ou de couvertures ornementées, ne donnent que
rarement à voir la totalité de leur anatomie. Le plus souvent ce ne sont que
des parties : les angles repliés des bras qui font nœud autour de la masse
d’une chevelure (souvent brune mais pas seulement), le rose d’une joue; il
arrive aussi qu’un sein, des jambes ou des cuisses en émergent comme c’est le
cas pour Corinne, et Noémy. Ce jeu entre les fragments
visibles de peau nue et les enveloppes d’étoffes qui couvrent ou dissimulent se
conjugue avec la présence discrète de sous-vêtements (ici la bretelle ou le
bonnet d’un soutien gorge, là une culotte) et est l’indice d’une représentation
qui, tout en explorant l’abandon du corps et une certaine intimité féminine
(dans le sommeil), n’use pas de la thématique du corps - tout au moins dans ce
cycle - pour y y offrir une nudité crue : la sensualité indolente plutôt
que la sexualité. Mais, si il y a une forme de pudeur ou de discrétion dans ce
qui nous est livré des personnages, l’aspect charnel se trouve certainement ailleurs,
dans la chair avouée des tissus, dans l’onctuosité des pâtes, dans les voiles
légers qui révèlent les dessous de l’image et laissent le regard sonder dans
les strates de peinture. La chair n’est pas dans les lignes de ces corps
souvent blancs et presque évidés, mais dans les matières et les jeux de glacis,
dans l’effusion de pigments précipités, dans le grain effleuré de la toile de
certaines petites études (Myriam).
Qui sont
ces endormies qui n’ont pas toutes un visage mais qui, par contre, ont un
nom ? Asuman, Ivana, Jelena, Eléna, Kamna, Roseline, Sangita, Janeh, Miroslava,
Ceren, Linh,.. autant de patronymes dont certains aux consonances rares
ou étranges qui devraient en toute logique décliner des silhouettes, des
corpulences ou des pigmentations différentes alors même qu’au regard des
fragments de corps montrés - et à quelques exceptions près - ceci ne se vérifie
pas vraiment. Au contraire, ces dormeuses se ressemblent toutes un peu et
d’autres indices, comme par exemple la récurrence des motifs décoratifs,
laissent deviner qu’il y a bien des invariants de figures et de lieux dont
seuls l’assemblage des formes et des couleurs, voire des matières, ne désignent
pas des personnes derrière des noms, mais plutôt des caractères de personnages
réels ou rêvés, des climats tissés. Quelles que soient leurs histoires ou leurs
songes, ses assoupies d’un instant, seules ou accompagnées, ces dormeuses
englouties sous des literies chamarrées ou nageant entre des strates mouvantes
pourraient au fond n’être qu’une seule et même rémanence, qu’une seule et même
figure.
Que le
sommeil montré en ces déclinaisons oscille entre l’apaisement et l’agitation,
l’abandon alangui ou l’inertie profonde pourrait laisser croire qu’il ne s’agit
là que d’innocentes scènes de genre, renvoyant aux diverses propositions qui
marquent particulièrement l’histoire de l’art et plus particulièrement celle la
peinture. On pensera aussi bien, par exemple, à la pose relâchée de La Jeune fille endormie de Balthus ou à
celles des pochades de Delacroix ainsi qu’à certains dessins de Fragonard et
plus encore à l’ambiance étrangement aquatique de la Danaé de Klimt.
Il semble cependant que le sommeil dont il est ici question dans les
compositions de Florence Dussuyer ne soit qu’un prétexte ou un alibi pour
raviver des questions plus profondes, plus secrètes sans doute, des obsessions qui
touchent au désir et à ce que génère l’état de semi-conscience des rêves, par
et dans les traitements non des corps dessinés mais de la peinture qui les
entoure, les couvre, les traverse. Il faudra selon l’expression consacrée
apprendre à se méfier de l’eau qui dort.
On aura observé que le jeu des
métaphores plastiques et langagières qui sous-tendent ces peintures tournent
autour des tissus, celui de la peau, celui des étoffes, celui de la toile. Les
tissus des corps y sont diaphanes ou opaques, souvent cernés d’une ligne de
graphite fragile, presque tremblée par endroits qui les opposent à ceux de la
literie ou des fonds qui sont brossés plus largement, combinant des enduits
épais, des flaques de couleurs diluées, des concrétions rugueuses, des myriades
de touches, de taches ou de signes répétés, intriqués. Ce traitement dissocié
forme/fond qui rappelle aussi bien les préoccupations plastiques de Degas ou de
Klimt (ou celles proches de son contemporain viennois, Schiele), emprunte aussi
aux jeux des enchevêtrements de plans chez Vuillard (surtout dans les contacts
des éléments graphiques traités en frontalité, mais aussi pour les tons en
camaïeux) qu’aux ambiances feutrées de Bonnard et encore aux métamorphoses
colorées des pastels de Redon. L’art ornemental et floral des enluminures des
livres d’heures ou les lacis des arabesques des miniatures persanes, celui des
tapisseries victoriennes de Morris et de Bradley, mais encore, évidemment,
l’allusion aux estampes japonaises, forment ce réservoir infini d’une syntaxe
ici hybridée. La vieille question de la prédominance de la ligne ou de la
couleur, qui opposait les Classiques et les Romantiques et qui a occupé tout un
pan de la production artistique du 20ème siècle se voit ici reposée
avec un équilibre dont de balancier penche néanmoins du côté de la couleur. Et
l’on se surprend à penser que lorsque les figures des dormeuses se fondent
finalement dans cette vague complexe de matières et de couleurs (Janeh, ou le n°9 de la série Ces instants vulnérables), ce qui pointe relève d’une
abstraction parfois proche de propositions du Pattern-Art, telles les œuvres de
Zakanicht.
Certains états des travaux
photographiés en cours de réalisation donnent à comprendre en partie le
processus. Ainsi, gageons qu’avant toute chose la toile blanche est
préalablement travaillée de jus entrecroisés, jeux de transparences sur
lesquels sont ancrés les dessins des figures et que viennent enfin les pâtes
colorées, les jeux de motifs et de taches venant bloquer les tracés. Autant il
y a une décision du graphisme - dont certains repris d’une toile à l’autre avec
un faible écart semblent indiquer qu’ils peuvent avoir été réalisés à partir
d’un document photographique ?-, autant les aspect chromatiques et le
traitement des matières obéissent à une logique de recouvrements successifs qui
déplacent, modifient le contexte et même peuvent, comme c’est le cas dans le
panneau gauche d’un grand triptyque (titre ?) faire basculer
l’univers d’une chambre à celle d’une forêt. Le corps est une ossature fixe, une
structure ou une ancre autour de laquelle tournent les flux de peinture, comme
se resserre l’étau des mains sur un objet qu’elles saisissent. Le désir de
peinture étreint le sujet.
Dans une peinture récente, Alma, la blanche silhouette d’une
dormeuse, allongée sur le dos, repose sur (ou dans) le rose d’un fond presque
uni, ourlé cependant de faibles nuances tandis qu’au dessous d’elle s’ouvre en
éventail l’évocation de ce qui pourrait être un nénuphar géant ou une fleur de
lotus telle que l’on en croise dans certaines peintures religieuses de l’Inde.
A y regarder de plus près, ce motif mi-floral, mi-organique, n’apparaît comme
tel que par la circulation du rose qui, par recouvrement partiel, venant de la
partie supérieure du tableau, descend et découpe (ou unit - c’est selon -)
maints fragments d’une texture de signes variés, de celle qui constituait
habituellement la matière des textiles. Le corps est nu, les bras repoussés en
arrière du visage, la poitrine découverte, offerte dans une pose abandonnée alors
qu’une étrange corolle qui s’ouvre et s’étale au sol (tels les volants d’une
jupe), ou encore qui enfle et semble prête à éclore, incarne vraisemblablement,
par les substances qui la constituent, la
manifestation même du désir. Une ligne, traversant le tableau à
l’horizontale, évoquant le tracé d’un oscillogramme, traduirait peut-être alors
le pouls ralenti de l’endormissement. Les
endormies ne dorment que d’un œil.
(texte figurant au catalogue Florence Dussuyer, 2013-2017, publié par Christian Guex de la Galerie Au delà des apparences, disponible à la galerie - avec les contributions de Patricia Houg, Armand Dupuy, Rosario Mineo Martin Laquet et Philippe Agostini) - on peut consulter les travaux de Florence Dussuyer sur sa page Facebook ainsi que sur son site
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