Dans Les amours de Gilles[1], publié en 1889, Louis Morin s’appuie à
plusieurs reprises sur le tableau de Watteau et sur son titre de l’époque pour
déplier son récit et faire de son personnage principal, Pietro, l’acteur du
rôle :
« Le rideau s'écarta. Lélio et Gilles parurent. Ce fut Gilles qui attira tous
les regards. Il était charmant, dans son costume de flanelle blanche ; il était
tout blanc, des pieds à la tête, hors les
nœuds de ses souliers qui étaient de rubans roses ; blanc était son large
pantalon, blanche sa courte veste, blanche sa large collerette molle ; il avait
coupé ses cheveux, serré sur son front le serre-tête blanc et son chapeau mou
était de feutre blanc. Et son visage aussi était blanc. Il n'avait point eu
besoin de s'enfariner la face : la misère des derniers mois et sa récente maladie
lui avaient laissé la pâleur liliale qui convient à l'amant de la lune ; dans
son visage, d'une parfaite unité de ton, ses yeux noirs brillaient, soulignés
par le trait rouge de sa bouche qu'avivait une pointe de carmin. Moins rustique
que le personnage de Bertoldo, si populaire en Italie, moins brutal que
Gros-Guillaume, l'enfariné français, se rapprochant du Pedrolino, du Pierrot
italien : c'était le Gilles tout jeune, le
doux Gilles, le malin et innocent Gilles, le Gilles
poltron, le Gilles agile et maladroit, le Gilles élégant et balourd, le Gilles beau bailleur de balivernes, beau faiseur de malices, grand diseur de vérités,
le Gilles très sincère et très menteur, le Gilles amoureux, le Gilles
lunaire et mystérieux, le Gilles si triste
et si aimable que Watteau dresse, en une pose d'hiératique ingénuité, au milieu
de ses portraits de la comédie italienne. »
Naviguant
entre son Gilles tout en s’inspirant
du Gilles peint et du personnage
théâtral de Pierrot, cet inventaire exhaustif
de qualificatifs, cherchant à décliner une palette d’expressions, utilise de
façon assez symptomatique le terme de « lunaire » et cela très
certainement par rapport à la fameuse chanson populaire alors en vogue[2],
ce qui montre bien la confusion d’identités ici entretenue.
Louis Morin illustrations pour Les amours de Gilles |
On a observé que nombreuses
représentations des Pierrot de Watteau (mais aussi de Gillot, de Lancret, de
Pater…) avaient en commun cette posture fixe, les bras chevillés au buste comme
s’il s’agissait d’une statue, posture assez étonnante lorsque l’on considère la
souplesse des autres figures qui l’entourent de façon générale, mais qui correspond
assez bien au caractère et au rôle qui lui est souvent confié. Cette posture
ainsi réitérée de toile en toile - au même titre que celle de Scapin les bras
toujours pliés en d’étranges contorsions ou du Docteur appuyé sur sa canne… -
est un « type » qui qualifie l’esprit du personnage et donc, d’une
certaine façon agit comme un signe. C’est sans doute l’un des éléments qui a
convaincu Vivant-Denon de la valeur du tableau mais ce n’est évidement pas le
seul. Derrière la figure centrale se trouvent d’autres figures qui
appartiennent au registre qu’aurait pu peindre Watteau (comme dans cette toile
qui lui a été attribuée Arlequin, Pierrot
et Scapin) et c’est sur cette
« coordination » que s’est effectuée la décision de l’achat et
peut-être aussi l’identification de l’auteur probable de cette peinture.
Louis Surugue d’après Watteau, Arlequin, Pierrot et Scapin, 1719. |
Comme le laissent entendre
plusieurs commentateurs, le choix de ces personnages s’inspirant du registre de
la comédie italienne semble avoir été pour Watteau moins anecdotique qu’il y paraîtrait
puisque ce ne sont pas tant des représentations de spectacles qu’il a peintes
(à quelques exceptions près et si elles sont bien de sa facture) que des
compositions qui, usant des caractères des personnages choisis, lui permettaient
de figurer une certaine théâtralité du monde, ce que rappelle aussi le sens de
cette légende inscrite sous une gravure de Louis Surugue reproduisant un des ses tableaux, Arlequin, Pierrot et Scapin :
Ce que t’offre ici le pinceau
Quoique pris de la Comedie,
N’est que trop souvent le tableau
De ce qui passe en la vie.[3]
Quoique pris de la Comedie,
N’est que trop souvent le tableau
De ce qui passe en la vie.[3]
On peut imaginer que ce qui a
intéressé Watteau dans La Commedia dell’arte c’est que cette forme utilise un
principe d’intrigues dont les situations sont modulables en fonction des rôles
caractéristiques des personnages choisis. Les arguments des pièces touchent,
sous couvert de la farce, à de nombreuses questions existentielles où l’amour,
la trahison, la malice, l’argent, les rapports de pouvoirs, s’entrelacent sans
cesse. Dans ce jeu de dominos des rôles se racontent, donc des cas de figures
aussi. La Commedia dell'arte semble avoir été pour le peintre l’équivalent
d’une mythologie moderne dont l’artiste ne restituera pas la réalité d'un spectacle
particulier, mais en transposera l’essence. Il faut aussi, très certainement,
considérer la dimension populaire qui est à l’origine de cette esthétique
théâtrale et à laquelle il devait être sensible, celle-ci lui rappelant
certainement les conditions de vie difficile qu’il rencontra au tout début de
son séjour parisien. Les mises en scène associant l’effronterie, l’insolence,
et la bouffonnerie à des sujets de société plus sérieux pouvaient, par bien des
aspects, être perçues par l’artiste comme métaphores de sa condition
d’artiste ; les peintres, comme les acteurs étant parfois aussi des pitres
- voire des singes - mimant les reliefs de la réalité. « Plus que la
signification historique de ces personnages, ce qui nous importe évidemment
aujourd'hui est leur sens. La Fable comique italienne et ses héros traditionnels
fonctionnent comme des substituts modernes aux personnages et aux thèmes de la
peinture d'histoire. » écrit à ce titre et avec raison François Moureau[4].
[...]
[1] - Louis Morin, Les amours de Gilles dans Histoires d'autrefois. 3, E. Kolb, Paris,
1889. Le livre est par ailleurs émaillé
d’illustrations gravées qui concernant le personnage de Gilles reprennent pour une
grande part la posture du Pierrot du
tableau du Louvre.
[2] - La première
publication du texte date de 1843 dans Chants et chansons populaires de la France
[3] -
Inscription sous forme de deux quatrains sous une gravure de Louis Surugue
d’après Watteau, Arlequin, Pierrot et
Scapin (peinture supposée de la facture de Watteau), 1719
[4] - François Moureau, L'Italie
d'Antoine Watteau, ou le rêve de l'artiste. Dix-huitième Siècle, n°20, 1988, p. 449-458
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