Roland Chopard
A la fin de l’une de ces intenses et toujours passionnantes séances de
travail en compagnie de Roland Chopard, dans les ateliers d’Æncrages & Co,
à Baume-les dames, séance consacrée à la réalisation de matrices de linotypes pour
les images qui accompagneront le texte d’une prochaine publication de poésie, et
alors que nous faisions un rangement sommaire du matériel qui encombrait le
grand plan de travail, Roland s’éclipsa un instant dans une pièce voisine et en
revint avec une liasse de feuilles serrées dans une grossière chemise en papier:
« Tiens, il faut que je te montre ça ! » dit-il, tandis que se répandait
déjà sur la table une suite de pages aux couleurs vives. De ce dépliage
improvisé en feu d’artifice durant lequel Roland indiquait au fur et à mesure ses
processus, tout en soulevant les différentes questions qui se posaient à lui, je
conserve le souvenir ému de découverte de ces images secrètement réalisées par
un éditeur rare, qui est aussi auteur. Si je me souviens avoir pensé devant ces
feuilles colorées « mince il peint en douce ! », me remémorant nos
moments de travail côte à côte derrière la presse, son plaisir évident à faire,
à expérimenter des procédés, à trouver des solutions techniques aux problèmes
graphiques des uns ou des autres, l’apparition soudaine de ces images - et
malgré sa discrétion sur la culture jalouse de ce jardin - était en fait une
forme d’évidence, car on ne réalise pas et on ne publie pas par hasard des
livres associant poésie et peinture pendant quarante ans sans un vif intérêt
pour l’un et l’autre de ces deux modes d’expressions.
*
Les papiers peints, ou plutôt
"trempés" de Roland Chopard, sont réalisés sur des supports de dimensions
modestes, assez fins, légèrement jaunes découpés manuellement dans des feuilles
plus grandes. Les bords n’en sont pas toujours réguliers et contiennent parfois
des crans et des déchirures. On y reconnaît le geste rapide, pliant la feuille
en instant avec le plat du pouce, sans
trop se soucier du parallélisme des bords, et celui net de la lame qui fend la
fibre. Ces feuilles - il en a tout un stock posé sur une étagère derrière sa
presse - ont été initialement préparées non pas pour peindre mais, dit-il avec
un sourire malicieux, « pour nettoyer le bac d’encre à la fin des impressions…
et c’est venu comme ça ! ». Sans qu’il l’ait d’abord décidé,
« peut-être pour ne pas gâcher l’encre qui restait ? », depuis deux
ou trois ans, il a commencé à tremper ses feuilles dans les jus colorés, puis à
les faire sécher sur des cartons plus grands (deux par deux), et enfin -
toujours pour ne pas jeter - à les accumuler sur une étagère de son atelier.
De façon générale la couleur ne
couvre pas totalement la surface de feuille, d’abord parce qu’il y a la prise
de la main et d’autre part parce que le réservoir dans lequel il prélève la couleur
ne permet pas totalement d’y plonger la feuille. On peut aussi observer que le
geste de prélèvement est rapide - je l’imagine un peu comme la trajectoire
d’une mouette venant attraper des poissons remis à la mer au cul du chalut - ce
qui induit que c’est davantage un jeu de contact entre la substance liquide et
le plan de la feuille qui produit la trace, plutôt qu’une réelle immersion dans
le bain : un effleurement suffisant pour que, par porosité, la fibre
plutôt desserrée du papier absorbe l’encre.
La couleur déposée sur ces fines
feuilles n’a pas toujours le même aspect, la nature du mélange liquide qui compose
le bac où se font les images étant différente, selon les dosages des
dissolvants utilisés lors du nettoyage des rouleaux et ce en fonction de la
qualité ou du degré d’encrassage et d’opacité de l’encre. En somme, la fluidité
plus ou moins visible sur les feuilles trempées ne dépend que du nettoyage de
l’outil d’impression, de même que la gammes des couleurs est induite par celles
des travaux qui viennent d’être imprimés…
Très diluée l’encre n’est
cependant pas toujours totalement homogène ce qui produit une infinité d’effets
et de variations visuelles; tantôt certains pigments, particulièrement les
couleurs de valeur foncée (noirs, violets, rouges), saturent le support allant
parfois jusqu’à l’opacité, tantôt certains pigments s’irisent sous l’effet des
essences, tantôt encore la mixtion entre le pigment et les diluants ne s’opère pas totalement produisant
lorsque la feuille est relevée des ruissellements et des dispersions internes.
Les différents motifs qui animent ces surfaces colorées - ou disons teintées
pour être plus juste encore - révèlent la multiplicité des gestes plus ou moins
volontaires qui s’enchaînent lors de cette courte opération du prélèvement au dépôt
de l’objet en passant par son transport (à quelques pas à peine de là où il a
vu le jour).
Si ces feuilles « trempées/teintées »
contiennent une grande part d’aléatoire en ce qui concerne le médium et ses
différentes réactions chimiques, depuis qu’il s’adonne à cet exercice, Roland
a, par observation de ces expérimentations et par tâtonnements successifs, fini par élaborer un protocole tacite de
travail. L’entretien de sa machine et ce qu’elle recrache d’excédents, de
résidus, l’a naturellement et progressivement conduit à peindre sans pinceaux.
Il peint avec et à partir de ce
qui reste, composant avec le hasard, ou composant sur le hasard lorsque, par
exemple certaines de ces feuilles déjà teintées sont ou seront remisent à
l’ouvrage.
Dans l’atelier près du gros
monstre noir éteint, les papiers teintés ont
été déposés au sol. Par deux, par trois, voire plus, des ensembles naissent
sous forme de frises ou de petits panneaux. Triés par couleurs et par simple
juxtaposition, c’est alors un dialogue subtil qui se tisse entre ces pages, où
tous les signes particuliers (coulures, taches, gouttes, bavures, marges de
réserve, soit autant d’éléments volontaires et involontaires faisant la spécificité
de ces images), se télescopent, ricochent, rebondissent et se répondent.
Si la première partie du
processus de création de ces images pouvait relever d’un esprit propre au
surréalisme de par la récupération d’un procédé trouvé par hasard et rendu
objectif par répétition du dispositif (de Max Ernst à
Jackson Pollock en passant par Henri Michaux), la seconde phase quant à
elle qui va de la collection à l’assemblage en passant par le tri de couleurs
ou de formes, relève davantage de la démarche d’un mouvement comme
Support-Surface, à laquelle Roland Chopard est sensible à plus d’un titre ayant
notamment édité un certains nombre de livres avec des œuvres de Claude Viallat,
Jean Degottex ou de Georges Badin.
Considérant ces ensembles, que
dans un texte il nomme Une solution, jouant sur la polysémie de ce terme, à
la fois mixture chimique et voie d’expression, et que pour ma part je suis
tenté d’intituler « Petite suite à
Heidelberg », en référence à
la platine typographique qu’il utilise aussi bien qu’en écho à l’œuvre de J.S. Bach
(qui semble avoir une place si particulière dans l’imaginaire de Roland Chopard).
Il y a en effet quelque chose d’une fugue qui se déplie dans ces assemblages.
Des gammes rapprochées naissent des blocs tantôt massifs, tantôt ajourés,
scandés de pages en pages par la nature des gestes qui les origine : ici
une ligne entre couleur et réserve se dessine et ondule comme un horizon, là des
coulures montrent leurs dents et scandent un tempo sauvage, ici encore la
couleur fuse en des deltas infinis où l’essence, par petits filets, ravine les
pigments et contamine de proche en proche toutes les surfaces; sur
ceux-ci, une terre brune s’effondre et s’ouvre de façon quasi grotesque, des
fumées grises bavent comme dans certaines peintures chinoises, dans un noir
lourd trempent des poches de bruns ou de bleus, des plaques roses seraient des
bouquets de fleurs minérales, de larges poches de bleu se dissolvent en coraux,
cratères, ciels, vagues, lave, sable... ce que
suggèrent ponctuellement ces coulées, ces ruissellements et ces nappes
chromatiques sont aussi des plages denses, plus ou moins translucides, les
lacunes qu’elles emprisonnent dessinent des formes en creux. Tout un monde qui
palpite, un corps qui respire, un pouls qui bat.
En
chimie, on le sait, le terme de solution désigne autant un mélange liquide
homogène réalisé à partir d'une ou plusieurs substances solides, liquides ou
gazeuses, que l’action même de dissoudre un corps, une substance dans un
solvant. Ici, la matière avec laquelle on encre
les caractères qui feront les mots des livres ou les lignes et les surfaces des
image, une fois dissolue, est recueillie pour faire naître à nouveau, en un autre processus, un
autre corps, moins strict, plus fluide; un corps ou plutôt différentes
parties, les différents membres qui le constitueront.
Défaire pour faire, décomposer pour recomposer, faire apparaître à partir de ce
qui devrait disparaître… Voilà bien le dispositif auquel se livre Roland
Chopard.
Ce
travail qui fut d’abord vraisemblablement de l’ordre du réflexe, du sauvetage,
en recyclant ou réactivant in extremis ce qui va être jeté, est une façon
élégante et humble de donner corps. Et l’on peut se demander au fond si ce
n’est pas là l’une des fonctions du langage dont la poésie ou la peinture ont
toujours su s’arranger ?
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