vendredi 14 septembre 2018

Lutteurs [4]


 Bazille, Friant et Gauguin


Insouciance, nostalgie et coups de poings

Frédéric Bazille, Scène d’été ou Les Baigneurs, 1869

En 1869, Frédéric Bazille achève un grand tableau qu’il présente au Salon. Commencé un an auparavant, à Méric, Scène d’été présente une scène de baignade à la campagne. De jeunes hommes en maillot se trouvent réunis près d’un cours d’eau ombragé, au bord d’une prairie[1] ; certains nagent, d’autres observent ou se reposent dans l’herbe tandis qu’à l’arrière plan deux autres sont en position de lutte. Cette réunion amicale en une journée radieuse restitue un moment d’insouciance. La lutte ici représentée n’est qu’un simple jeu auquel seul l’un des baigneurs semble s’intéresser. Elle est inspirée certainement d’un thème pastoral ou/et mythologique, dont elle se veut une transposition contemporaine plus légère. 

 

L’œuvre d’Émile Friant, La lutte, réalisée vingt ans plus tard, propose à contrario, pour une situation semblable (mais cette fois-ci située en Lorraine), de disposer ses lutteurs au premier plan d’une scène de baignade. Le combat entre les deux garçons attire l’attention d’une partie de leurs camardes, depuis la berge d’un ruisseau. Une violence non dissimulée se manifeste dans la torsion de leurs bustes noués au-dessus des jambes frêles et qu’accentue le regard perdu de l’un des deux enfants. Les corps ploient et résistent dans cette empoignade qui ne semble pas franchement amicale. Si dans cette toile verticale le peintre a cherché à transcrire avec réalisme la tension d’une scène de lutte ordinaire (peut-être la conséquence d’une dispute qui a mal tourné ?), celle-ci n’en occupe pas moins seulement la moitié inférieure, la moitié supérieure étant, elle, dédiée au paysage. Derrière le groupe des spectateurs, un grand pré en pente douce clos par des piles de planches et des madriers hérissés, entreposés sous le port majestueux d’un grand chêne qui masque en partie un corps de bâtiment, laisse supposer qu’il s’agit de l’arrière cour d’une ferme ou bien d’une scierie; au-delà on perçoit, dans une trouée de feuillage, d’autres habitations noyées dans la verdure et, plus loin encore, les courbes d’un massif de collines boisées. En somme malgré son titre et l’importance accordée au motif de premier plan, l’égale répartition des deux sujets de ce tableau marque une forme d’indécision ; à moins que, par l’opposition de l’un et de l’autre (conflit physique et calme bucolique), Friant ait voulu exprimer une vision moraliste du monde rural et, simultanément, raviver un moment nostalgique de son enfance.   

Émile Friant, La lutte, 1889
Paul Gauguin, en 1888, un an avant Émile Friant, réalisait lui aussi, avec une proposition bien plus audacieuse que celui-ci, deux variations d’une même composition sur un thème analogue Les jeunes lutteurs aussi intitulé Les enfants luttant. Pour l’une des toiles - qui pourrait être une étude préparatoire étant donné ses petites dimensions - seuls deux enfants sont au prises dans un bosquet, tandis que dans l’autre, un troisième garçon escaladant avec peine un talus qui borde un cours d’eau, fait irruption dans la scène. Dans les deux cas on observera cependant que la posture du duo enlacée ressemble davantage à un pas de danse qu’à une lutte. 

Paul Gauguin, Les jeunes lutteurs 1 et 2, 1888
L’audace de Gauguin se situe autant dans le traitement pictural que dans la composition de son sujet. Si la première toile, plus subtile dans sa palette chromatique, s’apparente au style des toiles réalisées lors de son récent séjour à la Martinique, la seconde plus directe et plus limitée dans la combinaison des couleurs est aussi construite avec une grande radicalité. Les deux figures enlacées ne sont pas centrées mais déportées sur la gauche, la verticalité du corps de l’enfant à droite correspondant pratiquement à l’axe médian du tableau réservant ainsi exclusivement la partie droite à une étendue de vert. L’autre particularité de cette composition est évidemment le trait oblique qui figure la limite du talus et qui, passant derrière les corps à hauteur des têtes des deux combattants produit la tension nécessaire amplifiant ainsi l’idée d’un mouvement à priori absent dans la pose initiale. Enfin on notera le choix très marqué de l’angle formé du buste au coup de pied de l’enfant à gauche qui vient s’ancrer contre le bord du montant de la toile. Les proportions des corps, les rapports d’échelles, l’espace simplifié et géométrisé, le pré rabattu en un plan frontal, la rivière évoquée par une chute d’eau faites de hachures blanches et ocres, indiquent une volonté d’en découdre avec la notion de réalisme.

Dans sa correspondance avec Vincent Van Gogh, Paul Gauguin dit : « Je viens de terminer une lutte bretonne que vous aimerez, j'en suis sûr […] c’est un tableau sans exécution, une lutte bretonne par un sauvage du Pérou. », et à Émile Schuffenecker, en juillet 1888, il indique : « … je viens de faire quelques nus, dont vous serez contents. Et ce n’est pas du tout des Degas. Le dernier est une lutte de deux gamins près de la rivière, tout à fait japonais, […] Très peu exécuté, la pelouse vert et le haut blanc. »

La référence à Degas est en relation avec deux autres tableaux réalisés quelques temps plus tôt, Jeunes bretons au bain (1886) et Jeunes baigneurs bretons (1888). Dans ces deux peintures le lieu de la baignade est identique à celui de Les jeunes lutteurs 2. La cascade qui est due à une retenue d’eau y est représentée ainsi que la ligne du talus qui surplombe le lieu de la baignade. Si le traitement des figures emprunte en effet à Degas - mais il aurait tout aussi bien pu ajouter Cézanne - et le traitement du paysage encore à Pissarro - soit à l’Impressionnisme - ces deux tableaux nous permettent de comprendre le raccourci spatial opéré par Gauguin pour ses lutteurs. 


Paul Gauguin, Jeunes bretons au bain, 1886 - Jeunes baigneurs bretons, 1888
La même année Vision après le sermon marque un tournant décisif dans l’écriture du peintre. « Mes derniers travaux sont en bonne marche et je crois que vous trouverez une note particulière, ou plutôt l’affirmation de mes recherches antérieures. […] » écrit-il en août à son ami Schuffenecker, et d’ajouter « J’ai fait pour une église un tableau, naturellement il a été refusé, aussi je le renvoie à [Théo] van Gogh. Inutile de vous le décrire, vous le verrez.
J’ai cette année tout sacrifié, l’exécution, la couleur, pour le style, voulant m’imposer autre chose que ce que je sais faire. C’est je crois une transformation qui n’a pas porté ses fruits mais qui les portera. ». Dans un courrier à Vincent van Gogh, datant de la fin septembre, il précise : « Je viens de faire un tableau religieux très mal fait mais qui m’a intéressé à faire et qui me plaît. Je voulais le donner à l’église de Pont-Aven. Naturellement on n’en veut pas […]. Des bretonnes groupées prient costumes noirs très intenses. Les bonnets blancs jaunes très lumineux. Les deux bonnets à droite sont comme des casques monstrueux. Un pommier traverse la toile violet et sombre et le feuillage dessiné par les masses comme des nuages vert émeraude avec les interstices vert jaune de soleil. Le terrain vermillon pur. A l’église il descend et devient brun rouge. L’ange est habillé de bleu outre-mer et Jacob vert bouteille. Les ailes de l’ange jaune de chrome pur. Les cheveux de l’ange chrome et les pieds chair orange. Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse ».
Paul Gauguin, Croquis pour La vision après le sermon
accompagnant à la lettre à van Gogh 22.09.1888

Georges Albert Aurier, pour sa part, en 1891, décrit ainsi la toile : « Loin, très loin, sur une fabuleuse colline, dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c'est la lutte biblique de Jacob avec l'Ange. Tandis que ces deux géants de légende, que l'éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des femmes regardent, intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute, ce qui se passe là-bas, sur cette fabuleuse colline empourprée. Ce sont des paysannes. Et à l'envergure de leurs coiffes blanches éployées comme des ailes de goéland, et aux typiques bigarrures de leurs fichus, et aux formes de leurs robes et de leurs caracos, on les devine originaires de la Bretagne. Elles ont les attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples écoutant d'extraordinaires contes un peu fantastiques affirmés par quelque bouche incontestable et révérée. On les dirait dans une église, tant silencieuse est leur attention, tant recueilli, tant agenouillé, tant dévot est leur maintien ; on les dirait dans une église et qu'une vague odeur d'encens et de prière volette parmi les ailes blanches de leurs coiffes et qu'une voix respectée de vieux prêtre plane sur leurs têtes.... Oui, sans doute, dans une église, dans quelque pauvre église de quelque pauvre petit bourg breton... […] »[2]

La composition « japonisante » du tableau (évoquée par le peintre lui-même), jouant de  l’arabesque autant que d’une perception sensible de l’espace est aussi influencée des procédés décoratifs (cloisonnement des formes, jeux des couleurs…). L’aplat rouge figurant le pré introduit la bascule entre le paysage réel (profane) et l’espace sacré où se situe la vision. De même, l’oblique du tronc d’arbre séparant d’un côté la vache et de l’autre les lutteurs (ici Jacob et l’Ange) pourtant situés dans un même lieu, permet de prolonger cette ambiguïté spatiale. Si l’arbre (« un pommier », précise Gauguin) sépare l’animal des combattants, l’analogie formelle que l’on peut observer ente les mouvements des pattes de l’une et celles des jambes des deux autres n’est sans doute pas hasardeuse ni gratuite : cet effet de symétrie, ou plutôt d’écho n’est-il pas une façon de nous faire prendre part à cette « vision » des femmes bretonnes, ou tout au moins nous donner à comprendre sur quoi s’appuie probablement ce qu’elles croient voir.

Paul Gauguin, La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l’ange, 1888, (détail)
Hokusai, Lutteurs de Sumo, détail, extrait de la Manga de Hokusai, c.1812- 1878
Hokusai, Lutteurs de Sumo, détail, extrait de la Manga de Hokusai, c.1812- 1878
 Certaines analyses ont suggéré que le motif des lutteurs, tout comme le principe de la composition,  était inspiré des estampes japonaises, dont ici celles d’Hokusai; si l’hypothèse de cet emprunt est possible, elle n’est cependant pas avérée, le dessin très schématisé des figures faisant tout aussi bien penser au peintures byzantines, aux enluminures des manuscrits du 13ème siècle ainsi qu’aux vitraux de la même époque (le choix d’un fond abstrait, de couleur unie aidant à ce rapprochement).
La Vision après le sermon, ou La lutte de Jacob avec l’ange, rompant définitivement avec les principes de l’Impressionnisme, - et malgré l’étiquette « d’impressionniste synthétiste » que lui avait attribué Maurice Demis - fut considéré, par Georges Albert Aurier, après sa présentation à Paris puis à Bruxelles en 1889, comme un manifeste du Symbolisme. Ce dernier, écrivait : « Peut-être, en effet, serait-il temps de dissiper une équivoque fâcheuse, qui fut incontestablement créée par ce mot d’impressionnisme, dont on n'a que trop abusé. […] Ce vocable : « impressionnisme », en effet, qu'on le veuille ou non, suggère tout un programme d'esthétique fondée sur la sensation. L'impressionnisme, c'est et ce ne peut être qu'une variété du réalisme, […] Le but visé, c'est encore l'imitation de la matière, non plus peut-être avec sa forme propre, sa couleur propre, mais avec sa forme perçue, avec sa couleur perçue, c'est la traduction instantanée, avec toutes les déformations d'une rapide synthèse subjective. MM. Pissaro et Claude Monet traduisent, certes, les formes et les couleurs autrement que Courbet, mais, au fond, comme Courbet, plus même que Courbet, ils ne traduisent que la forme et que la couleur. […] Donc, qu'on invente un nouveau vocable en iste (il y en a tant déjà qu'il n'y paraîtra point !) pour les nouveaux venus, à la tête desquels marche Gauguin : synthétistes, idéistes, symbolistes, comme il plaira […]. »[3].
Symboliste donc, puisqu’il faut bien toujours inventer des noms à de mouvements pour installer ou conforter des idées et trouver des ismes pour ranger tout ça. « L’occasion fait le larron » comme dit le proverbe et, à ce propos, ne serait-il pas judicieux de se demander pourquoi Gauguin fit le choix de ce passage de la bible pour en faire l’argument de son tableau ?  Car bien entendu la représentation de cette apparition, voire cette hallucination collective, peut avoir été faite avec une volonté de restituer les croyances et/ou les superstitions rustiques que le peintre avait pu observer lors de son séjour (et auxquelles il était certainement sensible), il se pourrait bien aussi, plus simplement, que le spectacle fréquent de scènes de lutte bretonne, observé lors des fêtes de village, lui ait simplement servi de prétexte pour effectuer cette transposition du profane au sacré. Notons d’ailleurs que d’autres peintres présents à Pont-Aven, Émile Bernard, Paul Sérusier, ont eux aussi figuré un sujet analogue.

Émile Bernard, Les Lutteurs Bretons, 1889    -   Paul Sérusier, lutte bretonne, 1890

Cette pratique locale de la lutte - que l’on retrouve néanmoins un peu partout à travers le monde et à toutes les époques - certainement marquée  par des récits historiques ou mythiques se déroulant en effet plutôt dans un contexte festif, souvent lié à des évènements agricoles (récoltes, moissons, battages, etc.) était plutôt de nature spontanée. Les hommes s’y affrontaient pour mesurer leur force, leur agilité ou leur ruse. De nombreuses gravures et plus tard des photographies attestent de ces joutes populaires dont on retrouve apparemment aujourd’hui encore les manifestations vivantes dans le folklore. 

Hippolyte Pauquet, Lutteurs Bretons, Vers 1878
Martin-Eugène Prosper, Lutte bretonne extrait de Les Bretons, mœurs et coutumes, 1888
Si Gauguin ne s’est pas contenté de la représentation d’une de ses luttes, comme il l’avait déjà tenté la même année pour ses jeunes lutteurs bretons, mais l’a associée à un épisode biblique - et particulièrement celui-là - n’était-ce pas après tout pour exprimer un sentiment personnel. Dans la Genèse  il est écrit : « Et Jacob resta seul. Quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore ». Ce « quelqu’un » que de nombreuses interprétations ont traduit par la figure d’un ange (messager divin) pourrait tout aussi bien, de façon métaphorique, désigner un combat intérieur, Une « tempête sous un crâne » pour reprendre la formule romantique de Hugo à propos de Jean Valjean, dans Les Misérables, ouvrage que Gauguin venait justement de lire. Ici Gauguin ne se serait-il pas identifié à Jacob ? A l’issue du combat, précise encore la Genèse, Jacob, rebaptisé Israël, et boitant par une blessure à la hanche, est devenu une autre personne et cette métamorphose sur le chemin de la « Terre de la Promesse » n’est-elle pas aussi, sur un plan esthétique, celle de Gauguin? 

Anon. Combat de Jacob et de l'Ange, Enluminure, vers 1370-1380
La vision après le sermon n’est pas seulement celle du cercle des paysannes bretonnes mais aussi celles du peintre lui-même. La fulgurance du vermillon qui rompt définitivement avec le naturalisme affirme la force de suggestion de la couleur; la vision de Gauguin n’est pas tant d’assister parmi la foule à son propre combat que d’assumer pleinement la valeur subjective de ce fait de peinture.
 

[1] [2] [3] [4] 





[1] - Il s’agit certainement de la Lez dans la campagne de Montpellier


[2] - Georges Albert Aurier, Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin, Mercure de France, tome2, n° 15, mars 1891, p. 155-165.
[3] - Georges Albert Aurier, Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin, Mercure de France, tome2, n° 15, mars 1891, p. 155-165.

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