Bazille, Friant et Gauguin
Insouciance,
nostalgie et coups de poings
Frédéric Bazille, Scène
d’été ou Les Baigneurs, 1869
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En 1869, Frédéric Bazille achève
un grand tableau qu’il présente au Salon. Commencé un an auparavant, à Méric, Scène d’été présente une scène de
baignade à la campagne. De jeunes hommes en maillot se trouvent réunis près
d’un cours d’eau ombragé, au bord d’une prairie[1] ;
certains nagent, d’autres observent ou se reposent dans l’herbe tandis qu’à
l’arrière plan deux autres sont en position de lutte. Cette réunion amicale en
une journée radieuse restitue un moment d’insouciance. La lutte ici représentée
n’est qu’un simple jeu auquel seul l’un des baigneurs semble s’intéresser. Elle
est inspirée certainement d’un thème pastoral ou/et mythologique, dont elle se
veut une transposition contemporaine plus légère.
L’œuvre d’Émile Friant, La lutte, réalisée vingt ans plus tard,
propose à contrario, pour une situation semblable (mais cette fois-ci située en
Lorraine), de disposer ses lutteurs au premier plan d’une scène de baignade. Le
combat entre les deux garçons attire l’attention d’une partie de leurs camardes,
depuis la berge d’un ruisseau. Une violence non dissimulée se manifeste dans la
torsion de leurs bustes noués au-dessus des jambes frêles et qu’accentue le
regard perdu de l’un des deux enfants. Les corps ploient et résistent dans
cette empoignade qui ne semble pas franchement amicale. Si dans cette toile verticale
le peintre a cherché à transcrire avec réalisme la tension d’une scène de lutte
ordinaire (peut-être la conséquence d’une dispute qui a mal tourné ?),
celle-ci n’en occupe pas moins seulement la moitié inférieure, la moitié
supérieure étant, elle, dédiée au paysage. Derrière le groupe des spectateurs,
un grand pré en pente douce clos par des piles de planches et des madriers hérissés,
entreposés sous le port majestueux d’un grand chêne qui masque en partie un
corps de bâtiment, laisse supposer qu’il s’agit de l’arrière cour d’une ferme
ou bien d’une scierie; au-delà on perçoit, dans une trouée de feuillage,
d’autres habitations noyées dans la verdure et, plus loin encore, les courbes
d’un massif de collines boisées. En somme malgré son titre et l’importance
accordée au motif de premier plan, l’égale répartition des deux sujets de ce tableau
marque une forme d’indécision ; à moins que, par l’opposition de l’un et
de l’autre (conflit physique et calme bucolique), Friant ait voulu exprimer une
vision moraliste du monde rural et, simultanément, raviver un moment nostalgique
de son enfance.
Paul Gauguin, en 1888, un an
avant Émile Friant, réalisait lui aussi, avec une proposition bien plus audacieuse
que celui-ci, deux variations d’une même composition sur un thème analogue Les jeunes lutteurs aussi intitulé Les
enfants luttant. Pour l’une des toiles - qui pourrait être une étude
préparatoire étant donné ses petites dimensions - seuls deux enfants sont
au prises dans un bosquet, tandis que dans l’autre, un troisième garçon escaladant
avec peine un talus qui borde un cours d’eau, fait irruption dans la scène. Dans
les deux cas on observera cependant que la posture du duo enlacée ressemble
davantage à un pas de danse qu’à une lutte.
Paul Gauguin, Les
jeunes lutteurs 1 et 2, 1888
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L’audace de Gauguin se situe
autant dans le traitement pictural que dans la composition de son sujet. Si la
première toile, plus subtile dans sa palette chromatique,
s’apparente au style des toiles réalisées lors de son récent séjour à la
Martinique, la seconde plus directe et plus limitée dans la combinaison des
couleurs est aussi construite avec une grande radicalité. Les deux figures
enlacées ne sont pas centrées mais déportées sur la gauche, la verticalité du
corps de l’enfant à droite correspondant pratiquement à l’axe médian du tableau
réservant ainsi exclusivement la partie droite à une étendue de vert. L’autre
particularité de cette composition est évidemment le trait oblique qui figure
la limite du talus et qui, passant derrière les corps à hauteur des têtes des
deux combattants produit la tension nécessaire amplifiant ainsi l’idée d’un
mouvement à priori absent dans la pose initiale. Enfin on notera le choix très marqué
de l’angle formé du buste au coup de pied de l’enfant à gauche qui vient
s’ancrer contre le bord du montant de la toile. Les proportions des corps, les rapports
d’échelles, l’espace simplifié et géométrisé, le pré rabattu en un plan frontal,
la rivière évoquée par une chute d’eau faites de hachures blanches et ocres,
indiquent une volonté d’en découdre avec la notion de réalisme.
Dans sa correspondance avec
Vincent Van Gogh, Paul Gauguin dit : « Je viens de terminer une lutte
bretonne que vous aimerez, j'en suis sûr […] c’est un
tableau sans exécution, une lutte bretonne par un sauvage du Pérou. »,
et à Émile Schuffenecker, en juillet 1888, il indique : « …
je viens de faire quelques nus, dont vous serez contents. Et ce n’est pas du
tout des Degas. Le dernier est une lutte de deux gamins près de la rivière,
tout à fait japonais, […] Très peu exécuté, la pelouse vert et le haut blanc. »
La référence à Degas est en
relation avec deux autres tableaux réalisés quelques temps plus tôt, Jeunes bretons au bain (1886) et Jeunes baigneurs bretons (1888). Dans
ces deux peintures le lieu de la baignade est identique à celui de Les jeunes lutteurs 2. La cascade qui
est due à une retenue d’eau y est représentée ainsi que la ligne du talus qui
surplombe le lieu de la baignade. Si le traitement des figures emprunte en
effet à Degas - mais il aurait tout aussi bien pu ajouter Cézanne - et le
traitement du paysage encore à Pissarro - soit à l’Impressionnisme - ces deux
tableaux nous permettent de comprendre le raccourci spatial opéré par Gauguin
pour ses lutteurs.
Paul Gauguin,
Jeunes bretons au bain, 1886 - Jeunes
baigneurs bretons, 1888
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La même année Vision après le sermon marque un
tournant décisif dans l’écriture du peintre. « Mes derniers travaux sont
en bonne marche et je crois que vous trouverez une note particulière, ou plutôt
l’affirmation de mes recherches antérieures. […] » écrit-il en août à son
ami Schuffenecker, et d’ajouter « J’ai
fait pour une église un tableau, naturellement il a été refusé, aussi je le
renvoie à [Théo] van Gogh. Inutile de vous le décrire, vous le verrez.
J’ai cette année tout sacrifié, l’exécution, la couleur, pour le style, voulant m’imposer autre chose que ce que je sais faire. C’est je crois une transformation qui n’a pas porté ses fruits mais qui les portera. ». Dans un courrier à Vincent van Gogh, datant de la fin septembre, il précise : « Je viens de faire un tableau religieux très mal fait mais qui m’a intéressé à faire et qui me plaît. Je voulais le donner à l’église de Pont-Aven. Naturellement on n’en veut pas […]. Des bretonnes groupées prient costumes noirs très intenses. Les bonnets blancs jaunes très lumineux. Les deux bonnets à droite sont comme des casques monstrueux. Un pommier traverse la toile violet et sombre et le feuillage dessiné par les masses comme des nuages vert émeraude avec les interstices vert jaune de soleil. Le terrain vermillon pur. A l’église il descend et devient brun rouge. L’ange est habillé de bleu outre-mer et Jacob vert bouteille. Les ailes de l’ange jaune de chrome pur. Les cheveux de l’ange chrome et les pieds chair orange. Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse ».
J’ai cette année tout sacrifié, l’exécution, la couleur, pour le style, voulant m’imposer autre chose que ce que je sais faire. C’est je crois une transformation qui n’a pas porté ses fruits mais qui les portera. ». Dans un courrier à Vincent van Gogh, datant de la fin septembre, il précise : « Je viens de faire un tableau religieux très mal fait mais qui m’a intéressé à faire et qui me plaît. Je voulais le donner à l’église de Pont-Aven. Naturellement on n’en veut pas […]. Des bretonnes groupées prient costumes noirs très intenses. Les bonnets blancs jaunes très lumineux. Les deux bonnets à droite sont comme des casques monstrueux. Un pommier traverse la toile violet et sombre et le feuillage dessiné par les masses comme des nuages vert émeraude avec les interstices vert jaune de soleil. Le terrain vermillon pur. A l’église il descend et devient brun rouge. L’ange est habillé de bleu outre-mer et Jacob vert bouteille. Les ailes de l’ange jaune de chrome pur. Les cheveux de l’ange chrome et les pieds chair orange. Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse ».
Paul Gauguin, Croquis pour La vision après le sermon,
accompagnant à la lettre à van Gogh
22.09.1888
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Georges Albert Aurier, pour sa
part, en 1891, décrit ainsi la toile : « Loin, très loin, sur une
fabuleuse colline, dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c'est la lutte
biblique de Jacob avec l'Ange. Tandis que ces deux géants de légende, que
l'éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des
femmes regardent, intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute,
ce qui se passe là-bas, sur cette fabuleuse colline empourprée. Ce sont des
paysannes. Et à l'envergure de leurs coiffes blanches éployées comme des ailes
de goéland, et aux typiques bigarrures de leurs fichus, et aux formes de leurs
robes et de leurs caracos, on les devine originaires de la Bretagne. Elles ont
les attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples
écoutant d'extraordinaires contes un peu fantastiques affirmés par quelque
bouche incontestable et révérée. On les dirait dans une église, tant
silencieuse est leur attention, tant recueilli, tant agenouillé, tant dévot est
leur maintien ; on les dirait dans une église et qu'une vague odeur
d'encens et de prière volette parmi les ailes blanches de leurs coiffes et
qu'une voix respectée de vieux prêtre plane sur leurs têtes.... Oui, sans
doute, dans une église, dans quelque pauvre église de quelque pauvre petit
bourg breton... […] »[2]
La composition « japonisante » du tableau (évoquée par le peintre lui-même), jouant de l’arabesque autant que d’une perception sensible de l’espace est aussi influencée des procédés décoratifs (cloisonnement des formes, jeux des couleurs…). L’aplat rouge figurant le pré introduit la bascule entre le paysage réel (profane) et l’espace sacré où se situe la vision. De même, l’oblique du tronc d’arbre séparant d’un côté la vache et de l’autre les lutteurs (ici Jacob et l’Ange) pourtant situés dans un même lieu, permet de prolonger cette ambiguïté spatiale. Si l’arbre (« un pommier », précise Gauguin) sépare l’animal des combattants, l’analogie formelle que l’on peut observer ente les mouvements des pattes de l’une et celles des jambes des deux autres n’est sans doute pas hasardeuse ni gratuite : cet effet de symétrie, ou plutôt d’écho n’est-il pas une façon de nous faire prendre part à cette « vision » des femmes bretonnes, ou tout au moins nous donner à comprendre sur quoi s’appuie probablement ce qu’elles croient voir.
Paul Gauguin, La Vision après le sermon ou La
Lutte de Jacob avec l’ange, 1888, (détail)
Hokusai, Lutteurs
de Sumo, détail, extrait de la Manga de Hokusai, c.1812- 1878
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Certaines analyses ont suggéré
que le motif des lutteurs, tout comme le principe de la composition, était inspiré des estampes japonaises, dont
ici celles d’Hokusai; si l’hypothèse de cet emprunt est possible, elle n’est
cependant pas avérée, le dessin très schématisé des figures faisant tout aussi
bien penser au peintures byzantines, aux enluminures des manuscrits du 13ème
siècle ainsi qu’aux vitraux de la même époque (le choix d’un fond abstrait, de
couleur unie aidant à ce rapprochement).
La Vision après le sermon,
ou La lutte de Jacob avec l’ange, rompant
définitivement avec les principes de l’Impressionnisme, - et malgré l’étiquette
« d’impressionniste synthétiste » que lui avait attribué Maurice
Demis - fut considéré, par Georges Albert Aurier, après sa présentation à Paris
puis à Bruxelles en 1889, comme un manifeste du Symbolisme. Ce dernier,
écrivait : « Peut-être, en effet, serait-il temps de dissiper une
équivoque fâcheuse, qui fut incontestablement créée par ce mot d’impressionnisme,
dont on n'a que trop abusé. […] Ce vocable :
« impressionnisme », en effet, qu'on le veuille ou non, suggère tout
un programme d'esthétique fondée sur la sensation. L'impressionnisme, c'est et
ce ne peut être qu'une variété du réalisme, […] Le but visé, c'est encore
l'imitation de la matière, non plus peut-être avec sa forme propre, sa couleur
propre, mais avec sa forme perçue, avec sa couleur perçue, c'est la traduction
instantanée, avec toutes les déformations d'une rapide synthèse subjective. MM.
Pissaro et Claude Monet traduisent, certes, les formes et les couleurs
autrement que Courbet, mais, au fond, comme Courbet, plus même que Courbet, ils
ne traduisent que la forme et que la couleur. […] Donc, qu'on
invente un nouveau vocable en iste (il y en a tant déjà qu'il n'y
paraîtra point !) pour les nouveaux venus, à la tête desquels marche
Gauguin : synthétistes, idéistes, symbolistes, comme il plaira […]. »[3].
Symboliste donc, puisqu’il faut
bien toujours inventer des noms à de mouvements pour installer ou conforter des
idées et trouver des ismes pour
ranger tout ça. « L’occasion fait le larron » comme dit le proverbe
et, à ce propos, ne serait-il pas judicieux de se demander pourquoi Gauguin fit
le choix de ce passage de la bible pour en faire l’argument de son
tableau ? Car bien entendu la
représentation de cette apparition, voire cette hallucination collective, peut
avoir été faite avec une volonté de restituer les croyances et/ou les
superstitions rustiques que le peintre avait pu observer lors de son séjour (et
auxquelles il était certainement sensible), il se pourrait bien aussi, plus
simplement, que le spectacle fréquent de scènes de lutte bretonne, observé lors
des fêtes de village, lui ait simplement servi de prétexte pour effectuer cette
transposition du profane au sacré. Notons d’ailleurs que d’autres peintres
présents à Pont-Aven, Émile Bernard, Paul Sérusier, ont eux aussi figuré un
sujet analogue.
Émile Bernard, Les
Lutteurs Bretons, 1889 - Paul Sérusier, lutte bretonne, 1890
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Cette pratique locale de la lutte
- que l’on retrouve néanmoins un peu partout à travers le monde et à toutes les
époques - certainement marquée par des récits historiques ou mythiques se
déroulant en effet plutôt dans un contexte festif, souvent lié à des évènements
agricoles (récoltes, moissons, battages, etc.) était plutôt de nature spontanée.
Les hommes s’y affrontaient pour mesurer leur force, leur agilité ou leur ruse.
De nombreuses gravures et plus tard des photographies attestent de ces joutes
populaires dont on retrouve apparemment aujourd’hui encore les manifestations
vivantes dans le folklore.
Hippolyte Pauquet, Lutteurs
Bretons, Vers 1878
Martin-Eugène Prosper, Lutte bretonne extrait de Les
Bretons, mœurs et coutumes, 1888
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Si Gauguin ne s’est pas contenté de
la représentation d’une de ses luttes, comme il l’avait déjà tenté la même
année pour ses jeunes lutteurs bretons,
mais l’a associée à un épisode biblique - et particulièrement celui-là -
n’était-ce pas après tout pour exprimer un sentiment personnel. Dans la Genèse il est écrit : « Et Jacob resta seul.
Quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore ». Ce « quelqu’un » que de
nombreuses interprétations ont traduit par la figure d’un ange (messager divin)
pourrait tout aussi bien, de façon métaphorique, désigner un combat intérieur,
Une « tempête sous un crâne » pour reprendre la formule romantique de
Hugo à propos de Jean Valjean, dans Les Misérables, ouvrage que Gauguin
venait justement de lire. Ici Gauguin ne se serait-il pas identifié à
Jacob ? A l’issue du combat, précise encore la Genèse, Jacob, rebaptisé
Israël, et boitant par une blessure à la hanche, est devenu une autre personne
et cette métamorphose sur le chemin de la « Terre de la
Promesse » n’est-elle pas aussi, sur un plan esthétique, celle de Gauguin?
Anon. Combat de Jacob et de l'Ange, Enluminure, vers 1370-1380 |
La vision après le sermon n’est pas seulement celle du cercle des
paysannes bretonnes mais aussi celles du peintre lui-même. La fulgurance du
vermillon qui rompt définitivement avec le naturalisme affirme la force de
suggestion de la couleur; la vision de Gauguin n’est pas tant d’assister parmi
la foule à son propre combat que d’assumer pleinement la valeur subjective de
ce fait de peinture.
[1] - Il s’agit certainement de la Lez dans la campagne de Montpellier
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