lundi 10 février 2020

Pôvre Pierrot [6]


« Prêt à jouir d’un bien et durable et solide

De mortelles frayeurs je me sens accablé

Ce n’est pas sans raison que je parais timide

Votre bon goût me fait trembler. »

Frères Parfaict [1]



Antoine Watteau (attribué à), Pierrot, 1718-1721 - Musée du Louvre, Paris

Ce que l’on sait aujourd’hui d’un point de vue historique du Pierrot du Louvre est bien maigre. Rappelons que l’œuvre ne figurait pas dans l’inventaire de la succession de l’artiste, qu’aucun dessin préparatoire de cette composition n’a été trouvé, pas de gravure réalisée pour les différents catalogues de diffusion du vivant de l’artiste, ni après son décès. Pas non plus de traces d’archives permettant de justifier une commande ou de localiser l’œuvre durant presque un siècle après sa création présumée entre 1718 et 1721.


D’un point de vue plus matériel, même si les démarches d’analyses scientifiques du tableau sont relativement récentes on sait que l’œuvre, telle qu’on la connaît aujourd’hui, n’est pas tout à fait au format de ce qu’était la peinture originale, ayant apparemment été recadrée sur tous ses bords dans des proportions que l’on ignore cependant. Ainsi l’hypothèse souvent avancée du léger décentrement de la figure du Pierrot dans la composition, souvent considérée comme « audacieuse et moderne », ne tiendrait plus ; aussi, plutôt que le format vertical qu’on lui connaît, cette œuvre aurait pu être par exemple horizontale, voire inscrite dans un carré ou un cercle ; l’hypothèse de l’un ou de l’autre de ces formats, encore plus grands que celui connu, remet donc aussi partiellement en cause l’idée d’une enseigne de magasin.

Les relevés effectués à partir de la radiographie du tableau laissent entrevoir sous la zone de ciel de la partie supérieure et sur le bord gauche un certains nombre d’éléments qui auraient été recouverts, laissant supposer que la toile est peut-être le réemploi d’une peinture plus ancienne et confirmant qu'elle puisse être encore plus grande.

Rappelons encore que Pierrot, quoique  possédant une force attraction indéniable, fait figure d’exception dans l’œuvre de Watteau ne serait-ce que par sa taille, cependant, contrairement à beaucoup d’autres tableaux ce qui est très particulier dans celui-ci, c’est la construction spatiale qui entretient la fausse profondeur qui se joue entre l’avant et l’arrière du talus, et qui, si elle apparaît un instant possible dans l’idée, ne l’est pas du tout selon la logique d’une représentation raisonnée de l’espace. Les figures qui se trouvent derrière Pierrot semblent collées au pied du monticule de terre mais l’échelle des visages, légèrement plus petite, donne à comprendre qu’elles en sont sans doute relativement éloignées. L’effet global est celui d’un écrasement ou d’un aplatissement que renforce ici le manque de circulation entre les figures.


Par ailleurs, si l’on tente de prolonger ces bustes selon une proportion moyenne on constatera assez rapidement que pour qu’ils tiennent debout derrière ce terre-plein, le dénivelé est assez important. À cet effet, l’animal, dont ici nous n’avons qu’une partie de la tête et la naissance de l’encolure peut lui aussi servir d’indicateur. Si l’on reporte une silhouette de l’animal aux proportions de la tête figurant dans le Pierrot on constatera que la position de l’homme en noir que l’on présumait sur l’âne n’est pas possible. Une fois toutes les figures étant repositionnées il s’avère que l’idée de sol n’a pas cours derrière le terre-plein où se tient Pierrot comme si de ce groupe n’existait au regard que la part visible.



Concernant les personnages figurés en arrière plan de Pierrot, il existe différentes attributions des rôles. Certains y voient « Cassandre sur l’âne à gauche, le couple de fiancés Léandre et Isabelle et enfin, à l’extrême droite, l’Élégant qui, sous diverses formes, persécute le pauvre Pierrot. » d’autres « trois comédiens caractérisés par des habits et des coiffes voyants, tirent par la bride un âne qui chevauche un Crispin jovial. », d’autres encore avancent : « Quatre personnes, une femme entourée de deux hommes à droite du tableau et un homme monté sur un âne à gauche du tableau. Ce sont les personnages de la commedia dell’arte : Isabelle entourée de Léandre et du Capitaine et le Carabin sur son âne. ». La notice du Louvre propose, quant elle, l’identification suivante : « On distingue ainsi quatre des compères habituels de Pierrot dans la Comédie italienne traditionnelle : le docteur sur son âne, Léandre et Isabelle, les amoureux, et le capitaine. ».


Théodore Netscher, Raymond Poisson dans le rôle de Crispin, vers 1680
Sans trop savoir comment fut établie cette distribution qui d’un avis à l’autre diffère, il ne semble pourtant pas que le premier personnage sur la gauche - qui, comme cela vient d’être dit ne monte pas l’âne mais se tient très certainement à ses côtés - soit « Cassandre », ou « Le Docteur » - également vêtu de noir, portant une fraise ainsi qu’une calotte noire sous le chapeau[2] -, mais bien plus vraisemblablement Crispin comme le montre par exemple une peinture de Théodore Netscher, Raymond Poisson dans le rôle de Crispin (vers 1680).


Watteau (attribué à), détail de Pierrot - détail de L’amour au théâtre italien
Théodore Netscher, détail de Raymond Poisson dans le rôle de Crispin, vers 1680
Nicolas Lancret détail de Théâtre italien,  entre 1716-1736


Le visage féminin dans des atours modestes, représenté de trois quart, puisqu’il figure également dans les deux versions de Les Comédiens italiens, pourrait être en effet Isabelle, une des Zanni, mais tout aussi bien n’importe quelle femme n’incarnant aucun rôle particulier dans les représentations. Il est à noter que l’on retrouve encore ce type de visage chez Nicolas Lancret. 


Watteau (attribué à), détails de Pierrot - Dessin - Les comédiens italiens I et II
Nicolas Lancret, détail de Marie Camargo, 1730

Quant au personnage vêtu de rouge, désigné comme étant « Le Capitaine », rien n’autorise à penser, si l’on considère le jaune du costume qu’il porte habituellement, que c’est bien de lui dont il s’agit et il serait plus opportun de rapprocher celui-ci d’une autre figure, justement vêtue de rouge, portant un béret, tel qu’il apparaît par exemple dans Le Conteur, ou de celle d'un musicien, soupirant ou danseur tels que l’on peut en croiser chez Lancret ou Pater.


Antoine Watteau (attribué à), détail de Pierrot
Nicolas Lancret, détails de Concert dans un parc, Fête champêtre, Marie Camargo
Jean-Baptiste Pater, détail de  Concert pastoral, 1725


Enfin, celui au visage « ébahi », qualifié de Léandre, pourrait aussi être Mezettin,  si ce n’était son étrange coiffe en forme de crête de coq qui, comme cela a été signalé, n’est ni un élément des costumes de la commedia dell’arte ni un élément représenté par Watteau dans ses autres tableaux. La forme particulière de ce costume que l’on retrouve dans une peinture de Pater, puis dans une gravure de Mercier, est sans doute inspirée de celui porté par les bouffons de rois.
Antoine Watteau (attribué à), détail de Pierrot
Jean-Baptiste Pater, Fête champêtre avec comédiens italiens, 1720-1730 - La foire à Bezons, 1730 - La marche comique, 1725-1730
Philip Mercier (d’après Watteau ?), La Troupe italienne en vacances, 1725

En observant tour à tour ces figures on se rend compte que si certaines appartiennent peu ou prou au registre de Watteau, d’autres se rapprochent plutôt de celles peintes par Lancret ou Pater entre 1720 et 1730. Ceci, ajouté au fait qu’ils ne soient représentés que partiellement, est sans doute à l’origine de la difficulté d’identification de ces personnages de l’arrière plan, mais même si cela pouvait se faire, il n’est pas certain que l’on puisse resituer ces personnages dans une scène d’un spectacle particulier. Contrairement aux deux tableaux Les comédiens italiens ou Le théâtre italien de Lancret, ce n’est pas une troupe en représentation sur une scène de théâtre qui est ici représentée mais une situation qui regroupe quelques figures en habits d’acteur. Nous ne sommes pas non plus tout à fait en présence d’une parade comme dans La marche comique de Pater, mais davantage en présence d’un portrait dont les éléments de second plan appuient la nature du personnage, c'est-à-dire complètent ses attributs tout en suggérant une trame narrative relative à la posture de Pierrot. 
  

Autour du Pierrot attribué à Watteau, de haut en bas et de gauche à droite : Nicolas Lancret,  Le théâtre italien, entre 1716-1736, Jean-Baptiste Pater, La marche comique, 1725-1730, Antoine Watteau, (attribué à), Les comédiens italiens, vers 1719, Jean-Baptiste Pater, Concert pastoral, 1725

Si Pierrot et ses comparses sont inscrits dans un paysage boisé sous un ciel clair et dégagé d’une journée plutôt estivale, la configuration du terrain (qui produit les deux temps de lecture de la composition : le « c'est lui, Pierrot ! » et « ce qui se trame ») relève davantage de l’idée de contexte spatial qui localise le portrait dans un décor familier des paysages de Watteau. La position des arbres et leur éloignement par rapport au premier plan sont, en l’absence d’un horizon défini, les seuls signes d’une profondeur, ce qui est assez rare dans les aménagements paysagés du peintre. Les deux arbres, sur la droite de la composition, sont clairement identifiables : la silhouette caractéristique d’un pin parasol et les frondaisons jumelles de deux peupliers droits, qui sont des motifs représentés par Watteau dans d’autres tableaux (La mariée du village, Fête dans un parc, L’amour au théâtre français, La chute d’eau), semblent ici ne pas être que de simples éléments du décor mais presque des figures (ou des types). La forme oblongue des deux peupliers ajourés chacun en leur sommet, dessine presque les oreilles d’un animal (celles d’un âne par exemple), ou encore,  la ramure sombre du pin dont le dessin en arrête rappelle la structure des plis du pantalon de Pierrot. 


Antoine Watteau, détails de Pierrot, La mariée du village, Fête dans un parc, L’amour au théâtre français, La chute d’eau

Comme pour les personnages qui circulent de toile en toile, dans les siennes mais aussi dans celles des autres (on retrouve notamment chez Pater la reprise du motif de ces deux arbres entre 1720 et 1730), la végétation est un ensemble des signes qui accompagne les scènes figurées, les souligne ou y répond… Dans la plupart des tableaux de Watteau où les figures sont disposées en plein air, l’écrin de verdure qui définit l’espace des représentations n’y est pas qu’un décor - à la différence de Lancret, par exemple ! - il participe activement à ce qui s’y joue. Ici dans le Pierrot, ramenés à la présence d’indices paysagés, ces arbres sont les pendants des personnages (des types), au même titre d’ailleurs que la sculpture de profil posée sur une gaine[3], présente sur le bord droit du tableau.

Les fonctions de cette dernière sont plurielles ; non seulement elle rappelle par sa présence la persistance des motifs de sculptures chez Watteau, indiquant qu’il s’agit donc moins de coins de nature que d’espaces aménagés de parcs, donc de lieux consacrés - ici ce buste indiquerait la satyre de la situation - et, par ailleurs, que disposée de profil et en retrait du premier plan cette figure pourrait être - s’il était de chair et non de pierre - le témoin qui voit ce que nous ne voyons pas de ce qui se joue dans le dos de Pierrot. Or, une fois encore, c’est dans les tableaux attribués à Jean-Baptiste Pater que de ce buste apparaît au moins à quatre reprises (La marche comique, Fête champêtre, Le concert champêtre, Concert champêtre durant les vendanges).


Antoine Watteau (attribué à), buste, détail de Pierrot
Jean-Baptiste Pater,  détails de La marche comique, 1720-1725, Fête champêtre, 1720-1730, Le concert champêtre, 1720-1725, Concert champêtre durant les vendanges, 1730-1733

 [...]


[1] - Frères Parfaict, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la foire, 1743, p. 440-442
[2] - Selon la description de Maurice Sand dans Masques et bouffons (Comédie italienne), T. 1, Michel Levy frères : « Crispin : Vêtu de noir, chaussé de bottes et orné d’une fraise, il porte suspendue à sa large ceinture de buffle une longue rapière. C’est tantôt un maître fourbe, tantôt un valet rusé, âpre au gain, de la veine des Scapin et des Gros-René, dévoué et flatteur, suivant les gages, et par surcroît escroc et fourbe. ».
[3] - En statuaire, la gaine est un piédestal s’évasant de bas en haut, servant à poser un buste, ou se reliant insensiblement à la naissance d’un buste ou d’une statue à mi-corps ou sans bras.

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