« Prêt
à jouir d’un bien et durable et solide
De
mortelles frayeurs je me sens accablé
Ce
n’est pas sans raison que je parais timide
Frères
Parfaict [1]
Antoine Watteau (attribué à), Pierrot, 1718-1721 - Musée du Louvre, Paris |
Ce que l’on sait aujourd’hui d’un
point de vue historique du Pierrot du
Louvre est bien maigre. Rappelons que l’œuvre ne figurait pas dans l’inventaire
de la succession de l’artiste, qu’aucun dessin préparatoire de cette
composition n’a été trouvé, pas de gravure réalisée pour les différents
catalogues de diffusion du vivant de l’artiste, ni après son décès. Pas non
plus de traces d’archives permettant de justifier une commande ou de localiser
l’œuvre durant presque un siècle après sa création présumée entre 1718 et 1721.
D’un point de vue plus matériel,
même si les démarches d’analyses scientifiques du tableau sont relativement
récentes on sait que l’œuvre, telle qu’on la connaît aujourd’hui, n’est pas
tout à fait au format de ce qu’était la peinture originale, ayant apparemment
été recadrée sur tous ses bords dans des proportions que l’on ignore cependant.
Ainsi l’hypothèse souvent avancée du léger décentrement de la figure du Pierrot
dans la composition, souvent considérée comme « audacieuse et
moderne », ne tiendrait plus ; aussi, plutôt que le format vertical qu’on
lui connaît, cette œuvre aurait pu être par exemple horizontale, voire inscrite
dans un carré ou un cercle ; l’hypothèse de l’un ou de l’autre de ces
formats, encore plus grands que celui connu, remet donc aussi partiellement en
cause l’idée d’une enseigne de magasin.
Les relevés effectués à partir de
la radiographie du tableau laissent entrevoir sous la zone de ciel de la partie
supérieure et sur le bord gauche un certains nombre d’éléments qui auraient été
recouverts, laissant supposer que la toile est peut-être le réemploi d’une
peinture plus ancienne et confirmant qu'elle puisse être encore plus grande.
Rappelons encore que Pierrot, quoique possédant une force attraction indéniable,
fait figure d’exception dans l’œuvre de Watteau ne serait-ce que par sa taille,
cependant, contrairement à beaucoup d’autres tableaux ce qui est très
particulier dans celui-ci, c’est la construction spatiale qui entretient la
fausse profondeur qui se joue entre l’avant et l’arrière du talus, et qui, si
elle apparaît un instant possible dans l’idée, ne l’est pas du tout selon la
logique d’une représentation raisonnée de l’espace. Les figures qui se trouvent
derrière Pierrot semblent collées au pied du monticule de terre mais l’échelle
des visages, légèrement plus petite, donne à comprendre qu’elles en sont sans
doute relativement éloignées. L’effet global est celui d’un écrasement ou d’un
aplatissement que renforce ici le manque de circulation entre les figures.
Par ailleurs, si l’on tente de prolonger
ces bustes selon une proportion moyenne on constatera assez rapidement que pour
qu’ils tiennent debout derrière ce terre-plein, le dénivelé est assez
important. À cet effet, l’animal, dont ici nous n’avons qu’une partie de la
tête et la naissance de l’encolure peut lui aussi servir d’indicateur. Si l’on
reporte une silhouette de l’animal aux proportions de la tête figurant dans le Pierrot on constatera que la position de
l’homme en noir que l’on présumait sur l’âne n’est pas possible. Une fois
toutes les figures étant repositionnées il s’avère que l’idée de sol n’a pas
cours derrière le terre-plein où se tient Pierrot
comme si de ce groupe n’existait au regard que la part visible.
Concernant les personnages
figurés en arrière plan de Pierrot, il existe différentes attributions
des rôles. Certains y voient « Cassandre sur l’âne à gauche, le couple de
fiancés Léandre et Isabelle et enfin, à l’extrême droite, l’Élégant qui, sous
diverses formes, persécute le pauvre Pierrot. » d’autres « trois comédiens
caractérisés par des habits et des coiffes voyants, tirent par la bride un âne
qui chevauche un Crispin jovial. », d’autres
encore avancent : « Quatre personnes, une femme
entourée de deux hommes à droite du tableau et un homme monté sur un âne à
gauche du tableau. Ce sont les personnages de la commedia dell’arte : Isabelle
entourée de Léandre et du Capitaine et le Carabin sur son âne. ». La
notice du Louvre propose, quant elle, l’identification suivante : « On
distingue ainsi quatre des compères habituels de Pierrot dans la Comédie
italienne traditionnelle : le docteur sur son âne, Léandre et Isabelle, les
amoureux, et le capitaine. ».
Théodore Netscher, Raymond Poisson dans le rôle de Crispin, vers 1680 |
Sans trop savoir comment fut
établie cette distribution qui d’un avis à l’autre diffère, il ne semble
pourtant pas que le premier personnage sur la gauche - qui, comme cela vient
d’être dit ne monte pas l’âne mais se tient très certainement à ses côtés -
soit « Cassandre », ou « Le
Docteur » - également vêtu de noir, portant une fraise ainsi qu’une
calotte noire sous le chapeau[2] -,
mais bien plus vraisemblablement Crispin comme le montre par exemple une
peinture de Théodore Netscher, Raymond
Poisson dans le rôle de Crispin (vers 1680).
Le visage féminin dans des atours modestes, représenté de trois quart, puisqu’il figure également dans les deux versions de Les Comédiens italiens, pourrait être en effet Isabelle, une des Zanni, mais tout aussi bien n’importe quelle femme n’incarnant aucun rôle particulier dans les représentations. Il est à noter que l’on retrouve encore ce type de visage chez Nicolas Lancret.
Watteau (attribué à), détails de Pierrot - Dessin - Les comédiens italiens I et II
Nicolas Lancret, détail de Marie Camargo, 1730
|
Quant au personnage vêtu de rouge, désigné comme étant « Le Capitaine », rien n’autorise à penser, si l’on considère le jaune du costume qu’il porte habituellement, que c’est bien de lui dont il s’agit et il serait plus opportun de rapprocher celui-ci d’une autre figure, justement vêtue de rouge, portant un béret, tel qu’il apparaît par exemple dans Le Conteur, ou de celle d'un musicien, soupirant ou danseur tels que l’on peut en croiser chez Lancret ou Pater.
Antoine Watteau (attribué à), détail de Pierrot
Nicolas Lancret, détails de Concert dans un parc, Fête champêtre,
Marie Camargo
Jean-Baptiste Pater, détail de Concert
pastoral, 1725
|
Enfin, celui au visage « ébahi », qualifié de Léandre, pourrait aussi être Mezettin, si ce n’était son étrange coiffe en forme de crête de coq qui, comme cela a été signalé, n’est ni un élément des costumes de la commedia dell’arte ni un élément représenté par Watteau dans ses autres tableaux. La forme particulière de ce costume que l’on retrouve dans une peinture de Pater, puis dans une gravure de Mercier, est sans doute inspirée de celui porté par les bouffons de rois.
En observant tour à tour ces figures on se rend compte que si certaines appartiennent peu ou prou au registre de Watteau, d’autres se rapprochent plutôt de celles peintes par Lancret ou Pater entre 1720 et 1730. Ceci, ajouté au fait qu’ils ne soient représentés que partiellement, est sans doute à l’origine de la difficulté d’identification de ces personnages de l’arrière plan, mais même si cela pouvait se faire, il n’est pas certain que l’on puisse resituer ces personnages dans une scène d’un spectacle particulier. Contrairement aux deux tableaux Les comédiens italiens ou Le théâtre italien de Lancret, ce n’est pas une troupe en représentation sur une scène de théâtre qui est ici représentée mais une situation qui regroupe quelques figures en habits d’acteur. Nous ne sommes pas non plus tout à fait en présence d’une parade comme dans La marche comique de Pater, mais davantage en présence d’un portrait dont les éléments de second plan appuient la nature du personnage, c'est-à-dire complètent ses attributs tout en suggérant une trame narrative relative à la posture de Pierrot.
Si Pierrot et ses comparses sont inscrits dans un paysage boisé sous
un ciel clair et dégagé d’une journée plutôt estivale, la configuration du
terrain (qui produit les deux temps de lecture de la composition : le
« c'est lui, Pierrot ! » et « ce qui se trame »)
relève davantage de l’idée de contexte spatial qui localise le portrait dans un
décor familier des paysages de Watteau. La position des arbres et leur
éloignement par rapport au premier plan sont, en l’absence d’un horizon défini,
les seuls signes d’une profondeur, ce qui est assez rare dans les aménagements
paysagés du peintre. Les deux arbres, sur la droite de la composition, sont
clairement identifiables : la silhouette caractéristique d’un pin parasol et
les frondaisons jumelles de deux peupliers droits, qui sont des motifs
représentés par Watteau dans d’autres tableaux (La mariée du village, Fête
dans un parc, L’amour au théâtre
français, La chute d’eau), semblent ici ne pas être que de simples
éléments du décor mais presque des figures (ou des types). La forme oblongue
des deux peupliers ajourés chacun en leur sommet, dessine presque les oreilles
d’un animal (celles d’un âne par exemple), ou encore, la ramure sombre du pin dont le dessin en
arrête rappelle la structure des plis du pantalon de Pierrot.
Antoine Watteau, détails de Pierrot, La mariée du village, Fête dans un parc, L’amour au théâtre français, La chute d’eau |
Comme pour les personnages qui
circulent de toile en toile, dans les siennes mais aussi dans celles des autres (on
retrouve notamment chez Pater la reprise du motif de ces deux arbres entre 1720
et 1730), la végétation est un ensemble des signes qui accompagne les scènes
figurées, les souligne ou y répond… Dans la plupart des tableaux de Watteau où
les figures sont disposées en plein air, l’écrin de verdure qui définit
l’espace des représentations n’y est pas qu’un décor - à la différence de
Lancret, par exemple ! - il participe activement à ce qui s’y joue. Ici
dans le Pierrot, ramenés à la
présence d’indices paysagés, ces arbres sont les pendants des personnages (des
types), au même titre d’ailleurs que la sculpture de profil posée sur une gaine[3], présente sur le bord droit du tableau.
Les fonctions de cette dernière sont
plurielles ; non seulement elle rappelle par sa présence la persistance des
motifs de sculptures chez Watteau, indiquant qu’il s’agit donc moins de coins de
nature que d’espaces aménagés de parcs, donc de lieux consacrés - ici ce
buste indiquerait la satyre de la situation - et, par ailleurs, que
disposée de profil et en retrait du premier plan cette figure pourrait être - s’il
était de chair et non de pierre - le témoin qui voit ce que nous ne voyons pas
de ce qui se joue dans le dos de Pierrot.
Or, une fois encore, c’est dans les tableaux attribués à Jean-Baptiste
Pater que de ce buste apparaît au moins à quatre reprises (La marche comique, Fête champêtre, Le concert
champêtre, Concert champêtre durant
les vendanges).
[...]
[1] - Frères
Parfaict, Mémoires
pour servir à l’histoire des spectacles de la foire, 1743, p. 440-442
[2] - Selon la
description de Maurice Sand dans Masques et bouffons
(Comédie italienne),
T. 1, Michel Levy frères : « Crispin : Vêtu de noir, chaussé de
bottes et orné d’une fraise, il porte suspendue à sa large ceinture de buffle
une longue rapière. C’est tantôt un maître fourbe, tantôt un valet rusé, âpre
au gain, de la veine des Scapin et des Gros-René, dévoué et flatteur, suivant
les gages, et par surcroît escroc et fourbe. ».
[3] - En
statuaire, la gaine est un piédestal s’évasant de bas en haut, servant à poser
un buste, ou se reliant insensiblement à la naissance d’un buste ou d’une
statue à mi-corps ou sans bras.
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