mercredi 12 février 2020

Pôvre Pierrot [7]



« On dit que Watteau n'a jamais peint d'autre figure entière, de grandeur naturelle ; c'est dommage, car il les peint aussi bien que les peignaient Rubens ou Véronèse. » écrivait Edmond de Goncourt et William Bürger de remarquer :



« L'ampleur et la solidité de l'exécution surprennent aussi, dans cette peinture hors des proportions habituelles au maître. Presque tous les peintres de figurines se sont perdus quand ils ont voulu risquer les figures de grandeur […]. Il y a je ne sais quelles limites entre les différences des proportions, et qu'il est très difficile de franchir du côté où les images grandissent. […] C'est le signe qu'on est très-artiste quand on peut faire également bien toutes les proportions. Chardin aussi a ce mérite-là, comme Watteau. »[1]



Quant à Paul Mantz, s’il observe le même fait il ne partage pas totalement l’enthousiasme de ses prédécesseurs :



« Le Gilles est une des peintures les plus sérieuses de Watteau. Ce n'est pas la plus lyrique ; le charme entraînant du coup d'aile y est remplacé par la volonté de bien faire, par le raisonnement assidu d'un maître qui n'est pas habitué à peindre des figures de grandeur naturelle et qui s'applique. Watteau y dissimule les virtuosités de sa touche et la vibration cinglante des coups de fouet qui donnaient tant d'esprit à ses petits tableaux. Les colorations sont néanmoins heureuses et même surprenantes, car le ton des chairs, les blancs de l'habit feront toujours la joie des raffinés. Mais pour le libre travail du pinceau, l'artiste ne retrouve sa verve habituelle que dans les figures épisodiques, « dans le groupe chantant d'histrions en voyage » qui gravissent le coteau pour venir rejoindre leur camarade, et aussi dans le paysage abrégé et improvisé qui constitue le décor. On peut voir dans cette peinture, justement célèbre, le dernier mot de Watteau quand il se surveille. »[2]



Outre ce constat d’une touche plus retenue que d’habitude et dont on ne retrouve pas vraiment l’équivalent dans les autres travaux, on ne peut que s’interroger sur l’énergie et l’investissement qu’exigea sans doute cette entreprise isolée : peindre un portrait à ces dimensions, c’était nécessairement adapter sa facture aux changements d’échelles, ce qui induit aussi la nécessité de plus de détails ou de précisions pour une figure de premier plan. Non pas qu’il n’en eût pas les qualités nécessaires ni les moyens de le faire - si l’on en juge par ses dessins - mais que sa question ne se trouvait pas dans la ressemblance trait pour trait d’une personne mais, davantage dans le jeu des placements des figures qu’il prélevait pour les mettre en scène, dans l’agencement d’un espace donné ouvrant ou fermant des perspectives, jouant et rejouant par les combinaisons de poses piochées dans ses portes-feuilles, l’équivalent de brefs instants vus à la dérobée dans des jardins, ou de moments rêvés, d’apparitions réelles mêlées de récits obsédants, de séductions, de regards entendus, de frôlements ou d’élans. Autrement dit, peindre pour voir se jouer l’histoire humaine toujours recommencée de la naissance du désir, ce que le théâtre entre autres choses restitue aussi quand, du réel dont il s’inspire, il augmente la lisibilité par la fiction.

Dans le Pierrot du Louvre le parti pris spatial très serré, tel qu'il nous est donné à voir aujourd’hui - le tableau ayant été recadré - ne restitue pas non plus vraiment l’esprit des autres toiles de Watteau, la disposition des figures faisant davantage penser à celles de la parade de La troupe Comique et de Les comédiens italiens, deux toiles attribuées à Pater.



Ce qui a sans doute autorisé l’attribution originelle  malgré sa dimension exceptionnelle (voire unique dans son œuvre), malgré une facture plus précise et plus nette (mais peut-être liée au changement d’échelle ?), c’est que Watteau, dès 1708 et tout au cours de sa production, a maintes fois figuré des personnages de la Comédie italienne, et tout particulièrement celle de Pierrot. Figure récurrente, voire insistante, elle semble avoir pris de plus en plus d’importance aux yeux de l’artiste, passant de l’arrière au premier plan de ses compositions.

En 1712 Pierrot Content, assis de face au milieu d’autres personnages, s’en distingue par la luminosité de son costume, tout comme dans La partie carrée (1713), même s’il n’y apparaît que de dos, guitare en bandoulière, venant se joindre à une assemblée déjà réunie sur un banc. Dans L’amour au Théâtre italien (1715-1717), toujours installé dans une position centrale, c’est l’ensemble des comédiens de sa troupe qui l’écoute jouer de son instrument et très certainement chanter. Un même rôle lui est confié dans La sérénade italienne (1718) où, entouré de quelques compères, il fait l’aubade à une jeune femme assise à ces côtés. Dans les différentes versions de Les comédiens italiens (entre 1719 et 1720) il se présente encore de face dans cette même posture de garde-à-vous qui, d’un point de vue formel et lorsqu’il est représenté debout, s’inscrit dans un losange vertical - doit-on y voir le souvenir d’une mandorle ?-, les bas collés au corps, les pieds joints, posture que l’on retrouve, quoique moins raide, dans la toile du Louvre. Et quand Pierrot n’est pas aux premières loges, on le croise encore dans l’ombre d’un bosquet aux côtés de couples qui badinent ou qui se donnent en spectacle (L’amour au théâtre français, L’aventurière, L’enchanteur…).




Antoine Watteau (attribué à ), détails de  Pour garder l’honneur d’une belle,1708-1709, Les plaisirs du bal, 1717, Les comédiens italiens I, 1719


Les physionomies successives de Pierrot chez Watteau évoluent entre 1708 et 1719 ; d’un visage allongé et assez maigre (Pour garder l’honneur d’une belle), à une bouille ronde marquée par un double menton (Les plaisirs du bal, Pierrot content), puis ovale (L’amour au théâtre italien, Pierrot, Arlequin, et Scapin, Les comédiens italiens) ; le regard plus ou moins malicieux ou effacé à ses débuts se veut de plus en plus appuyé, voire adressé au spectateur ; le nez plutôt long et pointu s’affine et même s’arrondit, la bouche d’abord pincée mais souriante est sans doute l’élément le plus changeant : petite et dessinée elle peut devenir large et très lippue (Les comédiens italiens). Finalement, dans le tableau du Louvre le visage de Pierrot qui ne correspond pas vraiment aux traits habituels des premières peintures, ni des dernières, se rapproche en partie de celui du Pierrot guitariste de L’amour au théâtre italien.

Mais l’évolution (ou tout au moins des variantes de représentation) touche aussi les éléments vestimentaires ; la collerette (ou fraise), dite « plate à deux plis » propre au costume de Pedrolino, devient une « fraise à confusion » ; ou encore, la veste, plus ou moins empesée, munie ou non de poches, nous révèle que, selon les tableaux (et peut-être les auteurs) la boutonnière ne se ferme pas dans le même sens.






Si l’on ajoutait à la comparaison de tous les éléments iconiques ici signalés - même si parfois ils peuvent sembler anecdotiques - ceux d’analyses scientifiques plus précises (pigments, sous-couches…), cela permettrait peut-être de lever enfin les incertitudes et incohérences de certaines attributions dont le Pierrot du Louvre fait pourrait faire partie.



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Antoine Watteau (attribué à), détail de Pierrot

Parti de l’œil rond de l’âne et de sa possible signification dans le Pierrot du Louvre - soit de ce que pourrait bien vouloir dire cette œillade visiblement « adressée » au regardeur qu’Alain Viala nomme « l’œil classique en action »[3] - de questions en questions, de dérives en lectures diverses, nous en sommes venus à nous interroger sur le fait de savoir si ce tableau est bien de la main de Watteau[4].L’âne n’y est pas pour rien.



Contrairement à Jean-Baptiste Pater qui a introduit par deux fois l’âne dans ses compositions en les associant aux comédiens, Watteau n’a rien fait de tel. Certes, on trouve bien quelques représentations d’ânes (ou de mulets ?) dans les œuvres de Watteau, comme par exemple dans Les fatigues de la guerre (1715). Sur l’une des copies gravées de cette peinture qui s’efforce de rendre lisible les détails peints, on peut notamment distinguer trois de ces équidés, dont un, sur la gauche, est entouré de trois soldats, l’un des soldats tirant sur la longe, un autre l’agaçant avec une trique pour le faire sortir d’une mare où il semble s’être enlisé, freinant ainsi la progression de la troupe. Le point de vue de cette scène, depuis une éminence, use (comme dans le tableau du Louvre), d’un premier plan sans toute fois dissimuler le bas de l’animal.
Gravure d’après  Watteau, Les fatigues de la guerre, 1715


Il existe aussi un dessin qui représente une scène champêtre avec un couple où un âne bâté patiente pendant que s’échangent des baisers (Le meunier galant, 1712-1714). On peut supposer que l’âne qui nous fait face dans ce dessin est possiblement indifférent à ce qui se trame à ses côtés quoique, comme tous les équidés, son regard donne aussi de part et d’autre de son museau. Au fait, que savons nous de ce que voit et comprend l’animal de ces faits et gestes ?

« Rien n’est plus faux que l’expression qui caractérise un homme stupide d’âne. Cette mauvaise réputation vient de ce que l’âne est un solitaire, qu’il ne flatte personne et ne se soucie absolument pas du maintien de l’ordre du monde. […] Il peut porter des charges de blé et de pierres. Offrir son dos à une jeune fille innocente, faire chuter un tyran qui le maltraite et le condamne à une vie effroyable. […] », écrit Jean-Philippe Rossignol dans un chapitre de son livre consacré au Pierrot du Louvre, avant d’observer : « Watteau peint, de profil, la tête de l’âne, son oreille et son œil. Il ne prend pas le corps entier, se méfiant du réalisme ou de l’illustration. Peindre une oreille dressée et un œil fixe, c’est faire confiance, si ahurissant que cela paraisse même au 18ème siècle, à l’écoute et aux visions. »[5].

Confier à l’âne, au même titre qu’aux hommes, la capacité d’une vision du monde, relève évidemment, comme dans les Fables de La Fontaine, du choix d’une forme allégorique. Jean-Christophe Bailly, dans Le parti pris des animaux, précise autrement cette intention en insistant sur l’expérience singulière de la confrontation au regard animal, « dont le premier effet est de nous mettre sous les yeux à travers un regard qui n'est pas comme le nôtre, qui n'est pas "humain" et ne le sera jamais, l'existence d'un autre regard et à travers lui l'existence de l'altérité comme telle. », et d’ajouter justement : « […] et je pense cette fois à l'insistance si précisément rendue de l'œil de l'âne qui nous regarde depuis l'arrière, au niveau du pantalon blanc du "Gilles" de Watteau - lorsque donc nous tentons de saisir ce que les yeux de l'animal qui nous regarde et que nous regardons nous disent de ce qui en lui s'apparente à ce que nous appelons, nous, de notre côté, la pensée - ce partage est toujours celui de l'altérité comme telle, celui d'un "de part et d'autre" qui, parce qu'il est justement sans rémission, entrouvre l'accès, non à l'autre et à son secret, mais à sa pleine reconnaissance. »[6]



Antoine Watteau, Le meunier galant

Ce que voit l’âne dans le dessin intitulé Le meunier galant (ou Le meunier qui lutine), est peut-être aussi de même nature que ce que fixe l’œil de cet autre âne dans le Pierrot du Louvre, et que regarde aussi, espiègle, l’homme en noir, et encore, abasourdi, l’homme en blanc. C’est peut-être pour cette raison et cette vision d’une galante scène, que depuis le chemin creux l’âne se refuse à avancer ; c’est sans doute aussi cette même vision qui fige Pierrot, le pétrifie même, depuis ce terre-plein où il est monté précédant la troupe comique.




Si chez Pater c’est dans le dos de Pierrot qu’un trio badine à l’abri d’un fourré, mais que, trop occupé à paraître et à saluer, il ne voit pas, dans le Pierrot du Louvre l’affaire semble entendue. Mais laquelle de Francisquine, Zerbinette ou Colombine aura, une fois encore, cédé aux avances d’Arlequin ? Et si c’est bien de cela qu’il s’agit, alors, ce que découvre Pierrot est ce qu’il vit et craint précisément en tenant son rôle dans la Commedia.



Quant à l’œil rond de l’âne rivé sur ce spectacle que l’on ne voit pas mais dont on devine qu’il existe pour ceux qui dans le tableau le regardent, il est ici l’équivalent de celui du spectateur qui, aux pieds des planches dressées, assiste à la mascarade sans cesse rejouée de l’histoire humaine. 

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[1] - William Bürger, Exposition de tableaux de l’école Française, Gazette des beaux-arts : courrier européen de l'art et de la curiosité, 1860-07
[2] - Paul Mantz, Watteau, Gazette des beaux-arts : courrier européen de l'art et de la curiosité, 1890-01
[3] - Alain Viala, Inventer Watteau ? Littératures classiques n°82, 03.2013, pages 27 à 37
[4] - C’est absurde, j’en conviens, car, au fond, que cette peinture soit ou non d’Antoine Watteau est sans importance, ou plutôt, quel qu’en soit l’auteur cette peinture est non seulement d’une grande intelligence de composition mais aussi d’une belle maîtrise d’exécution, seules choses que l’on ne peut qu’attendre d’une peinture.
[5] - Jean-Philippe Rossignol, Vie électrique, Éditions Gallimard, Coll. L’infini, 2011
[6] - Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, Christian Bourgois Éditeur, 2013



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