Gustave Courbet
Le coup de hanche
Gustave Le Gray, vue du Salon (Salon aux Menus-Plaisirs) de 1853, Paris.
Les toiles de Courbet, en haut Les lutteurs en bas Les baigneuses, sont ici signalées par un contour rouge |
En 1853, soit un siècle avant le couple de Bacon représenté en un corps à corps amoureux, une lutte charnelle, Gustave Courbet proposait lui aussi, mais dans un tout autre contexte Les lutteurs, présenté au Salon en même temps que Les baigneuses. Horsin Déon, dans le compte rendu de ces travaux écrivait : « M. Courbet est le type de ces singulières réputations ; nous ne parlerons pas de ses Lutteurs, tableau repoussant dont nous ne pouvons expliquer la présence au Salon ; mais de ses Baigneuses, peinture qui blesse encore plus le goût que la décence. M. Courbet se dit avec orgueil élève de la nature, nous voulons bien l'en croire, mais il y a la belle et la laide ; l'imitation de cette dernière conduit au bas, au trivial, au repoussant; c'est sans doute sous le patronage de celle-là que M. Courbet a fait ses études, car l'autre, au contraire, apprend à aimer le beau, la naïveté, la simplicité, la conscience - et M. Courbet, par système sans doute, semble ignorer toutes ces choses. »[1] et Claude Vignon, dans une autre étude, sans même citer les œuvres, assénait : « Puisque nous sommes dans le voisinage des chefs-d'œuvre de M. Courbet, finissons-en le plus tôt possible avec des excentricités qui ne sont, après tout, que du charlatanisme. M. Courbet, qui avait un certain talent et dont les œuvres n'étaient pas, suivant lui, assez remarquées, avait, une fois, forcé tout à coup l'attention par un tire-l'œil : c'était assez. Tout le monde a rendu justice, l'an passé, à ses Demoiselles de village, et il ne lui restait plus qu'à suivre honnêtement sa voie pour conquérir une belle place dans le monde artistique. Son puff de cette année est de trop, et ne sert qu'à lui aliéner le public, qui n'aime pas les plaisanteries par trop prolongées, et les journalistes, qui n'aiment pas à être dupes. M. Courbet a du talent, quand il le veut, nous lui devons donc un bon conseil, et, s'il veut nous croire, ce sera sa dernière année de scandale. »[2]. Henri Delaborde dans la Revue des Deux Mondes ne mentionne pas Courbet mais mentionne dans son article la présence d’une sculpture également intitulée Les lutteurs d’un certain Ottin : « Un groupe qu’il a intitulé délibérément Le coup de Hanche, comme pour mieux préciser le vrai sens et la portée de l’œuvre, représente deux athlètes aux prises, non pas tels qu’on se figure les lutteurs de la Grèce ou de Rome, mais tels que peuvent être des hommes de notre temps et de notre pays débarrassés de leurs vêtements. » pour lequel d’ailleurs il est très critique. Étrangement, la posture de ces deux figures et l’aspect vestimentaire évoqués ici sont aussi proches de ceux retenus par Courbet dans sa peinture.
Auguste Ottin, Le
coup de Hanche, 1853
|
La position des lutteurs
représentée par Ottin et par Courbet porte tantôt le nom de « Parade de
tour de hanche par saut croisé », tantôt « Le tour de hanche en
tête » et correspond en effet à l’une des prises classiques inspirée de la
lutte gréco-romaine et codifiée dans la lutte moderne comme en atteste
l’ouvrage La lutte et les lutteurs de
Léon Ville[3]
illustré par des photographies de Nadar.
Nadar, illustration pour
« Le tour de hanche en tête » dans l’ouvrage de Léon Ville, 1891 |
Les lutteurs de Gustave Courbet est étrangement construit. Occupant
les deux tiers inférieurs d’une toile verticale et présentés frontalement, deux
athlètes à la puissante musculature s’affrontent. La scène en plein air se
situe sur une large esplanade d’herbe entourée de grands arbres, le feuillage
fourni et la lumière suggère un moment estival. Loin - et même très loin - derrière
les deux combattants se trouve le public disposé dans des tribunes, une partie,
sur la droite du tableau, l’autre, sur
la gauche, alignée plus discrètement sous l’ombrage. Au fond, derrière la masse
végétale se dresse l’angle d’un bâtiment massif.
Si ce n’étaient les tenues et les
toilettes des spectateurs, ce spectacle pourrait avoir lieu à n’importe quelle
époque ; on peut d’ailleurs supposer, dans un premier temps tout au moins,
que le choix délibéré de la distance entre les figures du premier plan et
celles qui se trouvent en arrière plan souhaitait entretenir cette illusion
temporelle.
Gustave Courbet, Les
lutteurs, 1853
|
Plusieurs analyses ont souligné
l’aspect de « collage visuel » entre le sujet et le fond, et il est
un fait qu’en plus du jeu d’éloignement spatial, la lumière qui sculpte les
corps des lutteurs ne semble pas correspondre à celle du paysage ce qui semble indiquer
que l’élaboration du tableau s’est certainement faite en deux temps : celui
des figures dessinées et peintes en atelier et celui du fond ajouté pour
recréer le plein air. La différence de traitement des textures entre le végétal
et les figures accentue par ailleurs cet aspect quelque peu artificiel.
Autre
élément troublant pour ce tenant de la peinture réaliste, on observera que l’anatomie
des deux lutteurs de la peinture de Courbet, aux
biceps saillants, aux cuisses puissantes, aux veines gonflées dans l’effort, ne
correspond pas à la morphologie des athlètes de l’époque (ou tout au moins de celle
que l’on peut croiser dans des gravures ou photographies) mais rappelle
plutôt celle, plus sculpturale, de la statuaire hellénistique ou néo-classique,
figurant des divinités ou des figures héroïques. Un dernier détail: le lutteur
au maillot rouge de la peinture de Courbet porte la barbe et non la fine
moustache comme c’était alors la mode masculine ; de nature plus
anecdotique, cet élément de physionomie signifie peut-être que le peintre
n’a pas souhaité donné à son champion une allure trop actuelle ni trop
citadine.
Yves Boulanger, Lutteur - Ivan Paddoubny, Champion du monde |
Au-dessus
de la tribune de droite, flotte une bannière (qui n’est pas visiblement aux
couleurs françaises) et deux militaires en costume au premier rang des
spectateurs - dont, bien que situés assez loin, Courbet a cependant tenu à
noter le détail des galons - indiquent que ce spectacle habituellement de
nature plutôt populaire a sans doute ici un caractère plus officiel.
Il est
difficile à priori de comprendre précisément l’ensemble des choix ici effectués,
et ce autant en qui concerne la construction de l’espace que le contexte de
cette lutte. S’agit-il de la simple représentation d’un sport viril ou bien
d’une métaphore ? Dans l’exposition de 1853, ce couple d’hommes robustes,
en petite tenue, surplombait celui de deux femmes, l’une nue, de dos, sortant
de la baignade sous le regard d’une seconde assise sur la berge. Il est
possible que dans l’esprit de Courbet ces deux motifs aient été une volonté de
transposition moderne de sujets mythologiques ou religieux. Si pour Les baigneuses on pense par exemple à
Diane chasseresse ou à une possible Vénus, pour Les lutteurs cela pourrait être autant en relation avec La lutte d’Abel et Caïn ou Le combat de Jacob et de l’ange, que
celui d’Hercule et Antée. Ainsi, en réactualisant
sans ménagement des sujets académiques qu’il jugeait éculés voire hypocrites,
Courbet souhaitait-il donner ici une vision moins empruntée et plus brutale, en
un mot plus réaliste ?
Fransisco de Zurbaran, Hercule soulevant Antée, 1634
Cesare Francazano, Deux lutteurs, 1637
|
Si Charles du Courcy dans les colonnes
du Tintamare est plutôt enthousiaste : « N'est-ce pas honorer les
arts et les artistes que de prendre le nom de celui qui a glorifié les artistes
et les arts! Je propose la dénomination suivante : ‘Allée Courbet.’ Qui oserait
lutter avec l'auteur des Lutteurs ? Ils sont
sales ; c'est vrai, mais ils sont forts, ces fameux lutteurs ! - Ils ont déposé bien loin leurs hottes
et leurs crochets (quelle attention !). - Ce ne sont plus des chiffonniers,
mais des lutteurs sales et forts ! Et
l'Arc-de-Triomphe qui assiste au combat, calme comme il appartient à tout bon
monument ! - Quel réalisme - On croirait voir l'Arc-de- Triomphe lui-même ! -
On y monterait pour assister à la représentation de l'Hippodrome, n'étaient le
respect qu'on doit à la peinture et la présence du gardien. […] Il n'y a pas à
hésiter ! - l'exposition de peinture […] allée Courbet, sera digne de la France
et des Français. »[4]. Le reste de la critique,
percevant sans doute l’intention provocatrice du peintre, est au contraire très
sévère à l’égard de ces tableaux.
Nadar, caricature des Lutteurs dans Le Salon de 1853
|
Nadar dans
son ouvrage sur Le Salon de 1853 au
sujet de la toile Les lutteurs écrivait : « Je croyais que Courbet nous
rappellerait le public ordinaire de ces luttes, et je comprenais alors le
tableau. Il y a, dans cette salle Montesquieu une galerie ordinaire de
personnages étranges, généralement pervers et brutaux, types accentués des
profondeurs parisiennes, race bien distincte et tranchée en dehors des
habitudes générales, et qui n’en tiennent pas moins leur place, comme une
espèce d’état dans l’état. Il y avait peut-être une raison pour un homme qui
s’appelle Courbet en si grosses lettres de constater sur la toile cet
échantillon assez terrible d’un des côtés de notre société moderne. Au lieu de
cela, deux bons hommes d’un dessin douteux, et qui me touchent tout juste
autant que l’œuvre d’un jeune élève de Saisse ou Dupuis. La couleur est fausse
en tous points et abominable. Je connais l’un des deux modèles, et cette
carnation verdâtre à peine dorée par le soleil marseillais, je ne la retrouve
guère dans cette débauche de bitume. Les articulations ne sont pas lourdes ni
écrasées comme cela. Voyez donc ce même Coup de Hanche que le hasard indiquait
en même temps à M. Ottin - un sculpteur, à la bonne heure ! Ses lutteurs
ont une élégance de formes dont il n’y avait pas à se passer ici ; ceux de
M. Courbet sont patauds et issus des flancs de sa baigneuse. Je ne puis voir
dans cette toile autre chose que bons hommes en pain d’épice variqueux, - et la
peste soit de la varice ! […]. Dans un des dessins de 1853 (publiés
dans Le journal pour rire, 07.1853) Nadar
enfonçait le clou tout en précisant l’origine de son jeu de mot (et de
mollets) : « Des lutteurs avec des varices comme ça ! Molière a
bien raison : la peste soit de la
varice et des MM Courbet ! ».
Nadar, dessins parus dans
Le journal pour rire, 07.1853 |
Le texte charge de Nadar était accompagné, en
double page, d’une caricature en couleur associant justement les œuvres de
Courbet et de Ottin. Outre ce parallélisme qu’il avait déjà observé dans sa critique,
Nadar, en dessinant autrement les éléments du décor de la peinture de Courbet
en précisait la localisation. On sait que Courbet n’a
que très rarement situé à Paris les scènes qu’il peignait, cependant, ici, il
s’agit bien de l’ancien Hippodrome des Champs Élysées,
aussi nommé Hippodrome de l’Étoile (de part sa
proximité géographique avec l’Arc de Triomphe) où se tenaient régulièrement des
animations, des représentations équestres et sportives voire des spectacles
thématiques à caractère historique.
Courbet, Les
Lutteurs, détail de la partie supérieure
Nadar détail de la caricature parue dans Le Salon de 1853
Détail d’une gravure
représentant d’une vue intérieure L’hippodrome de L’Étoile
|
Plusieurs
gravures de l’époque donnent à voir le site depuis l’intérieur dans la même
perspective que celle retenue par Courbet. L’espace consacré à l’évolution des
chevaux y est vaste et l’on comprend mieux dans le tableau de Courbet la
distance[5]
qui pouvait séparer les spectateurs des personnes en action. Le Journal
des Débats en 1842 présentait le lieu ainsi : « On construit en
ce moment un hippodrome sur la pelouse située à gauche de l'Arc de l'Étoile.
C'est un monument de planches et de madriers qui ne ressemble que de loin aux arènes
d'Arles ou de Nîmes. […] L'amphithéâtre a déjà toutes ses proportions et
présente, en petit, l'aspect du Colysée de Rome ; quatre portiques sont
ouverts aux quatre points de l'horizon et promettent des dégagements
faciles ; l'enceinte ovale, entourée d'un amphithéâtre à trois étages,
peut avoir cent cinquante pas de longueur et soixante-dix de largeur. Il y aura
trois rangées de stalles, deux bancs de galerie et un assez vaste amphithéâtre.
Les piliers destinés à soutenir le toit léger qui régnera tout autour de
l'enceinte sont déjà peints en rouge et les caissons des galeries en
vert ; le reste est rayé de blanc et de bleu dans le goût mauresque. L'emplacement
est des plus heureux. Les cimes des arbres couronnent de verdure le gracieux
ovale de l'enceinte, et le sommet de l'Arc de Triomphe, surmonte et complète
dans la perspective cet ensemble de décoration antique. Des guinguettes et des
cafés se sont ouverts de tous côtés sur la pelouse et présentent déjà l'aspect
le plus animé. Un de ces établissements a pris pour enseigne : A
l'Hippodrome national. ».
Nadar, dessins paru dans
Le journal pour rire, 07.1853 |
Pas moins de six vignettes dans
ce même numéro du journal, ironisent sur les œuvres
de Courbet exposées au Salon. Deux d’entre elles, relatives aux Lutteurs, méritent encore d’être
signalées. La première représente un enfant qui attire l’attention de sa mère sur
des figurines disposées à l’étal d’une baraque de foire : « - Oh !
Maman, vois donc ces beaux Courbet ! Achète m’en un ! Quatre pour un
sou ! ». Deux sont suspendues et un groupe de quatre est posé sur le
comptoir. L’enseigne de la boutique indique « pain d’épice » et l’on
peut reconnaître dans les formes de ces gâteaux celles qui figurent également
dans la caricature en couleur de l’ouvrage de Nadar, donnant ainsi une
explication à la découpe plate et brune qui se substitue aux lutteurs de la
toile de Courbet et éclaire le sens de la formule de « bons hommes en pain
d’épice ». Le choix de ces personnages n’est évidemment pas totalement
innocent car si Nadar souhaitait indiquer autant l’aspect grossier de la
représentation (moulée) que sa valeur dérisoire (la cimaise du Salon devenant
la devanture d’une boutique foraine : le goût à la portée d’un enfant), il
n’ignorait certainement pas que le pain d’épice était une recette gréco-romaine
déjà prisée dans l’antiquité.
Une
autre de ces vignettes parues dans Le
Journal pour rire, présentait une autre scène de foire : perché sur
une estrade un saltimbanque sautillant harangue la foule pour annoncer un
spectacle ou pour inviter les spectateurs à venir défier un colosse appuyé
contre une tenture ; celle-ci, signée Courbet, figure les silhouettes des Lutteurs. « Qui est-ce qui
demandait à quoi pouvait servir la prestation de M. Courbet !... »,
précisait la légende, ce qui, dans l’esprit de Nadar, signifiait que l’œuvre de
ce dernier, accrochée au Salon était tout juste bonne à servir comme toile de
fond d’une baraque foraine.
Nadar, dessins paru dans
Le journal pour rire, 07.1853 |
Ce que
nous rappelle néanmoins cette caricature, malgré son acrimonie, c’est
l’importance que ces attractions martiales avaient à l’époque et dont
témoignent de nombreux supports, programmes, affiches, illustrations diverses,
ceci soulignant évidement l’intérêt populaire. Aussi, et bien que les
spectacles de l’hippodrome soient ouverts à un large public, c’est plutôt la
bourgeoisie parisienne qui avait les moyens d’y assister. On peut supposer que
le sujet peint par Courbet correspond peut-être à l’une des phases d’un
spectacle thématique ou d’une des nombreuses reconstitutions historiques qui
étaient mises en scène à l’hippodrome et peut-être justement l’une de celle
consacrée à l’Antiquité, rappelant ainsi, par exemple, les jeux du cirque
romain. Il n’est pas non plus impossible que Courbet ait voulu, avec une
certaine malice, reproduisant l’une de ces reconstitutions située dans cette
arène aux vagues relents d’un Colisée placé
sous un Arc de Triomphe non moins inspiré de l’architecture de la Rome
impériale, faire allusion au régime du Nouvel Empire décrété par Napoléon III (dit
« le petit »). En installant au premier plan de son tableau les deux
figures massives dans une facture qui ne souhaitait pas exprimer la grâce
conventionnelle des anatomies académiques prisées par les habitués du Salon, en
reléguant à l’arrière plan le public bourgeois et mondain de la capitale,
Courbet ne se contentait pas de déranger le bon goût esthétique mais concevait
aussi, de façon déguisée, une critique politique et sociale.
[1] - Horsin Déon, Rapport
sur le Salon de 1853, Alexandre Johanneau, Librairie de la société libre
des Beaux-Arts, Paris, 1853, p. 18
[2] - Claude Vignon, Salon
de 1853, Dentu, Libraire-éditeur Paris, 1953, P. 81- 82
[3] - Léon Ville, La
lutte et les lutteurs, Ed. J.
Rothschild, Paris, 1891
[4]-Charles du Courcy, Le Tintamare, 08.10.1854
[5] -
D'après les plans de l'époque, l'Hippodrome occupait un emplacement compris
entre la place de l'Étoile, le boulevard extérieur au mur d'enceinte, la rue de
Villejust et la rue du Bel-Air. La longueur totale des constructions était de 130 mètres; celle du
champ d'exercice de 104
mètres sur une largeur de 68 mètres.
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