jeudi 13 septembre 2018

Lutteurs [3]


Sauvagerie aménagée



Francis Bacon, Étude pour une corrida, n°1,
 1969
C’est un dispositif scénique analogue à celui de Courbet qu’utilisera Francis Bacon dans deux des trois versions de Étude pour une corrida[1] en 1969. Ici, le combat de l’homme et de l’animal, noué en une étreinte, se déroule au centre de la vaste piste d’une arène, avec au loin, encagé dans une fenêtre aux allures de  guillotine, une foule dense et placée sous le triste emblème d’un aigle menaçant. Chez Bacon aussi, en un sens, cette scène taurine contient une signification politique.


Il n’est pas rare de lire qu’Alexandre Falguière pour sa toile Les Lutteurs s’est également inspiré de l’esprit de la toile de Courbet. Présentée au Salon de 1875, l’œuvre de grandes dimensions - au point que les deux lutteurs sont à taille réelle - a retenue l’attention mais sans réel enthousiasme. Alors qu’Émile Zola, en une formule rapide mais néanmoins encourageante notait : « Les Lutteurs, de M. Falguière, le début en peinture d'un sculpteur, un coup de maître, très intéressant et très regardé. »[1], Mario Proth écrivait par contre : « Applaudirons-nous aussi aux Lutteurs de Falguière qui toujours font galerie? Soit, mais d'une main, et selon la populaire sagesse nous garderons l'autre pour demain, attendant avec une patience bien naturelle que M. Falguière ait doué ses personnages de l'organe indispensable de la vue. C'est le manque d'yeux en effet, avec les négligences de la perspective, qui nous trahit en cette occurrence la peinture d'un sculpteur, laquelle avait bien envie de se dissimuler derrière une remarquable mollesse de modelé. » [2].

Alexandre Falguière, Les lutteurs, 1875
La scène des Lutteurs de Falguière contrairement à celle de Courbet se situe en intérieur. Les deux combattants se trouvent dans une arène qui paraît circulaire, séparée des spectateurs par une palissade recouverte d’une étoffe rouge. Le public présent - montré dans une plus grande proximité que chez Courbet - est installé sur des gradins qui, d’un premier plan bien éclairé disparaît progressivement dans la pénombre. Une note de Dominique Lobstein[4] indique que parmi les personnes qui sont représentées ici on peut reconnaître des collègues et amis de l’artiste et il précise que ces portraits, réalisés séparément, ont été ajoutés pour compléter la mise en scène ; dans cette même note on apprend que le lieu où se déroule ce spectacle est l’Arène Athlétique de la rue Le Peletier, première salle parisienne à représenter (contrairement aux baraques foraines) des spectacles de combats non arrangés par avance.
Les corps des deux hommes qui sont aux prises, éclairés de façon zénithale, se détachent sur les valeurs plus sombres de la salle en un grand signe noueux (sur la partie supérieure) et anguleux (sur la partie inférieure). Rien ici n’indique qui de l’un ou de l’autre aura le dessus, mais dans la rudesse de ce corps à corps, le pompon blanc[5] de l’un des deux maillots a été arraché, et gît au sol non loin d’un morceau de tissu qui pourrait être un bandage.


Alexandre Falguière, Lutteurs, vers 1875
Bien que Falguière soit avant tout sculpteur - il devait donc certainement avoir connaissance du bas relief de Penna Agostino, Exercices Gymniques (1781-1782) -  et qu’il réalisât une ébauche en terre sur un motif des lutteurs la même année que sa toile, c’est à partir d’une photographie réalisée dans l’atelier de l’artiste et mise au carreau, comme le souligne Dominique Lobstein, qu’a été peint le groupe de lutteurs. 
Penna Agostino, Exercices Gymniques,1781-1782 - Photographie dans l'ateleir de Falguière

On retrouve cette pratique du document photographique, pour le tableau Caïn et Abel, dont il est cependant fort probable que ce soit aussi une gravure représentant Hercule et Antée (1515-1517) d’après Raphäel qui ait servi de modèle de référence.


Raphaël, Hercule et Antée, vers 1515-1517 
 Photographie prise dans l’atelier de Falguière  
Alexandre Falguière, Caïn et Abel 

On peut donc penser que la vision réaliste prônée par Gustave Courbet (et celle naturaliste défendue par Jules Castagnary) loin d’être une copie du réel, ni d’avantage une interprétation « d’après nature », comme l’assumeront bientôt les peintres Impressionnistes, est plutôt une transposition non idéaliste des faits d’une époque, une expression intégrant les images et les ambiances du quotidien - une sorte de  Pop Art avant la lettre, toutes proportions gardées - intégrant sans complexe des images de presse, des affiches ou encore des photographies, fracturant peu à peu tous les canons esthétiques du passé sans renier pour autant les techniques classiques, introduisant dans les sujets traités un discours social.

La démocratisation des figures incarnées autant par la bourgeoise que par le milieu populaire, des rats d’opéra de Degas à ses repasseuses, du bucheron de Millet à la lavandière de Daumier, trouvaient également par ces représentations d’activités physiques et sportives de la fin du 19ème - que celles-ci soient des compétitions, des attractions ou des jeux - un territoire susceptible de développer des thématiques plus actuelles visant à détrôner les catégories anciennes. Seuls quelques virtuoses du clair obscur et du glacis, accrochés aux valeurs des institutions artistiques officielles, continuèrent, encore un temps, à prendre des baigneuses pour des nymphes ou des déesses, de simples jockeys pour des cavaliers héroïques, des lutteurs de compétition en culotte pour des gladiateurs aux casques étincelants.

Ceci étant, il faut bien le reconnaître, le tableau Les Lutteurs de Falguière est loin d’être audacieux ou révolutionnaire et n’a certainement pas la rudesse du coup de boutoir ou le caractère subversif assumé par son aîné, quelques 17 ans auparavant, ce sujet dans l’air du temps  étant un témoignage des loisirs de citadins en mal d’émotions fortes. Car, tout bien considéré, que voulait finalement signifier Falguière ? S’agissait-il de rendre compte d’une compétition particulière et historique  (mais en ce cas le peintre aurait certainement pris soin de nommer les deux protagonistes) ? Voulait-il témoigner d’une attraction en vogue dans le milieu parisien ? Faire l’éloge d’une activité sportive aux caractéristiques martiales rappelant à ses compatriotes, dans cette période d’après guerre, la nécessité d’entretenir une forme physique ? N’était-ce pas simplement qu’une envie de figurer par la peinture ce qu’il abordait habituellement en volume, ou encore, comme ont pu le suggérer certains, une façon d’affirmer aux yeux de la critique et des institutions  que l’étendue de ses talents d’artiste excédaient celui qu’on lui connaissait déjà ? Enfin on peut aussi penser que le vrai sujet du tableau n’est peut-être pas tant les deux combattants, mais que ceux-ci servent de prétexte à une galerie de portraits qui, comme chez Fantin-Latour ou Bazille[6] , est une façon de désigner un cercle d’artistes auquel on appartient.
Pietro Longhi, Le Rhinocéros, vers 1751
Moins finalement que la référence à Courbet, c’est plutôt à la composition d’un tableau de Pietro Longhi, Le rhinocéros (1751), que l’on pense ici. Le dispositif scénique en est proche et la présence, déjà, d’un fumeur de pipe dans l’assistance n’est peut-être pas sans rapport. D’ailleurs dans un cas comme dans l’autre c’est un phénomène de foire « domestiqué » qui est proposé au public : le rhinocéros représenté sans sa corne (que tient en main le personnage de gauche) est inoffensif et les lutteurs qui procèdent à un combat codé ne lutteront pas à mort comme les gladiateurs dans les arènes romaines. Si chez Longhi ce tableau de commande - comme l’indique sans détour l’écriteau disposé sur la droite du tableau - atteste bien de la présence à Venise d’un « véritable rhinocéros » dont il se charge de tirer « le portrait », c’est certainement aussi, au-delà de l’attraction que pouvait susciter un tel évènement, une volonté de représenter une scène de genre à vocation morale, celle d’une confrontation entre le monde civilisé et l’animalité, entre l’élégance raffinée des apparences et la bestialité nue, une sorte d’allégorie sociale entre les notions de culture et nature chères aux philosophes des Lumières.
C’est peut-être une idée semblable qu’avait cherché à reformuler Falguière dans sa peinture des lutteurs, ce frisson, cette fascination pour la part de violence, de sauvagerie, dont le monde dit civilisé cherche sans cesse à retrouver le souvenir primitif - même et surtout par les représentations symboliques que sont celles d’un combat codifié -.

[1] [2] [3] [4] 



[1] - Voir ici l’article Corrida en chambre
[2] - Émile Zola, Lettre de Paris, le 2 mai 1875, parue dans Le Sémaphore de Marseille, le 4 mai 1875.


[3] - Mario Proth Voyage au pays des peintres : Salon de 1875, L. Baschet Éditeur, Paris.
[4] - Dominique Lobstein, L'essor de la lutte française (Histoire par l'image)
[5] - La couleur de ces pompons permettait d’identifier les adversaires. Le pompon blanc correspond ici à celui du personnage en short rouge.
[6] - Voir ici l’article sur L’atelier de la Condamine de Frédéric Bazille 
 

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