Sauvagerie aménagée
Francis Bacon, Étude pour une
corrida, n°1,
1969 |
Il n’est pas rare de lire qu’Alexandre Falguière pour sa toile Les Lutteurs s’est également inspiré de l’esprit de la toile de Courbet. Présentée au Salon de 1875, l’œuvre de grandes dimensions - au point que les deux lutteurs sont à taille réelle - a retenue l’attention mais sans réel enthousiasme. Alors qu’Émile Zola, en une formule rapide mais néanmoins encourageante notait : « Les Lutteurs, de M. Falguière, le début en peinture d'un sculpteur, un coup de maître, très intéressant et très regardé. »[1], Mario Proth écrivait par contre : « Applaudirons-nous aussi aux Lutteurs de Falguière qui toujours font galerie? Soit, mais d'une main, et selon la populaire sagesse nous garderons l'autre pour demain, attendant avec une patience bien naturelle que M. Falguière ait doué ses personnages de l'organe indispensable de la vue. C'est le manque d'yeux en effet, avec les négligences de la perspective, qui nous trahit en cette occurrence la peinture d'un sculpteur, laquelle avait bien envie de se dissimuler derrière une remarquable mollesse de modelé. » [2].
Alexandre Falguière, Les lutteurs, 1875
|
La scène des Lutteurs de Falguière contrairement à celle de Courbet se situe en
intérieur. Les deux combattants se trouvent dans une arène qui paraît
circulaire, séparée des spectateurs par une palissade recouverte d’une étoffe
rouge. Le public présent - montré dans une plus grande proximité que chez
Courbet - est installé sur des gradins qui, d’un premier plan bien éclairé
disparaît progressivement dans la pénombre. Une note de Dominique Lobstein[4]
indique que parmi les personnes qui sont représentées ici on peut reconnaître
des collègues et amis de l’artiste et il précise que ces portraits,
réalisés séparément, ont été ajoutés pour compléter la mise en scène ; dans
cette même note on apprend que le lieu où se déroule ce spectacle est l’Arène Athlétique
de la rue Le Peletier, première salle parisienne à représenter (contrairement
aux baraques foraines) des spectacles de combats non arrangés par avance.
Les corps des deux hommes qui
sont aux prises, éclairés de façon zénithale, se détachent sur les valeurs plus
sombres de la salle en un grand signe noueux (sur la partie supérieure) et anguleux
(sur la partie inférieure). Rien ici n’indique qui de l’un ou de l’autre aura le
dessus, mais dans la rudesse de ce corps à corps, le pompon blanc[5] de
l’un des deux maillots a été arraché, et gît au sol non loin d’un morceau de
tissu qui pourrait être un bandage.
Alexandre Falguière, Lutteurs, vers 1875
|
Raphaël, Hercule
et Antée, vers 1515-1517
Photographie prise dans l’atelier de
Falguière
Alexandre Falguière, Caïn et Abel
|
On peut donc penser que la vision réaliste prônée par Gustave Courbet (et celle naturaliste défendue par Jules Castagnary) loin d’être une copie du réel, ni d’avantage une interprétation « d’après nature », comme l’assumeront bientôt les peintres Impressionnistes, est plutôt une transposition non idéaliste des faits d’une époque, une expression intégrant les images et les ambiances du quotidien - une sorte de Pop Art avant la lettre, toutes proportions gardées - intégrant sans complexe des images de presse, des affiches ou encore des photographies, fracturant peu à peu tous les canons esthétiques du passé sans renier pour autant les techniques classiques, introduisant dans les sujets traités un discours social.
La démocratisation des figures incarnées autant par la bourgeoise que par le milieu populaire, des rats d’opéra de Degas à ses repasseuses, du bucheron de Millet à la lavandière de Daumier, trouvaient également par ces représentations d’activités physiques et sportives de la fin du 19ème - que celles-ci soient des compétitions, des attractions ou des jeux - un territoire susceptible de développer des thématiques plus actuelles visant à détrôner les catégories anciennes. Seuls quelques virtuoses du clair obscur et du glacis, accrochés aux valeurs des institutions artistiques officielles, continuèrent, encore un temps, à prendre des baigneuses pour des nymphes ou des déesses, de simples jockeys pour des cavaliers héroïques, des lutteurs de compétition en culotte pour des gladiateurs aux casques étincelants.
Ceci étant, il faut bien le reconnaître,
le tableau Les Lutteurs de Falguière
est loin d’être audacieux ou révolutionnaire et n’a certainement pas la rudesse
du coup de boutoir ou le caractère subversif assumé par son aîné, quelques 17
ans auparavant, ce sujet dans l’air du temps
étant un témoignage des loisirs de citadins en mal d’émotions fortes. Car,
tout bien considéré, que voulait finalement signifier Falguière ? S’agissait-il
de rendre compte d’une compétition particulière et historique (mais en ce cas le peintre aurait certainement
pris soin de nommer les deux protagonistes) ? Voulait-il témoigner d’une attraction
en vogue dans le milieu parisien ? Faire l’éloge d’une activité sportive
aux caractéristiques martiales rappelant à ses compatriotes, dans cette période
d’après guerre, la nécessité d’entretenir une forme physique ? N’était-ce pas
simplement qu’une envie de figurer par la peinture ce qu’il abordait
habituellement en volume, ou encore, comme ont pu le suggérer certains, une
façon d’affirmer aux yeux de la critique et des institutions que l’étendue de ses talents d’artiste
excédaient celui qu’on lui connaissait déjà ? Enfin on peut aussi penser que le
vrai sujet du tableau n’est peut-être pas tant les deux combattants, mais que
ceux-ci servent de prétexte à une galerie de portraits qui, comme chez
Fantin-Latour ou Bazille[6] , est
une façon de désigner un cercle d’artistes auquel on appartient.
Pietro Longhi, Le
Rhinocéros, vers 1751
|
Moins finalement que la référence
à Courbet, c’est plutôt à la composition d’un tableau de Pietro Longhi, Le rhinocéros (1751), que l’on pense ici.
Le dispositif scénique en est proche et la présence, déjà, d’un fumeur de pipe
dans l’assistance n’est peut-être pas sans rapport. D’ailleurs dans un cas
comme dans l’autre c’est un phénomène de foire « domestiqué » qui est
proposé au public : le rhinocéros représenté sans sa corne (que tient en
main le personnage de gauche) est inoffensif et les lutteurs qui procèdent à un
combat codé ne lutteront pas à mort comme les gladiateurs dans les arènes
romaines. Si chez Longhi ce tableau de commande - comme l’indique sans détour l’écriteau
disposé sur la droite du tableau - atteste bien de la présence à Venise d’un « véritable
rhinocéros » dont il se charge de tirer « le portrait », c’est certainement
aussi, au-delà de l’attraction que pouvait susciter un tel évènement, une
volonté de représenter une scène de genre à vocation morale, celle d’une
confrontation entre le monde civilisé et l’animalité, entre l’élégance raffinée
des apparences et la bestialité nue, une sorte d’allégorie sociale entre les
notions de culture et nature chères aux philosophes des Lumières.
C’est peut-être une idée semblable
qu’avait cherché à reformuler Falguière dans sa peinture des lutteurs, ce
frisson, cette fascination pour la part de violence, de sauvagerie, dont le
monde dit civilisé cherche sans cesse à retrouver le souvenir primitif - même
et surtout par les représentations symboliques que sont celles d’un combat
codifié -.
[1] - Voir ici l’article Corrida en chambre
[2] -
Émile Zola,
Lettre de Paris, le 2 mai 1875, parue dans Le Sémaphore de Marseille, le 4
mai 1875.
[3] - Mario Proth Voyage au pays des
peintres : Salon de 1875,
L. Baschet Éditeur,
Paris.
[4] - Dominique Lobstein, L'essor de la
lutte française (Histoire par l'image)
[5] - La couleur de ces
pompons permettait d’identifier les adversaires. Le pompon blanc correspond ici
à celui du personnage en short rouge.
[6] - Voir ici l’article sur L’atelier
de la Condamine de Frédéric Bazille
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire