mardi 11 septembre 2018

Lutteurs [1]

Françis Bacon

A corps éperdus

Dans un article intitulé  Le motif baconien : une forme mémorable[1], Annie Mavrakis, qui s’intéresse particulièrement à la récurrence, chez Francis Bacon, d’un sujet qu’elle  nomme le « couple masculin enlacé », rappelle que  les figures peintes « dérivent de plusieurs photos de Muybridge, ici choisies dans une séquence reconstituant en mouvement l’affrontement de deux lutteurs dont les corps imbriqués, qu’on ne peut parfois distinguer l’un de l’autre, se retrouveront dans maintes toiles […]. ».

L’utilisation des études cinétiques de Muybridge a été identifiée dès 1950. Pourtant c’est l’inventaire précis du matériel de l’atelier de l’artiste, après sa mort, qui a permis de mieux comprendre les éléments du processus créatif, comme par exemple le fait qu’il existait souvent non pas une reproduction photographique ayant servi de modèle mais plusieurs, et que l’état de ces documents atteste de manipulations fréquentes, volontaires ou involontaires (découpes, pliures, marquages, macules…) dont on retrouve l’emploi direct dans les peintures, ou encore que les propres reproductions de l’artiste étaient mélangées avec d’autres sources iconographiques au murs et au sol de l’atelier… « Je trouve que je peux travailler d'après les photographies d'œuvres que j'ai faites des années auparavant et qui sont devenues très suggestives. » disait par exemple Francis Bacon.


The Human Figure in Motion d’Eadweard Muybridge
Deux pages extraites de livres ou de revues retrouvées dans l’atelier de Francis Bacon.


La première toile évoquée dans l’article, Two figures (1953),  représente deux personnages nus sur un lit dans un espace que l’on pourrait qualifier de pièce en s’appuyant sur les quelques signes sommaires tracés que sont des lignes de sols pour un plancher, des rayures verticales et des arêtes d’un cube perspectif sommaire pour désigner les cloisons. Si l’on s’en tient aux sujets de la source photographique utilisée par Bacon on peut en déduire que ces corps sont ceux de deux hommes, l’un couché sur le dos et l’autre le chevauchant. En observant les figures peintes et en les comparant à celles de la planche photographique n° 345 de Muybridge - il semble vraisemblablement qu’il s’agisse ici de la septième des douze vues de la décomposition du mouvement des lutteurs -, on peut constater qu’il ne s’agit pas d’une restitution exacte de leur posture puisque, d’une part, seule la figure qui a le dessus dans le combat a été utilisée par Bacon et que d’autre part, la silhouette peinte est plus massive que celle photographiée. 

Francis Bacon, Two figures 1953

Ensemble et détail d’une planche de The Human Figure in Motion, Two Wrestlers, 1887 d’Eadweard Muybridge

La tonalité monochrome de la toile qui reprend celle des clichés de Muybridge, l’intensité lumineuse accentuée des pans sombres et des zones brutalement éclairées, le contraste des traitements des matières entre les draps, les corps et le décor, la virulence des coups de brosses hachant la partie supérieure de la toile et venant mordre les visages jusqu’à les effacer partiellement, transposent le sujet initial des lutteurs en une vigoureuse scène érotique. Comme dans de nombreux tableaux de cette époque  les corps humains contiennent très nettement une bestialité - là encore il s’agit d’un motif récurrent chez Bacon - que renforce leur encagement. Plus encore que vigoureuse, c’est même l’expression d’une cruauté qui se manifeste ici, jusqu’aux lèvres retroussées de la bouche de l’un d’eux révélant sa dentition (autre motif récurrent…).

On peut se demander pourquoi, de cette séquence d’images, c’est plutôt cette pose-ci qui a retenu l’attention de l’artiste (surtout lorsqu’on sait qu’il souhaitait, comme le dit Annie Mavrakis, représenter un couple faisant l’amour) car d’autres vues sont à cet égard bien plus suggestives. S’agissait-il pour Bacon d’insister sur la violence de l’acte, de qualifier la brutalité physique du corps à corps amoureux et de souligner justement l’étrange proximité entre la lutte et l’accouplement présent dans les photographies, et dont l’auteur de l’article assure avec une certaine naïveté que « l’association de la violence avec l’érotisme des corps nus n’a vraisemblablement pas été voulue par le photographe » ? 

Réplique en marbre du 1er siècle après J-C d’un bronze grec du 3ème siècle avant J-C

Robert van Audenaert (1663-1743),  Lutteurs ; Villa Médicis
Il est aussi possible que le détail prélevé chez Muybridge, qui est déjà un écho (conscient ou non) à la célèbre sculpture Les Lutteurs Médicis[2] et que Pline qualifiait de « syplegmata » (que l’on peut traduire par : sculpture de figures fermées dans la lutte purement physique ou amoureuse) fut aussi présente dans l’esprit de Bacon. Il y aurait d’ailleurs fort à parier que c’est une vue de ce même groupe de lutteurs (sous un autre angle, ou peut-être une variante réalisée par Canova ?) qui a inspiré la composition du tableau Figure en Mouvement  de 1976.

Francis Bacon, Figure en Mouvement  de 1976

Lutteurs, réplique en bronze d’une sculpture du 3ème siècle avant J-C
Le motif du « couple masculin enlacé » qu’évoque Annie Mavrakis dans son article, apparaît en effet dans une dizaine de toiles de Bacon de 1970 à 1991, mais la nature de la représentation par rapport à la toile de 1953 a changé. Si Bacon a conservé les jeux de modelé qui sculptent les corps, le travail du cerne et de la découpe des formes sur les fonds est plus nettement marqué. La palette chromatique est également plus colorée, restituant par des totalités roses/orangées les nuances des chairs tout en jouant des transparences qui laissent remonter le grain de la toile. Les figures sont des enveloppes dont les contours évoquent autant ceux de roches polies que de baudruches et dont la consistance oscille entre l’agglomérat de la viande et d’un plasma. Tailladés, décomposés puis étrangement réunis, les membres s’emboîtent ou se fondent l’un dans l’autre au point parfois de n’être plus qu’un seul volume où pleins et vide évoquent les grandes sculptures ajourées de Moore. 

Francis Bacon, détails de plusieurs tableaux de 1970 à 1991

Ed. Muybridge Animal Locomotion, détail de la vignette n°11 de la planche Two Wrestlers 347, 1887

Il apparaît que ce motif figurant un coït, sans cesse repris de toile en toile avec néanmoins des variantes stylistiques, n’utilise pas la même image source que pour la peinture de 1953 (même si c’est encore chez Muybridge que Bacon puise son inspiration). En effet, quoique se voulant moins réaliste, ou disons moins fidèle au document photographique, il semble pourtant, compte tenu de certains invariants graphiques, que ce soit ici la 11ème vignette de la planche n° 347 du catalogue The Human Figure in Motion, qui a été retenue. Le corps qui se trouve au-dessus est arc-bouté, fesses en l’air, tandis que celui d’en-dessous est cette fois-ci couché sur le ventre. De cette vue qui présente elle aussi un plaquage au sol, le peintre a conservé les poses des deux adversaires en accentuant cependant le sommet de la composition triangulaire qui se dessinait dans la photographie. En renforçant également les jeux de courbes - y compris par l’adjonction d’arcs et cercles, de flèches en rotation… -, en amplifiant la pénétration des masses jusqu’à leur fusion, Bacon transforme définitivement une gestuelle de combat en accouplement lequel, par sa répétition et sa variation dans l’étendue de l’œuvre, devient une formule obsédante, un topos. 

   Pablo Picasso, Figures au bord de la mer, 1931
Si la musculature et la charpente solide des corps de Two figures de 1953 évoquent par exemple celles croisées chez Titien ou Le Tintoret, c’est davantage aux étreintes peintes par Picasso, et plus particulièrement Figures au bord de la mer (1931), que l’on pense pour les représentations de l’acte sexuel chez Bacon entre 1970 et 1991. On sait d’ailleurs l’attachement de Bacon à l’œuvre de Picasso, et en quoi la découverte des dessins de ce dernier, présentés à la Galerie Paul Rosenberg, à Paris, en 1927, fut décisive pour lui. Corps emboîtés, désarticulés, géométrisation et simplification des volumes, autant que bouches cannibales, sont des éléments plastiques que le peintre anglais réinvestira tout au long de son œuvre.


[1] [2] [3] [4] 
___
[1] - Annie Mavrakis, 25 mai 2018
[2] - Découvert en 1583 à Rome, le groupe des Lutteurs, est une réplique en marbre du 1er siècle après J.-C. d’un bronze grec du 3ème siècle avant J.-C, attribuée tantôt à Myron, Cephisodotus le Jeune ou Héliodore. Acquise par le cardinal Ferdinand de Médicis, cette sculpture orna sa Villa jusqu’en 1677 avant d’être transférée au Musées des Offices de Florence. Dès 1594 des gravures permirent d’en diffuser l’existence inspirant plusieurs artistes. Philippe Magnier a également reproduit vers 1684-1687 le groupe  de Lutteurs pour les jardins de Versailles. 



 
 

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