mardi 24 janvier 2017

Atelier de la condamine

Frédéric Bazille 
Fréderic Bazille, l’Atelier, Rue de la Condamine, 1870


1 - Un inventaire incomplet

Sur le site de Jean-Claude Bourdais, une investigation au sujet de l’Atelier, rue de la Condamine de Fréderic Bazille tentait, après avoir resitué brièvement le contexte de répertorier les œuvres représentées par le peintre aux murs de la pièce. 


Ainsi le tableau sur le chevalet (1) est à coup sûr Vue de village de Bazille, celui qui se trouve derrière le chevalet sous la verrière (2) est très certainement la Tireuse de cartes de Cézanne (ou peut-être une copie de ce tableau?), celui qui se trouve sur le mur de gauche (3) est lui aussi de Bazille, il s'agit du Pêcheur à l'épervier; un petit tableau placé à droite de la verrière (4) serait une pochade d'une vue d'Aigues-Mortes, dessous et derrière le sofa rose (5) un état de La toilette (toujours une toile de Bazille), à droite de celui-ci, au-dessus de la tête du pianiste (6) il pourrait s'agir de Oiseaux et fruits de Monet et au-dessus encore le grand tableau pourrait être une peinture de Renoir, Paysage avec deux figures. Enfin autre grand tableau suspendu sur le mur de droite, près de l'angle et à l'aplomb du piano (8), serait la Terrasse de Méric peint par Bazille.

Mais dans l'un des articles (l’enquête n° 5) on pouvait aussi noter que certains tableaux n’avaient pas été identifiés. Par jeu, je m’y collais à mon tour.
 
Pour le premier d'entre eux situé sur le mur de gauche en haut de la montée d'escalier, je butais, moi aussi, sur le manque d’informations. On dirait une pochade contrairement aux autres. Ceci étant, la lumière évoque un intérieur, les masses noires semblent des rideaux, les parties claires étant peut-être des fenêtres. Les trois taches (touches) posées à l’horizontale sur la partie basse pourraient alors être par exemple des canapés… On peut aussi ne rien chercher et se dire que Bazille avait besoin, dans cette partie un peu compliquée de l’espace (angle aigu de la rampe d'escalier) de caler sa composition… Bref, j’ai beau chercher, je ne trouve rien qui soit, de près ou de loin, en rapport avec une œuvre connue. Beau morceau de peinture quand même!


Pour le second qui se situe sur le mur de gauche et sous le Pêcheur à l'épervier (3) j’avais sincèrement l’impression de connaître ce portrait de fillette en pied. J’ai tout de suite cherché du côté de Renoir car il me semblait que c’était la jeune fille à l’arrosoir ou (de mémoire) la jeune fille au cerceau… Mais voilà, outre le fait que ces deux tableaux représentent une jeune fille au jardin (ce qui ne semble pas forcément être le cas du tableau - ici l'image de gauche sur l'illustration), la date ne correspond pas puisqu’ils sont datés tous deux environ de 1976. Mauvaise pioche !

Enfin, le tableau qui se trouve sur le mur de droite au-dessus de la palette évoque une nature morte ou un bouquet de fleurs. Par rapport au format du tableau disposé en perspective sur le mur, on aurait pu penser qu’il s’agissait d’un rectangle horizontal. Par ailleurs la facture et les tons font en effet penser à Manet (à Vase de pivoines sur piédouche (1864) par exemple) mais les deux taches jaunes disposées sur la partie droite ressembleraient plutôt à des fruits qu'à des pétales. Après avoir rectifié la déformation (on obtient un rectangle vertical), j’ai tenté de raisonner par masses et puis, comme j’étais chez Renoir, j’y suis resté.
Dans un premier temps, et selon toutes vraisemblances, ce pourrait être ce tableau de Auguste Renoir, daté de 1969, qui se rapproche le plus du motif représenté par Bazille. On s’étonnera par contre de la disparition totale du ton bleu/mauve, mais qui peut s'expliquer en partie par les dimensions plutôt modestes de la toile.

2 - Espèces d'espaces

[J’ai passé du temps au 9, rue de la Condamine avec le sentiment que quelque chose m’échappait dans ce tableau. J’ai repris un à un la totalité des tableaux figurant au mur ou au sol de l’atelier de Bazille, lu et relu les notes de J.C Bourdais, cherché un grand nombre d’informations pour compléter mes lacunes sur ce peintre. J’ai une étrange conviction au sujet de ce tableau : L’atelier de la Condamine est l’aveu d’un échec en peinture, ou, pour être moins catégorique, il s'agirait d'un tableau qui indique une certaine désillusion chez ce jeune peintre de 29 ans.]

*
"Pour agrandir l’espace de l’atelier , nous dit J-C Bourdais, les objets sont peu nombreux, plaqués à la périphérie, contre les murs". Il note aussi, sur le mur gauche, que "la perspective agrandit encore l’espace".
Seulement voilà, essayant de reconstruire l’espace de la pièce, m’appuyant sur les arêtes des murs et sur les lignes de fuite, un problème se pose. Si le mur de droite et si le sol trouvent bien leur point de fuite (lignes rouges – horizon 1), le mur de gauche en donne un autre (lignes bleues - horizon 2), alors il y aurait dans cette perspective deux lignes d’horizon ce qui n’est ni conventionnel - mais ça... - ni très cohérent dans le cas de figure choisi pour l'espace représenté, soit un cube perspectif que cette scène donne à voir.

Pour que le mur de gauche retrouve sa perspective normale (je veux dire convenue) il faut donc, si mes souvenirs sont bons, aligner le point de fuite avec la hauteur du mur de gauche. Rien de plus simple !


En modifiant ainsi l'espace, comme sur l’image de droite (retouche sur la reproduction qu'on se rassure!), on peut se rendre compte que l’exactitude spatiale n’aurait pas changé grand-chose à la composition d’ensemble, sauf peut-être un effet d’ouverture sur la gauche, et encore... pour quel bénéfice?


Connaissant l’exactitude du travail préparatoire de Bazille (esquisses et agrandissement au carreau) on peut donc, soit s’étonner de cette erreur, soit se dire que la restitution exacte de la pièce n’était pas une préoccupation du peintre.

D'ailleurs, si l’on examine (avec le même dispositif ) les deux autres ateliers, on se rend compte que ces fautes de perspective n’existent pas, pas plus d’ailleurs dans les autres tableaux (scène de famille, ou paysages)



Alors? Qu’est ce à dire? Pourquoi cette faiblesse, ou plutôt pourquoi avoir dérogé à une loi spatiale qu’il maîtrise parfaitement au risque de rendre cet espace bancal ? Vraie ou fausse maladresse?
Un autre élément confirme d’ailleurs ce point de fragilité. Il s’agit de l’escalier. Non seulement sa perspective est totalement fausse (ce qui ne me dérange pas outre mesure), mais en plus, les proportions sont inversées (écart entre les deux limons plus large en bas qu’en haut) quant aux marches, elles n’obéissent à aucune logique de régularité.



Outre son aspect bringuebalant (qui crée cette drôle de sensation que celui qui est installé sur les marches est quasiment obligé de s’agripper à la rampe pour ne pas dégringoler : sacré ascension !), il faut noter que cette échelle de meunier a de fortes chances de déboucher sur un palier. Cherchant à retrouver l’appui maximum de la dernière marche, en tenant compte de la hauteur pour qu’une personne de taille moyenne (donc pas Bazille!) ne se cogne au plafond, on se rend vite compte que la hauteur du palier (non représenté ici, fort heureusement !) aurait masqué une bonne partie du tableau.Il est donc probable que cette contrainte spatiale réelle imposait de basculer le mur de gauche et de tricher un peu sur la forme de l’escalier.
 
Ces jeux d'illusions ne pouvaient certes pas passer inaperçus et je suis convaincu que Bazille a cherché - notamment par l'occupation particulièrement chargée de ce mur - à masquer cette fragilité.
Le premier petit tableau (non identifié) qui vient combler le vide entre l'escalier et le tableau dit "l'épervier", en est sans doute le signe le plus flagrant... (du moins peut-on imaginer que c'est ici la raison de sa présence...) 

3 - Les feux de la rampe

Toujours en observant d’un point de vue conventionnel ce tableau de Bazille, on peut observer la multiplicité des ombres et donc des sources de lumière.



Pour ma part, j’en ai distingué au moins trois qui semblent contradictoires. En rouge j’ai noté les ombres portées qui semblent provenir de la baie. On remarquera de façon étrange que certains objets comme le canapé, le poêle,… n’obéissent pas à cette source. Plus étrange, parce que justement disposés juste devant la fenêtre, ni le chevalet, ni la grande silhouette de Bazille ne produisent une ombre semblable. Au contraire la source de lumière choisie (ici en vert) est zénithale. Une troisième source de lumière (en violet) vient du premier plan : elle agit sur le fauteuil, le bord droit du divan et l’angle du mur où se trouve le piano.




C’est pour cette raison, entre autres, que le dos du dossier du fauteuil ni le chevalet, ni la partie droite de la pièce ne se trouvent pas en contre jour comme on aurait pu pourtant s’y attendre dans une configuration spatiale de cet ordre.
Ici encore, un peintre sourcilleux de réalisme ne pouvait que s’étrangler et crier au scandale. Éclairée depuis le premier plan, comme s’il s'agissait d’une pièce de théâtre (feux de la rampe), Bazille dresse une mise en scène totalement artificielle (mais au combien intelligente) de ce qu’il aurait peut-être souhaité voir et vivre dans son atelier, car le jeux d’ombres croisées improbables tissent en réalité les lignes imaginaires du vrai centre du tableau : Bazille lui-même !


4 - De Camille à Diego

Bazille
Corot

Les deux premiers ateliers peints par Bazille (Rue Furstenberg et Rue Visconti ) sont assez proches de l’esprit des ateliers de Corot, peintre qui, selon toute vraisemblance, comptait beaucoup pour lui. Outre le travail sur la lumière on y retrouve quelques éléments communs : le poêle, la boite de couleurs, le mur d'images…).


Seule différence effective, les deux premiers ateliers de Bazille ne comportent pas de figure.

Ce traitement du lieu de travail du peintre (je veux dire dans cette forme intimiste) n’avait été que très peu abordé jusque là. Ce que j’avance là est un peu lapidaire et il faudrait y apporter toutes les les nuances nécessaires et les cas d’exception car il existe des peintures de Rembrandt, de Vermeer ou de Chardin abordant cette question ainsi que plusieurs autoportraits de peintres devant leur chevalet, et peut-être encore (mais il s’agit là d’un sujet en soi) de quelques natures mortes ou études des objets du peintre, mais rarement l’espace de travail en tant que tel avait fait l’objet d’une telle attention. Toujours est il que c’est pourtant sur le modèle des ateliers de Corot que les peintres des générations suivantes multiplieront ce motif. L’atelier de la Condamine, à l’inverse, est occupé. D’ailleurs à bien le considérer, il s’agit moins que dans les autres d’un espace de travail que d’un appartement même si certains signes (chevalet, palette, verrière…) sont là pour nous le rappeler.

Il y a, dans ce tableau de Bazille, une volonté de synthèse entre plusieurs sujets; en cela c’est une mise en scène (quasi théâtrale je l'ai déjà souligné), non de son atelier réel mais bien de sa vie de peintre. Tous les sujets de la peinture sont présents, de la figure au paysage en passant par la nature morte, de l’œuvre achevée (encadrée) à l’œuvre en cours, de l’œuvre acceptée à l’œuvre refusée (aux Salons). Les actions des personnes représentées (parler, voir, peindre, écouter…) cherchant peut-être à montrer l’effervescence intellectuelle de ces artistes et la pluralité (littérature, peinture, musique).

On sait que Manet admirait Vélasquez et que Bazille appréciait beaucoup l’œuvre de Manet, de là à parler ici des Ménines (autre grande peinture d'atelier !), il n'y a qu'un pas, et je pense sincèrement que c'est à ce tableau plutôt qu'à celui de Fantin-Latour (peint la même année sur le même thème) que Bazille pensait (secrètement ?) pour réaliser son tableau. Au moins deux indices discrets peuvent y faire penser.



Si pourtant l’espace proposé par Vélasquez est littéralement royal et virtuose (peinture et dispositif spatial, le peintre faisant face au premier plan aux côté des Ménines, celui de Bazille, prenant en quelque sorte le contre champ, (le peintre, palette à la main, présenté de trois quart dos au fond de l’atelier, près de la verrière) ne se veut pas aussi spectaculaire. 



5 - Histoires de palettes

Dans les trois ateliers de Bazille on trouve, comme il se doit, la présence de palettes. Rarement cependant leurs emplacements respectifs et donc leurs significations ne semblent être laissés au hasard.

 
 Dans l’atelier Rue Visconti, la palette occupe une place de choix puisqu’elle est disposée en amorce sur la partie gauche du tableau. Installée sur les pieds d’un chevalet sur lequel est fixé un tableau encadré dont on ne voit que la tranche, il signale que l’ouvrage est cours. Bariolée, la palette peut indiquer (si il s’agit bien de la toile qui la surplombe) l’état d’avancement du travail.
De la palette, aux peintures accrochées aux murs, il y a toute l’histoire de la peinture qui s’écrit, du chaos des pigments mélangés à l’organisation de ceux-ci.


En analysant succinctement la gamme chromatique du tableau on s’aperçoit d’ailleurs que celle-ci est contenue dans la palette. A noter que c'est la même palette que celle qui figure dans son autoportrait de 1866.

Pour l’atelier de la rue Furstenberg c’est un autre sens que désigne la palette posée en équilibre sur la boite de couleur laissée ouverte sur le sol. Cette palette, contrairement à celle de la Rue Visconti, est rectangulaire. Dans l’œillet où le peintre introduit habituellement son pouce pour tenir cet objet, sont fichés des pinceaux. Le tout donne l'impression que le peintre a laissé ses instruments en plein travail.
Les tonalités de la palette sont nettement moins visible, néanmoins elles contiennent plus de vert et de jaune. Tous ces indices (forme de la palette, boite, tonalités…) permettent de comprendre qu’il s’agit là d’un matériel de campagne (de plein air) et non celui d’un atelier. Au demeurant le seul chevalet visible (posé contre le mur à côté du sofa) est bien une sauterelle et non un support stable d’atelier. Le tabouret à trois pied et au siège incliné (près de la table) achève l’équipement.

Aux murs, la présence de nombreux paysages peints (7 pour 3 portraits ou figures et 1 bouquet), confirment une importante activité de plein air. Etrangement cette petite palette d'apoint est représentée sur le portrait de Bazille par Renoir (1867) alors que celui-ci peint la nature morte aux faisans.

 
L’atelier Rue de la Condamine contient deux palettes. L’une, nous l’avons déjà vu, est entre les mains de Bazille et l’autre est accrochée à un clou, sur le conduit de la cheminée, au-dessous d’un bouquet vraisemblablement peint par Renoir. La première est chargée de pigments et l’autre nettoyée.


6 - Chronologie et autres signes

Il est troublant de penser que l’essentiel du travail de Bazille tient, grosso modo, sur cinq ans. Cinq années et quatre ateliers dont trois seulement seront représentés.
- Janvier 1865, loue le n°6 de la rue Furstenberg, au-dessus de l’ancien atelier de Delacroix.
- Juillet 1866 s’installe avec Renoir, 20 rue Visconti.
- Janvier 1868, déménage et s’installe aux Batignolles, 9, rue de la Paix qui deviendra en 1869 rue de la condamine.
- Mai 1870, déménage au 8 rue des Beaux-Arts.

Cinq années où il essuie chaque année un refus de la part du jury du Salon pour la présentation de ses peintures, comme ses amis Monet, Renoir, Sisley…, d’ailleurs.
- Salon de 1866 : « Nature morte aux poissons » est acceptée, un autre tableau ( ?) est refusé.
- Salon de 1867 : « La Terrasse de Méric » et le premier « Portrait de Maître » tous deux refusés
- Salon de 1868 : « La réunion de famille » et « Les fleurs » sont acceptés
- Salon de 1869 : « La vue du village » acceptée, « le pêcher à l’épervier » refusé
- Salon de 1870 : « Scène d’été » acceptée, « La toilette » refusée

En fait, (mais il faudrait disposer ici d’informations plus précises, correspondance par exemple…) quelque chose a du se produire entre 1869 et 1870, affectant Bazille, au point qu’il s’engage volontairement à l’été 1870 dans un bataillon de zouaves pour trouver la mort quelques mois plus tard. (on notera que c’est en 69 que la rue de la Paix devient celle de la Condamine : étrange coïncidence de l’histoire redoublée par la consonance du mot…)

On pourrait faire ici plusieurs hypothèses, les unes liées à sa vie amoureuse (tous ses potes sont casés mais on ne lui connaît aucune relation sérieuse…), les autres à son travail et sa place dans ce groupe des peintres refusés des Salons officiels.

On sait, par différents témoignages, que c’est en janvier 70 que Bazille pose pour la toile de Fantin-Latour « Un atelier aux Batignolles ». C’est en hiver de la même année (je prends en compte le poêle rougeoyant) qu’il aurait réalisé son tableau rue de la Condamine. Or, comme le remarque très justement Jean-Claude Bourdais, une toile au mur de l’atelier est représentée inachevée. Il s’agit de « La toilette » qui sera refusée au salon du printemps 70.
Comme on l’a déjà dit, Bazille travaillait plutôt lentement, préparant ses toiles par de nombreux croquis, revenant cent fois sur l'ouvrage, retouchant, transformant… ce qui est d’ailleurs le cas pour « La toilette » dont la présence de la femme de droite n’est présente ni dans le croquis préparatoire (sauf peut-être en bas), ni dans l’ébauche représentée au mur de l’atelier.


Par ailleurs, si entre le croquis et l’ébauche il y a une certaine correspondance des corps des deux femmes (presque une superposition), on s’aperçoit que la composition définitive en est très loin. Seules quelques notations chromatiques (turban orange, rouge de pagne de la servante) sont indiquées.

(superposition du croquis et de l’ébauche et superposition du tableau et de l’ébauche)
Autrement dit, quand Bazille réalise cette pochade présente sur le mur de L'atelier de la Condamine, il est très loin d’avoir avancé « La toilette ».

L’autre tableau qui devrait se trouver en préparation dans l’atelier en cet hiver 69-70, présenté lui aussi au Salon, est « scène d’été » commencé en été à Méric.


Ici, nous possédons de nombreux croquis, esquisses des étapes de réalisation du tableau qui montrent l’évolution des attitudes des figures jusqu’à la composition définitive, avec l’introduction sur la droite de deux figures nouvelles (un jeune homme en aidant un autre à sortir du bain), ce qui prouve la lente gestation d’un tableau chez Bazille.

(sources : Base Joconde)

Chose troublante, L'atelier de la Condamine ne comporte pas, à ma connaissance, de traces de cet ordre (croquis ou autre) qui nous permettrait d’en comprendre la conception, alors que, selon toutes vraisemblances, c’est un tableau qui procède lui aussi d'une mise en scène complexe.


7 - Postures 


En observant les différents portraits figurés dans L’atelier Rue de la Condamine et en les resituant par rapport aux artistes qui, de près ou de loin, faisaient partie du "Groupe des Batignolles", il est franchement difficile de savoir (mis à part Manet, Bazille et Maître), qui est qui, d’autant que, si tous, ou presque, sont présents, un artiste manque à l’appel : il s’agit de Fantin-Latour qui réalisera un portrait de ce groupe la même année.
Absence remarquée puisque Bazille, qui a pourtant posé pour le peintre dans une attitude semblable à celle où il figure dans son propre tableau, ne semble pas faire mention de cette relation. Quelle peut bien en être la raison?

(Bazille, peint par Fantin-Latour 
et Bazille, peint par Manet, dans
 son propre tableau)
Si je l’on s’en tient à la distribution des rôles que nous propose J-C. Bourdais, Zola (sur le départ) s’entretient avec Renoir (ou Sisley), Monet et Manet font face à Bazille et Maître joue du piano seul dans son coin ; on peut donc considérer que deux ensembles de personnes dialoguent en vis-à-vis (à gauche) et que une personne (à droite), seule, tourne le dos à tous.

Certes, Maitre est le seul musicien du groupe et on peut penser qu’il était bon de lui faire une place à part, mais la raison de cette mise à l’écart (« au coin » tout de même !) est tout de même un peu sévère (et sectaire), surtout lorsque l’on sait qu’il était le meilleur ami de Bazille. Là encore mystère !

En réfléchissant encore un peu sur cette partition (sans jeu de mot), j’en viendrais presque à me dire que si Zola (ou Astruc) n’était pas de la fête, cela arrangerait mes affaires car, à gauche, ne se trouveraient que des peintres (Sisley, Renoir, Monet, Manet…) et à droite, un musicien… D’un autre côté, si c’est Monet qui taille une bavette avec Sisley ou Renoir, et donc que c’est Zola qui se trouve derrière Manet : ce n’est pas mal non plus (littérairement parlant, je veux dire*…).   

Mais revenons à la toile peinte par Fantin-Latour où c’est Manet qui se trouve être en vedette, ce qui est assez compréhensible puisqu’il est le plus âgé de la bande. Assis devant son chevalet, il peint sous les regards attentifs (recueillis) de ses camarades, dont celui de Bazille. 


Rue de la Condamine les rôles sont inversés, sauf que le portrait de Bazille est de la main de Manet (entraide amicale ou leçon de peinture ?). Ces deux ateliers peints la même année ne racontent donc pas tout à fait la même histoire et l’on hésite même à croire qu’il s’agit là des mêmes personnes.


Là-bas, Bazille semblait méditer en silence devant le travail de son grand frère. Ici, Manet s’exprime (canne en main) devant l’ouvrage posé sur le chevalet (il s’autorise même une petite retouche !) : d’un côté une ambiance austère et quasi-mortifère (« on dirait des croque-morts » me dit l’une de mes filles), de l’autre un hall de gare où chacun défile, commente, discute et joue de la musique… 


8 - Du divan rose et de la croix

Dans la partie concernant l’étrangeté de la lumière, il a été indiqué que le vrai centre du tableau pourrait être le peintre lui même puisque tous les éclairages convergeaient vers lui. Mais maintenant j’hésite car il semble bien qu’il y ait un second personnage précisément que j’ai un peu négligé jusqu’ici : il s’agit du divan rose.



Le cadrage ci-dessus fait apparaître que Bazille et Maître sont disposés dos à dos de part et d’autre du divan, séparés ou réunis (c’est selon comme on veut comprendre la fonction), chacun étant attaché (relié) à l’accessoire (chevalet ou piano) qui définie sa qualité. Une sorte de duo pour dire les choses autrement.

S'il existe de nombreux portraits d'Edmond Maître, j’ai plus de mal à trouver des informations sur sa biographie et son œuvre. J'apprends tout juste qu’il fut fonctionnaire de l‘Hôtel de Ville et surtout considéré comme musicien et très érudit.

Ed. Maître peint par Bazille (1869), peint par Fantin-Latour (en compagnie de Bazille, 1870), par Renoir (1866) et encore Fantin-Latour (1885)
Certaines mauvaises langues disaient aussi de Edmond Maître qu’il était le factotum de Bazille, mais nous savons surtout que la relation d’amitié entre les deux hommes fut assez étroite pour que ce soit à lui que les parents du peintre demandent, après la mort de leur fils, de se charger de la liquidation de l’atelier et du renvoi des toiles et dessins restés à Paris.

Une autre idée hier au soir m’est venue en regardant encore l’ébauche de « la toilette » accrochée au-dessus du divan. Je ne sais pas pour quelle raison soudaine (sans doute par la présence de la couleur qui relie le nu au sofa ?) le corps abandonné de la femme à la toilette m’a semblé glisser sur le drap rose.

Du corps soutenu au drap, il me revient à présent à l’esprit les nombreuses représentations des dépositions du Christ.

(en haut, à gauche détail de la "descente de croix" de Le Brun, en bas à gauche, celle de P. Van Mol)
Quelle raison aurait eu Bazille d’aller chercher du côté de la peinture religieuse le motif de ce corps ? En quoi la mort du Christ (même dissimulée par la transposition orientaliste) a-t-elle un quelconque rapport avec le tableau de Bazille, ici dans cet atelier ? Et surtout pourquoi un corps masculin sans vie (abandonné) aurait-il pu ainsi devenir celui de cette femme se faisant habiller après sa toilette ?
Le Christ au lièvre - Peintre inconnu
Ne suis-je pas tout simplement en train de glisser vers une interprétation farfelue et grotesque? Possible. Mais, cette idée faisant son chemin, je suis du coup attentif à un autre détail : la verrière.
Peinte en conte jour, en partie voilée sur la gauche par un rideau sombre, soulignée sur la droite par la verticale de l’autre rideau tiré, la structure de la baie vitrée dessine une croix dont la partie basse est masquée par le tableau disposé sur le chevalet.


Y voir un peintre tenant une palette au pied de la croix va donc sembler (je le pressens déjà) audacieux, voire abusif, surtout si j’ajoute que la canne de Manet m’évoque irrésistiblement la lance de Longinus.
(J’entends d’ici les commentaires offusqués - mais je l’ai bien cherché ! -,Aussi, avant que de prêter à mon tour le flanc aux railleries des lecteurs, comme Renoir lançant à Sisley (qui se tient prudemment à l’écart) un regard entendu, je songe d'ors et déjà à prendre la tangente en grimpant à l’échelle.)


8 - La révérence en peinture

J’ai commencé ce complément d’enquête sur L'atelier, rue de la Condamine de Frédéric Bazille en annonçant que j’y voyais « l’aveu d’un échec en peinture » ou d’un tableau qui indiquait, par certains signes, « une forme de désillusion ». C’était sans doute rapide ou un peu brutal et je dois maintenant nuancer mon propos.

Je dois dire, avant toutes choses, que j’ai longtemps regardé ce tableau comme le témoignage d’un moment heureux de la vie du peintre, Frédéric Bazille entouré de ses compagnons, installé dans un espace vaste et clair… Même le canapé rose tendre m’avait toujours semblé être profond et moelleux, invitant à la lecture et au plaisir de l’écoute, à la douce somnolence, aux causeries sans fin… Je le répète : un lieu agréable et convivial tourné vers la seule peinture. Je n’avais jamais ressenti le moindre doute, la moindre ombre de discorde. Même le nom de la rue où était situé l’atelier ne m’avait pas alerté par l’étrange menace que contient sa consonance… Atelier, rue de La Paix aurait sans nul doute ôté à jamais tous soupçons… Et puis, il y a eu les notes de J-C Bourdais qui donnaient envie de lever un coin du voile, envie de pénétrer de façon plus familière dans cette pièce, de se mêler aux discussions de ces peintres, de s’asseoir un instant sur le fauteuil vide pour regarder les toiles aux murs et d’imaginer la mélodie jouée sur le piano droit…

Une fois installé dans l’espace j’ai éprouvé petit à petit un étrange malaise. Est-ce Edmond qui jouait faux ou le piano qui était mal accordé ? Mais que disait donc Édouard à Frédéric qui plongeait ainsi Émile dans un abyme de réflexions. Enfin, je dis Émile mais j’aurais pu tout aussi bien le confondre avec Claude. Je regardais la main levée et rouge d’Édouard, non seulement je ne comprenais pas ce geste, mais je le trouvais carrément ridicule avec sa canne posée sur l’épaule (en bougeant il menaçait à tout moment Émile, ou Claude ou…Bref ! J’aurais voulu lui dire qu’il devrait faire attention à ne pas blesser quelqu’un, mais Auguste qui blaguait avec Alfred sur les bons et les mauvais côtés de la navigation en barque, m’ont distrait. Édouard parlait, couvert en partie par les accords d’Edmond. La tête me tournait un peu, les murs tanguaient, l’escalier me dégringolait sur le coin du nez, le fauteuil soudain devenu léger décollait du sol, la tireuse de carte écrivait figure après figure le destin avec patience, le feu crépitait dans le poêle au son d’une marche funèbre, un corps s’effondrait… Je me réveillais en sueurs.
Si l’analyse de l’espace représenté (le tableau) montrait une fragilité évidente de la cloison gauche de l’atelier, répondant en partie à la nécessité de masquer un palier ou un demi étage (belle astuce en vérité !), si le jeux des lumières croisées donnait à cette pièce l’effet d’un petit théâtre (sorte de maison de poupée) permettant la mise en scène des personnages, si la palette vide accrochée au mur de droite pouvait présager d’un arrêt du travail (je dois avouer qu’il s’agit là d’une pure hypothèse, orientée par la connaissance de la mort précipitée du peintre), si les dates de création de cette peinture la situe entre 1869 et 1870, c'est-à-dire au moment même où Manet devient, pour Fantin-Latour, chef de file de l’atelier des Batignolles, rien, de prime abord ne manifestait, dans cette scène de genre, le caractère négatif de mon hypothèse.
C’est surtout la comparaison entre le tableau de Bazille et celui de Fantin-latour qui a confirmé mon pressentiment. Quelque part il y avait un malentendu, d’abord entre ces deux peintres qui pourtant, (leur peinture le prouve) étaient d’égale qualité, ensuite par la naissance d’un mouvement (ce n’était pas encore l’impressionnisme) dont l’ambiance austère et mondaine (c’est Astruc qui sert de modèle à Manet dans l’atelier des Batignolles, chantre de la Nouvelle Athènes – tiens, ça fleure bon le classicisme ! - ), entrevue dans la peinture de Fantin-Latour, ne pouvait qu’effrayer ce jeune homme plein d’enthousiasme et de générosité qu’était Bazille.
A cela il faut peut-être ajouter ses échecs successifs au Salon et le manque d’attention que lui portaient les écrivains de l’époque, Zola le premier, pourtant engagés auprès de Manet.
En fait, je l’ai déjà souligné, ce petit tableau est une synthèse de plusieurs images, idées et savoirs faire d’un peintre qui font état d’une grande maturité.
Comme il n’existe pas d’études préparatoires ni croquis, ni esquisses, il est difficile de savoir comment peu à peu se sont élaborés les différents registres que j’ai tenté de pointer mais il est fort possible en revanche que cette toile ait été pour Bazille une étape, peut-être l’étude elle-même d’un tableau de plus grandes dimensions qu’il n’aura pas eu le temps de réaliser.
A l’inverse de la plupart des tableaux de Bazille, celui-ci contient en filigrane l’idée d’un temps qui correspond, non pas à ce qu’il donne à voir mais plutôt à ce qu’il raconte entre lumière et ombre, équilibre et déséquilibre qui jalonnent son quotidien, sa vie.
1869, il y a eu la joie d’un nouvel atelier, les frémissements d’une énergie neuve portée par ses amitiés et son travail et puis sont venus des signes discrets d’un malaise, d’un mal être. 1870, tandis que se profilait la silhouette des Ménines, que les grands peintres passés ou présents (Delacroix, Rubens, Corot, Géricault, Vermeer, Courbet, Chardin ou même Rembrandt…), d’un clin d’oeil entendu se glissaient dans sa peinture, l’académisme fleurissait au Salon, l’ambition galopante de certaines des ses connaissances circulait déjà sous ses fenêtres et venait même lui rendre une visite de courtoisie, l’invitant à venir se mêler au personnages de cire d’une intronisation lugubre… C’est en tous cas ce que je comprends, que j’imagine et que je veux croire.

Bazille : une victime ? Non, un être lucide et intègre qui savait, pour la chérir, que la peinture pouvait tout sans simagrées. Dans l’atelier de Bazille, rue de la Condamine, tout cela est dit, avec beaucoup de retenue, de délicatesse et d’intelligence, jusqu’au coup de grâce. La peinture consigne les faits et les gestes, les repentirs et les fulgurances. Ici, il y a les deux.
Bazille nous fit donc le plaisir, avant de s’engager dans le régiment de zouaves où il devait trouver la mort, en Novembre de la même année, à l’age de 29 ans, de tirer sa révérence en peinture.
 
(Dessin extrait d'un carnet de Bazille - Base Joconde)

(article initialement publié sur appeau vert overblog, en mai 2007 par ap)

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