Frédéric Bazille
Fréderic Bazille, l’Atelier, Rue de la Condamine, 1870 |
1 - Un inventaire incomplet
Sur le site de Jean-Claude Bourdais, une investigation au sujet de l’Atelier, rue de la Condamine de Fréderic Bazille tentait, après avoir resitué brièvement le contexte de répertorier les œuvres représentées par le peintre aux murs de la pièce.
Ainsi le tableau sur le chevalet (1) est à coup sûr Vue de village de Bazille, celui qui se trouve derrière le chevalet sous la verrière (2) est très certainement la Tireuse de cartes de Cézanne (ou peut-être une copie de ce tableau?), celui qui se trouve sur le mur de gauche (3) est lui aussi de Bazille, il s'agit du Pêcheur à l'épervier; un petit tableau placé à droite de la verrière (4) serait une pochade d'une vue d'Aigues-Mortes, dessous et derrière le sofa rose (5) un état de La toilette (toujours une toile de Bazille), à droite de celui-ci, au-dessus de la tête du pianiste (6) il pourrait s'agir de Oiseaux et fruits de Monet et au-dessus encore le grand tableau pourrait être une peinture de Renoir, Paysage avec deux figures. Enfin autre grand tableau suspendu sur le mur de droite, près de l'angle et à l'aplomb du piano (8), serait la Terrasse de Méric peint par Bazille.
Mais dans l'un des articles (l’enquête n° 5) on pouvait aussi noter que certains tableaux n’avaient pas été identifiés. Par jeu, je m’y collais à mon tour.
Pour le premier d'entre eux situé sur le mur de gauche en haut de la montée d'escalier, je butais, moi aussi, sur le manque d’informations. On dirait
une pochade contrairement aux autres. Ceci étant, la lumière évoque un
intérieur, les masses noires semblent des rideaux, les parties claires
étant peut-être des fenêtres. Les trois taches (touches) posées à
l’horizontale sur la partie basse pourraient alors être par exemple des
canapés… On peut aussi ne rien chercher et se dire que Bazille avait besoin, dans
cette partie un peu compliquée de l’espace (angle aigu de la rampe
d'escalier) de caler sa composition… Bref, j’ai beau chercher,
je ne trouve rien qui soit, de près ou de loin, en rapport avec une
œuvre connue. Beau morceau de peinture quand même!
Pour le second qui se situe sur le mur de gauche et sous le Pêcheur à l'épervier (3) j’avais sincèrement l’impression
de connaître ce portrait de fillette en pied. J’ai tout de suite cherché
du côté de Renoir car il me semblait que c’était la jeune fille à
l’arrosoir ou (de mémoire) la jeune fille au cerceau… Mais voilà, outre le fait que ces deux tableaux
représentent une jeune fille au jardin (ce qui ne semble pas forcément être le
cas du tableau - ici l'image de gauche sur l'illustration), la date ne correspond pas puisqu’ils sont datés tous
deux environ de 1976. Mauvaise pioche !
Enfin, le tableau qui se trouve sur le mur de droite au-dessus de la palette évoque une nature morte ou un bouquet de fleurs. Par rapport au format du tableau disposé en perspective sur le mur, on aurait pu penser qu’il s’agissait d’un rectangle horizontal. Par ailleurs la facture et les tons font en effet penser à Manet (à Vase de pivoines sur piédouche (1864) par exemple) mais les deux taches jaunes disposées sur la partie droite ressembleraient plutôt à des fruits qu'à des pétales. Après avoir rectifié la déformation (on obtient un rectangle vertical), j’ai tenté de raisonner par masses et puis, comme j’étais chez Renoir, j’y suis resté.
Dans un premier temps, et selon toutes vraisemblances, ce pourrait être ce tableau de Auguste Renoir,
daté de 1969, qui se rapproche le plus du motif représenté par Bazille.
On s’étonnera par contre de la disparition totale du ton bleu/mauve, mais qui peut
s'expliquer en partie par les dimensions plutôt modestes de la toile.
2 - Espèces d'espaces
[J’ai passé du temps au 9,
rue de la Condamine avec le sentiment que quelque chose m’échappait dans
ce tableau. J’ai repris un à un la totalité des tableaux figurant au
mur ou au sol de l’atelier de Bazille, lu et relu les notes de J.C Bourdais, cherché un grand nombre d’informations pour compléter mes lacunes sur ce peintre. J’ai
une étrange conviction au sujet de ce tableau : L’atelier de la
Condamine est l’aveu d’un échec en peinture, ou, pour être moins
catégorique, il s'agirait d'un tableau qui indique une certaine désillusion chez ce
jeune peintre de 29 ans.]
*
"Pour
agrandir l’espace de l’atelier , nous dit J-C Bourdais, les objets sont
peu nombreux, plaqués à la périphérie, contre les murs". Il note aussi,
sur le mur gauche, que "la perspective agrandit encore l’espace".
Connaissant
l’exactitude du travail préparatoire de Bazille (esquisses et
agrandissement au carreau) on peut donc, soit s’étonner de cette erreur, soit se dire que la restitution exacte de la pièce n’était pas une préoccupation du peintre.
D'ailleurs, si l’on examine (avec le même dispositif ) les deux autres ateliers, on se rend compte que ces fautes de perspective n’existent pas, pas plus d’ailleurs dans les autres tableaux (scène de famille, ou paysages)
Alors? Qu’est ce à dire? Pourquoi cette faiblesse,
ou plutôt pourquoi avoir dérogé à une loi spatiale qu’il maîtrise
parfaitement au risque de rendre cet espace bancal ? Vraie ou fausse
maladresse?
Un autre élément confirme d’ailleurs ce point de fragilité. Il s’agit de l’escalier. Non seulement sa perspective est totalement fausse (ce qui ne me dérange pas outre mesure), mais en plus, les proportions sont inversées (écart entre les deux limons plus large en bas qu’en haut) quant aux marches, elles n’obéissent à aucune logique de régularité.
Un autre élément confirme d’ailleurs ce point de fragilité. Il s’agit de l’escalier. Non seulement sa perspective est totalement fausse (ce qui ne me dérange pas outre mesure), mais en plus, les proportions sont inversées (écart entre les deux limons plus large en bas qu’en haut) quant aux marches, elles n’obéissent à aucune logique de régularité.
Outre
son aspect bringuebalant (qui crée cette drôle de sensation que celui
qui est installé sur les marches est quasiment obligé de s’agripper à la
rampe pour ne pas dégringoler : sacré ascension !), il faut noter que
cette échelle de meunier a de fortes chances de déboucher sur un palier. Il est donc probable que cette contrainte spatiale réelle imposait de basculer le mur de gauche et de tricher un peu sur la forme de l’escalier.
Ces jeux d'illusions ne pouvaient certes pas passer inaperçus et je suis
convaincu que Bazille a cherché - notamment par l'occupation
particulièrement chargée de ce mur - à masquer cette fragilité.
Le premier petit tableau (non identifié) qui vient combler le vide entre
l'escalier et le tableau dit "l'épervier", en est sans doute le signe le
plus flagrant... (du moins peut-on imaginer que c'est ici la raison de
sa présence...)
3 - Les feux de la rampe
Toujours en observant
d’un point de vue conventionnel ce tableau de Bazille, on peut observer
la multiplicité des ombres et donc des sources de lumière.
Ici encore, un peintre sourcilleux de réalisme ne pouvait que s’étrangler et crier au scandale. Éclairée depuis le premier plan, comme s’il s'agissait d’une pièce de théâtre (feux de la rampe), Bazille dresse une mise en scène totalement artificielle (mais au combien intelligente) de ce qu’il aurait peut-être souhaité voir et vivre dans son atelier, car le jeux d’ombres croisées improbables tissent en réalité les lignes imaginaires du vrai centre du tableau : Bazille lui-même !
4 - De Camille à Diego
Bazille |
Corot |
Les
deux premiers ateliers peints par Bazille (Rue Furstenberg et Rue
Visconti ) sont assez proches de l’esprit des ateliers de Corot, peintre
qui, selon toute vraisemblance, comptait beaucoup pour lui.
Seule différence effective, les deux premiers ateliers de Bazille ne comportent pas de figure.
Ce traitement du lieu de travail du peintre (je veux dire dans cette forme intimiste) n’avait été que très peu abordé jusque là. Ce que j’avance là est un peu lapidaire et il faudrait y apporter toutes les les nuances nécessaires et les cas d’exception car il existe des peintures de Rembrandt, de Vermeer ou de Chardin abordant cette question ainsi que plusieurs autoportraits de peintres devant leur chevalet, et peut-être encore (mais il s’agit là d’un sujet en soi) de quelques natures mortes ou études des objets du peintre, mais rarement l’espace de travail en tant que tel avait fait l’objet d’une telle attention. Toujours est il que c’est pourtant sur le modèle des ateliers de Corot que les peintres des générations suivantes multiplieront ce motif. L’atelier de la Condamine, à l’inverse, est occupé. D’ailleurs à bien le considérer, il s’agit moins que dans les autres d’un espace de travail que d’un appartement même si certains signes (chevalet, palette, verrière…) sont là pour nous le rappeler.
Il
y a, dans ce tableau de Bazille, une volonté de synthèse entre
plusieurs sujets; en cela c’est une mise en scène (quasi théâtrale je
l'ai déjà souligné), non de son atelier réel mais bien de sa vie de
peintre. Tous les sujets de la peinture sont présents, de la figure au paysage en
passant par la nature morte, de l’œuvre achevée (encadrée) à l’œuvre en
cours, de l’œuvre acceptée à l’œuvre refusée (aux Salons). Les actions des personnes représentées (parler, voir, peindre, écouter…) cherchant peut-être à montrer l’effervescence intellectuelle de ces artistes et la pluralité (littérature, peinture, musique).
On sait que Manet admirait Vélasquez et que Bazille appréciait beaucoup l’œuvre de Manet, de là à parler ici des Ménines
(autre grande peinture d'atelier !), il n'y a qu'un pas, et je pense
sincèrement que c'est à ce tableau plutôt qu'à celui de Fantin-Latour
(peint la même année sur le même thème) que Bazille pensait (secrètement
?) pour réaliser son tableau. Au moins deux indices discrets peuvent y faire penser.
Histoires de palettes
Dans
les trois ateliers de Bazille on trouve, comme il se doit, la présence
de palettes. Rarement cependant leurs emplacements respectifs et donc
leurs significations ne semblent être laissés au hasard.
Aux
murs, la présence de nombreux paysages peints (7 pour 3 portraits ou
figures et 1 bouquet), confirment une importante activité de plein air.
Etrangement cette petite palette d'apoint est représentée sur le
portrait de Bazille par Renoir (1867) alors que celui-ci peint la nature
morte aux faisans.
L’atelier
Rue de la Condamine contient deux palettes. L’une, nous l’avons déjà
vu, est entre les mains de Bazille et l’autre est accrochée à un clou,
sur le conduit de la cheminée, au-dessous d’un bouquet vraisemblablement
peint par Renoir. La première est chargée de pigments et l’autre
nettoyée.
6 - Chronologie et autres signes
Il est troublant de penser que l’essentiel du travail de Bazille tient, grosso modo, sur cinq ans. Cinq années et quatre ateliers dont trois seulement seront représentés.
- Janvier 1865, loue le n°6 de la rue Furstenberg, au-dessus de l’ancien atelier de Delacroix.- Juillet 1866 s’installe avec Renoir, 20 rue Visconti.- Janvier 1868, déménage et s’installe aux Batignolles, 9, rue de la Paix qui deviendra en 1869 rue de la condamine.- Mai 1870, déménage au 8 rue des Beaux-Arts.
Cinq
années où il essuie chaque année un refus de la part du jury du Salon
pour la présentation de ses peintures, comme ses amis Monet, Renoir,
Sisley…, d’ailleurs.
- Salon de 1866 : « Nature morte aux poissons » est acceptée, un autre tableau ( ?) est refusé.- Salon de 1867 : « La Terrasse de Méric » et le premier « Portrait de Maître » tous deux refusés- Salon de 1868 : « La réunion de famille » et « Les fleurs » sont acceptés- Salon de 1869 : « La vue du village » acceptée, « le pêcher à l’épervier » refusé- Salon de 1870 : « Scène d’été » acceptée, « La toilette » refusée
En fait, (mais il faudrait disposer ici d’informations plus précises, correspondance par exemple…) quelque chose
a du se produire entre 1869 et 1870, affectant Bazille, au point qu’il
s’engage volontairement à l’été 1870 dans un bataillon de zouaves pour
trouver la mort quelques mois plus tard. (on notera que c’est en 69 que
la rue de la Paix devient celle de la Condamine : étrange coïncidence de l’histoire redoublée par la consonance du mot…)
On
pourrait faire ici plusieurs hypothèses, les unes liées à sa vie
amoureuse (tous ses potes sont casés mais on ne lui connaît aucune
relation sérieuse…), les autres à son travail et sa place dans ce groupe
des peintres refusés des Salons officiels.
On
sait, par différents témoignages, que c’est en janvier 70 que Bazille
pose pour la toile de Fantin-Latour « Un atelier aux Batignolles ».
C’est en hiver de la même année (je prends en compte le poêle
rougeoyant) qu’il aurait réalisé son tableau rue de la Condamine. Or, comme le remarque très justement Jean-Claude Bourdais,
une toile au mur de l’atelier est représentée inachevée. Il s’agit de «
La toilette » qui sera refusée au salon du printemps 70.
Comme
on l’a déjà dit, Bazille travaillait plutôt lentement, préparant ses
toiles par de nombreux croquis, revenant cent fois sur l'ouvrage,
retouchant, transformant… ce qui est d’ailleurs le cas pour « La
toilette » dont la présence de la femme de droite n’est présente ni dans
le croquis préparatoire (sauf peut-être en bas), ni dans l’ébauche
représentée au mur de l’atelier.
Par ailleurs, si entre le
croquis et l’ébauche il y a une certaine correspondance des corps des
deux femmes (presque une superposition), on s’aperçoit que la
composition définitive en est très loin. Seules quelques notations
chromatiques (turban orange, rouge de pagne de la servante) sont
indiquées.
(superposition du croquis et de l’ébauche et superposition du tableau et de l’ébauche) |
L’autre
tableau qui devrait se trouver en préparation dans l’atelier en cet
hiver 69-70, présenté lui aussi au Salon, est « scène d’été » commencé
en été à Méric.
(sources : Base Joconde) |
Chose
troublante, L'atelier de la Condamine ne comporte pas, à ma
connaissance, de traces de cet ordre (croquis ou autre) qui nous
permettrait d’en comprendre la conception, alors que, selon toutes
vraisemblances, c’est un tableau qui procède lui aussi d'une mise en
scène complexe.
7 - Postures
En
observant les différents portraits figurés dans L’atelier Rue de la
Condamine et en les resituant par rapport aux artistes qui, de près ou
de loin, faisaient partie du "Groupe des Batignolles", il est franchement
difficile de savoir (mis à part Manet, Bazille et Maître), qui est qui,
d’autant que, si tous, ou presque, sont présents, un artiste manque à
l’appel : il s’agit de Fantin-Latour qui réalisera un portrait de ce
groupe la même année.
Absence
remarquée puisque Bazille, qui a pourtant posé pour le peintre dans une
attitude semblable à celle où il figure dans son propre tableau, ne
semble pas faire mention de cette relation. Quelle peut bien en être la
raison?
(Bazille, peint par Fantin-Latour
et Bazille, peint par Manet, dans
son propre tableau) |
Si
je l’on s’en tient à la distribution des rôles que nous propose J-C.
Bourdais, Zola (sur le départ) s’entretient avec Renoir (ou Sisley),
Monet et Manet font face à Bazille et Maître joue du piano seul dans son
coin ; on peut donc considérer que deux ensembles de personnes
dialoguent en vis-à-vis (à gauche) et que une personne (à droite),
seule, tourne le dos à tous.
Certes,
Maitre est le seul musicien du groupe et on peut penser qu’il était bon
de lui faire une place à part, mais la raison de cette mise à l’écart
(« au coin » tout de même !) est tout de même un peu sévère (et
sectaire), surtout lorsque l’on sait qu’il était le meilleur ami de
Bazille. Là encore mystère !
En
réfléchissant encore un peu sur cette partition (sans jeu de mot), j’en
viendrais presque à me dire que si Zola (ou Astruc) n’était pas de la
fête, cela arrangerait mes affaires car, à gauche, ne se trouveraient
que des peintres (Sisley, Renoir, Monet, Manet…) et à droite, un
musicien… D’un
autre côté, si c’est Monet qui taille une bavette avec Sisley ou
Renoir, et donc que c’est Zola qui se trouve derrière Manet : ce n’est
pas mal non plus (littérairement parlant, je veux dire*…).
Mais revenons à la toile peinte par Fantin-Latour où c’est Manet qui se trouve être en vedette,
ce qui est assez compréhensible puisqu’il est le plus âgé de la bande.
Assis devant son chevalet, il peint sous les regards attentifs
(recueillis) de ses camarades, dont celui de Bazille.
Rue
de la Condamine les rôles sont inversés, sauf que le portrait de
Bazille est de la main de Manet (entraide amicale ou leçon de peinture
?). Ces
deux ateliers peints la même année ne racontent donc pas tout à fait la
même histoire et l’on hésite même à croire qu’il s’agit là des mêmes
personnes.
Là-bas,
Bazille semblait méditer en silence devant le travail de son grand
frère. Ici, Manet s’exprime (canne en main) devant l’ouvrage posé sur le
chevalet (il s’autorise même une petite retouche !) : d’un côté une
ambiance austère et quasi-mortifère (« on dirait des croque-morts » me
dit l’une de mes filles), de l’autre un hall de gare où chacun défile,
commente, discute et joue de la musique…
8 - Du divan rose et de la croix
Dans la partie concernant l’étrangeté de la lumière, il a été indiqué que le vrai centre du tableau pourrait être le peintre lui même puisque tous les éclairages convergeaient vers lui. Mais maintenant j’hésite car il semble bien qu’il y ait un second personnage précisément que j’ai un peu négligé jusqu’ici : il s’agit du divan rose.
Le cadrage ci-dessus fait apparaître
que Bazille et Maître sont disposés dos à dos de part et d’autre du
divan, séparés ou réunis (c’est selon comme on veut comprendre la
fonction), chacun étant attaché (relié) à l’accessoire (chevalet ou
piano) qui définie sa qualité. Une sorte de duo pour dire les choses
autrement.
S'il existe de nombreux
portraits d'Edmond Maître, j’ai plus de mal à trouver des informations
sur sa biographie et son œuvre. J'apprends tout juste qu’il fut
fonctionnaire de l‘Hôtel de Ville et surtout considéré comme musicien et
très érudit.
(en haut, à gauche détail de la "descente de croix" de Le Brun, en bas à gauche, celle de P. Van Mol) |
Le Christ au lièvre - Peintre inconnu |
8 - La révérence en peinture
J’ai
commencé ce complément d’enquête sur L'atelier, rue de la Condamine
de Frédéric Bazille en annonçant que j’y voyais « l’aveu d’un échec en
peinture » ou d’un tableau qui indiquait, par certains signes, « une
forme de désillusion ». C’était sans doute rapide ou un peu brutal et je
dois maintenant nuancer mon propos.
Je
dois dire, avant toutes choses, que j’ai longtemps regardé ce tableau
comme le témoignage d’un moment heureux de la vie du peintre, Frédéric
Bazille entouré de ses compagnons, installé dans un espace vaste et
clair… Même le canapé rose tendre m’avait toujours semblé être profond
et moelleux, invitant à la lecture et au plaisir de l’écoute, à la douce
somnolence, aux causeries sans fin… Je le répète : un lieu agréable et
convivial tourné vers la seule peinture. Je
n’avais jamais ressenti le moindre doute, la moindre ombre de discorde.
Même le nom de la rue où était situé l’atelier ne m’avait pas alerté
par l’étrange menace que contient sa consonance… Atelier, rue de La Paix
aurait sans nul doute ôté à jamais tous soupçons… Et puis, il y a eu les notes de J-C Bourdais
qui donnaient envie de lever un coin du voile, envie de pénétrer de
façon plus familière dans cette pièce, de se mêler aux discussions de
ces peintres, de s’asseoir un instant sur le fauteuil vide pour regarder
les toiles aux murs et d’imaginer la mélodie jouée sur le piano droit…
Une
fois installé dans l’espace j’ai éprouvé petit à petit un étrange
malaise. Est-ce Edmond qui jouait faux ou le piano qui était mal accordé
? Mais que disait donc Édouard à Frédéric qui plongeait ainsi Émile
dans un abyme de réflexions. Enfin, je dis Émile mais j’aurais pu tout
aussi bien le confondre avec Claude. Je regardais la main levée et rouge d’Édouard, non seulement je ne comprenais pas ce geste, mais je le
trouvais carrément ridicule avec sa canne posée sur l’épaule (en
bougeant il menaçait à tout moment Émile, ou Claude ou…Bref ! J’aurais
voulu lui dire qu’il devrait faire attention à ne pas blesser quelqu’un,
mais Auguste qui blaguait avec Alfred sur les bons et les mauvais côtés
de la navigation en barque, m’ont distrait. Édouard parlait, couvert en
partie par les accords d’Edmond. La tête me tournait un peu, les murs
tanguaient, l’escalier me dégringolait sur le coin du nez, le fauteuil
soudain devenu léger décollait du sol, la tireuse de carte écrivait
figure après figure le destin avec patience, le feu crépitait dans le
poêle au son d’une marche funèbre, un corps s’effondrait… Je me
réveillais en sueurs.
Si
l’analyse de l’espace représenté (le tableau) montrait une fragilité
évidente de la cloison gauche de l’atelier, répondant en partie à la
nécessité de masquer un palier ou un demi étage (belle astuce en vérité
!), si le jeux des lumières croisées donnait à cette pièce l’effet d’un
petit théâtre (sorte de maison de poupée) permettant la mise en scène
des personnages, si la palette vide accrochée au mur de droite pouvait
présager d’un arrêt du travail (je dois avouer qu’il s’agit là d’une
pure hypothèse, orientée par la connaissance de la mort précipitée du
peintre), si les dates de création de cette peinture la situe entre 1869
et 1870, c'est-à-dire au moment même où Manet devient, pour
Fantin-Latour, chef de file de l’atelier des Batignolles, rien, de prime
abord ne manifestait, dans cette scène de genre, le caractère négatif
de mon hypothèse.
C’est
surtout la comparaison entre le tableau de Bazille et celui de
Fantin-latour qui a confirmé mon pressentiment. Quelque part il y avait
un malentendu, d’abord entre ces deux peintres qui pourtant, (leur
peinture le prouve) étaient d’égale qualité, ensuite par la naissance
d’un mouvement (ce n’était pas encore l’impressionnisme) dont l’ambiance
austère et mondaine (c’est Astruc qui sert de modèle à
Manet dans l’atelier des Batignolles, chantre de la Nouvelle Athènes –
tiens, ça fleure bon le classicisme ! - ), entrevue dans la peinture de
Fantin-Latour, ne pouvait qu’effrayer ce jeune homme plein
d’enthousiasme et de générosité qu’était Bazille.
A
cela il faut peut-être ajouter ses échecs successifs au Salon et le
manque d’attention que lui portaient les écrivains de l’époque, Zola le
premier, pourtant engagés auprès de Manet.
En
fait, je l’ai déjà souligné, ce petit tableau est une synthèse de
plusieurs images, idées et savoirs faire d’un peintre qui font état
d’une grande maturité.
Comme
il n’existe pas d’études préparatoires ni croquis, ni esquisses, il est
difficile de savoir comment peu à peu se sont élaborés les différents
registres que j’ai tenté de pointer mais il est fort possible en
revanche que cette toile ait été pour Bazille une étape, peut-être
l’étude elle-même d’un tableau de plus grandes dimensions qu’il n’aura
pas eu le temps de réaliser.
A
l’inverse de la plupart des tableaux de Bazille, celui-ci contient en
filigrane l’idée d’un temps qui correspond, non pas à ce qu’il donne à
voir mais plutôt à ce qu’il raconte entre lumière et ombre, équilibre et
déséquilibre qui jalonnent son quotidien, sa vie.
1869,
il y a eu la joie d’un nouvel atelier, les frémissements d’une énergie
neuve portée par ses amitiés et son travail et puis sont venus des
signes discrets d’un malaise, d’un mal être. 1870, tandis que se
profilait la silhouette des Ménines, que les grands peintres passés ou
présents (Delacroix, Rubens, Corot, Géricault, Vermeer, Courbet, Chardin
ou même Rembrandt…), d’un clin d’oeil entendu se glissaient dans sa
peinture, l’académisme fleurissait au Salon, l’ambition galopante de
certaines des ses connaissances circulait déjà sous ses fenêtres et
venait même lui rendre une visite de courtoisie, l’invitant à venir se
mêler au personnages de cire d’une intronisation lugubre… C’est en tous
cas ce que je comprends, que j’imagine et que je veux croire.
Bazille
: une victime ? Non, un être lucide et intègre qui savait, pour la
chérir, que la peinture pouvait tout sans simagrées. Dans l’atelier de
Bazille, rue de la Condamine, tout cela est dit, avec beaucoup de
retenue, de délicatesse et d’intelligence, jusqu’au coup de grâce. La
peinture consigne les faits et les gestes, les repentirs et les
fulgurances. Ici, il y a les deux.
Bazille nous fit donc le plaisir,
avant de s’engager dans le régiment de zouaves où il devait trouver la
mort, en Novembre de la même année, à l’age de 29 ans, de tirer sa
révérence en peinture.
(Dessin extrait d'un carnet de Bazille - Base Joconde) |
(article initialement publié sur appeau vert overblog, en mai 2007 par ap)
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