mercredi 4 janvier 2017

Peintures de façades et totems

David Hockney - William Turnbull


1 - Betty Freeman
 
En janvier 2009, la presse américaine annonçait la disparition de Betty Freeman. Si cette femme fut l’un des mécènes célèbres de Los Angeles, apportant particulièrement son soutien à des musiciens comme John Cage, Terry Riley ou Steve Reich… elle était aussi sensible aux réalisations de Oldenburg, Lichtenstein, Stella, Flavin ou Francis, dont elle avait rassemblé, durant une quarantaine d’années, plusieurs de leurs œuvres. Suite à l’annonce, on apprenait qu’une vente aux enchères d’une grande partie de ses collections se tiendrait bientôt, vente qui, depuis, a eu lieu. 

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Si Betty Freeman est peut-être mieux connue, c’est notamment grâce au portrait que David Hockney réalisa d’elle en 1967, posant debout en robe rose, sur la terrasse de sa villa de Beverly Hills.
Inscrite dans la série des grands portraits réalisés lors de son séjour en Californie entre les années 60 et 70, cette peinture est pourtant née « par hasard » aux dires du peintre Anglais. Invité dans la demeure, et alors qu’il réalisait des photographies de la piscine, sujet qui à l’époque retenait toute son attention, il prit aussi quelques clichés de la propriétaire. C’est à partir de ces images qu’il entreprit de peindre la toile.
 

Si le hasard n’est sans doute pas pour grand-chose dans cette histoire, l’œuvre n’en est pas moins considérée comme l’une des pièces majeures de l’artiste. Beverly Hills Housewife, acrylique sur toile imposante par ses dimensions (183 cm x 366 cm) a été peinte sur deux panneaux. Ce format allongé, quasi panoramique, fait de toute évidence référence à la culture cinématographique, qui dans cette ville peut prendre tout son sens, mais aussi aux tableaux de la Renaissance Italienne, voire aux dispositifs de certaines fresques dans une facture picturale qui se rapproche en partie de celle de Piero della Francesca, pour qui Hockney a souvent manifesté son intérêt.

David Hockney, Beverly Hills Housewife, 1967
Conformément aux prises de vues initiales, la figure est présentée dans un décor frontal assez glacé, combinant de grands aplats colorés et les écrans réfléchissants des baies vitrées. Contrairement à ce que j’ai pu lire, et malgré la source utilisée par le peintre, le traitement de la figure, des objets ou du lieu ne sont pas réalistes mais simplifiés. Ainsi les murs qui ont perdu toutes textures ou les vitres qui sont figurées comme on le ferait dans une bande dessinée, avec un système de hachures blanches obliques. Le sol, la platebande de gazon et le ciel sont ramenés au minimum de leurs représentations et seul quelques éléments ont bénéficié d’un soin plus particulier, les motifs de zèbre de la chaise longue « Le Corbusier » sur la gauche, le trophée d’antilope accroché au mur, un petit bananier dépliant son feuillage, une sculpture composée de trois éléments superposés et bien entendu la figure droite dans sa robe rose. Et encore, à bien y regarder, seul le visage contient quelques effets de modelés. 
La rigueur du tracé, la géométrie prononcée des volumes accentuent la sensation théâtralisée de la posture de la figure et de la scène en général. Si le carré de gauche comporte les signes d’une animalité domestiquée, ou plutôt réduite aux éléments pseudos exotiques, le carré de droite fait dialoguer, par leurs verticalités et leurs couleurs, nature et représentation ou pour le dire autrement nature et culture tous deux trouvant un écho (ou une réponse) en la personne de Betty Freeman.

 
Si ce n’étaient les différents éloges qu’a pu susciter cette peinture de David Hockney, on pourrait penser ici que le propos du peintre est un rien ironique, ou peut-être carrément acide. Dans cet espace aride, où si peu de choses paraissent avoir de consistance, la collectionneuse semble n’être qu’un objet parmi les autres éléments de son univers : poupée rose dans un univers propret et aseptisé (au point que l’on se demande finalement si le bananier n’est pas en plastique…). C’est d’ailleurs un sentiment semblable que l’on trouve dans plusieurs peintures de cette époque que ce soient les paysages présentant des façades d’immeubles traités comme de simples décors sans épaisseur, ou dans les portraits de  Américan collectors  Fred and Marcia Weisman, voire dans une certaine mesure dans Rock Mountain and tired indians ou Arizona qui contiennent encore des éléments formels de la première période anglaise.
  
2 - Lama & Hero

Ce qui m’a conduit à évoquer Beverly Hills Housewife de David Hockney vient en fait d’un problème qui ne relève pas à proprement parler de la peinture, mais plutôt d’un embarras souvent ressenti lorsque, ayant à décrire ce tableau à un public, je me limitais à désigner l’objet, disposé à droite sur la terrasse de la villa, comme étant une « sculpture moderne dans la veine des travaux d’un Hans Arp, ou d’un Henry Moore…».

Cette imprécision m’a toujours gêné, non pour faire l’analyse générale du dispositif, mais bien davantage pour comprendre les raisons de l’artiste à faire figurer cet unique œuvre, assez peu représentative des pièces collectionnées par Betty Freeman. Pourtant, c’est un fait, sur le cliché réalisé par Hockney, l’objet est bien présent, mais faute de connaitre l’auteur de cette sculpture, et n’étant pas même certain qu’il s’agisse d’une œuvre j’avais conscience de ne formuler là que quelques vagues hypothèses comme par exemple de souligner que le principe de l’empilement des différents cylindres (motif utilisé par Hockney dès 1964 dans de nombreux dessins dits « cubistes ») offrait l’avantage de résumer l’ambiance de cette architecture fortement géométrique ainsi que  la posture de la femme. Ou que ces blocs de pierres assemblés évoquaient ceux « sculptés naturellement » que l’on rencontre tout particulièrement dans le paysage jurassique des canyons, ce qui pouvait être une façon astucieuse de rendre présente la nature de ce paysage primitif et austère – ici absent de la composition - tout en servant, par la forme totémique, à convoquer la culture indienne…

J’ai fini récemment par découvrir que cet objet est bien une sculpture. Intitulée Lama, elle  a été réalisée en 1961 par William Turnbull, un artiste écossais dont une partie de l’œuvre interroge précisément, tant par les matériaux que par le mode d’assemblage, les formes primitives de la sculpture. Il semble que Betty Freeman en ait fait l’acquisition entre mars et avril 1966 lors de l’exposition qui se tenait au Pavilion Gallery de Balboa en California, ce qui pourrait expliquer en partie la place de choix qu’elle occupe dans le portrait qu’en fit Hockney.

Il se trouve que l’œuvre de William Turnbull est présente dans une autre peinture de David Hockney. Il s’agit de Américan collectors, autre portrait de cette période également très connu, qui représente le couple Weisman, Frederick et Marcia, sur une terrasse, entouré de quelques unes des pièces de leur collection. Réalisée deux ans après Beverly Hills Housewife, cette composition reprend, en l’amplifiant, le dispositif de mise en scène des figures, de l’architecture et des objets. On y retrouve la rigueur spatiale et l’effet statique des personnages figures (ou figurines ?) disposées un peu comme sur un échiquier.


Présentée au premier plan de cette peinture se trouve donc une autre sculpture de Turnbull, qui pourrait être l’une de celles de la série intitulée Hero (1958). Deux autres sculptures, l’une attribuée à Henry Moore, l’autre étant un totem amérindien, figurent également dans ce double portrait.

Par deux fois donc les sculptures de Turnbull ont été non seulement citées mais associées aux personnes représentées. Si Lama, opérait, comme je l’ai déjà souligné, une synthèse de l’espace et du personnage, le choix de Hero pour Frederick Weisman n’est peut-être pas, comme le suggère le titre, qu’à son avantage. En effet la pause de profil dans un costume sombre, bras tendus le long du corps, poing serré, l’assimile, par l’ombre qui se projette au sol dans l’axe de la sculpture à l’aspect strict et rude de celle-ci (et primitive…). 

A l’inverse, son épouse (elle l’était encore à l’époque) vue de face, vêtue d’un kimono rose qui n’est pas sans évoquer la couleur de la robe de Freeman, ébauche un sourire. Hockney, d’autres l’ont aussi fait observer, a choisi d’associer la femme aux courbes rondes du bronze de Henry Moore (qui lui aussi fait face, adossé au mur d’un petit pavillon), et au sourire crispé de l’une des figures sculptées sur totem qui émerge à l’arrière plan. Ici encore, mais cette fois-ci avec encore plus de cynisme, me semble-t-il, que dans l’exemple précédent, les deux collectionneurs sont présentés d’une façon presque ridicule. Hockney utilise les œuvres dont ils se sont rendu propriétaires (leurs attributs), pour stigmatiser leurs gestes ou leurs expressions.

La toile qui se trouve aujourd’hui au Chicago Art Muséum ne semble pas avoir été cependant la propriété de ceux à qui, en toute logique, elle était destinée, c'est-à-dire ce couple de collectionneurs. La peinture de Hockney n’aurait-elle pas séduit les personnes concernées ? Les astuces (les ficelles) de construction dont a usé le peintre étaient-elles si visibles qu’elles pouvaient être perçues comme offensantes? Car si l’image, sous ses allures policées propose un couple loin d’exprimer une réelle harmonie, (luxe, calme mais pas volupté... – et je ne peux ici m’empêcher de songer à certaines scènes de Mon Oncle de Jacques Tati – le peintre, tout dandy qu’il est, semble bel et bien avoir tenté d’épingler ses modèles.
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Je n’ai pas trouvé d’historique retraçant la ou les ventes du dit tableau et je n’ai pas trouvé, non plus, dans les collections de monsieur ou madame Weisman la trace d’une œuvre de Hockney, alors que dans le cas de B. Freeman, elles existent en plusieurs exemplaires (peinture et dessins). Malentendu, dédain de l’une ou l’autre des parties ? Ces questions restent ouvertes.


Enfin, une dernière question, plus inattendue, se pose. Partout j’ai pu lire que le petit bronze féminin, reproduit par Hockney dans cette toile, était de Henry Moore  - et je reconnais moi-même l’avoir longtemps cru– cependant, cette figure, qui évoque le fameux couple King and Queen, dont plusieurs tirages et différentes versions existent à travers le monde n’a pas à ma connaissance été réalisée en séparant le roi de la reine. Il s’agit peut-être d’une étude isolée, mais son absence dans les nombreux catalogues que j’ai pu consulter me fait penser que, après tout, cette pièce n’a sans doute jamais existé, et que le peintre, pour une raison qui m’échappe en partie, a tout simplement choisi de l’inventer.

(article initialement publié sur appeau vert overblog en mai 2009 par ap)


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