lundi 2 janvier 2017

Peint à l'envers

Georg Baselitz

"La notion de catastrophe qui suppose quoi ? Qui suppose évidement que la peinture ait, avec la catastrophe, un rapport très particulier et ça je n’essayerai pas de le fonder théoriquement d’abord. C’est comme une impression, un rapport très particulier; ça veut dire que, l’écriture, la musique n’auraient pas ce rapport avec la catastrophe, ou pas le même, ou pas aussi direct..." Gilles Deleuze, La peinture et la question des concepts, Séminaire (31.03.1981)

(reproduction de La chambre à coucher (1975), G.Baselitz
 (notes)
« Et je me suis dit que s'il en était ainsi, il me fallait prendre dans la peinture ce qui était traditionnel, au niveau du motif. C'est à dire un paysage, un portrait, un nu et je les retourne, je les peins à l'envers. C'est le meilleur moyen de vider de son contenu ce que l'on peint. Quand on peint un portrait à l'envers il est impossible de dire : ce portrait représente une femme et je lui ai donné une expression particulière. »

Revenir sur ces propos de Georg Baselitz, au regard des peintures, et se dire qu’il y a plusieurs façons d’envisager les figures retournées qui s'installent vers 1969, dans l’œuvre de Baselitz.

L’une d’elle, la plus évidente, est celle de la provocation, posture que le peintre a choisi d’endosser dès ses débuts : « Si l'on veut protester, il faut se montrer inconvenant, comme un enfant tire la langue. Quand, pour ma première exposition, j'ai exposé à Berlin-Ouest en 1963 «la Grande Nuit foutue», j'avais l'intention délibérée de choquer. L'agression était double. Elle tenait à ma manière de peindre et au sujet : un jeune garçon se masturbant. Le tableau fut saisi pour délit d'indécence. (1)».

Provoquer, au sens premier, c'est faire venir, faire naître quelque chose, ce qui induit l’idée d’une irruption, d’une rupture et donc d’une certaine manière l’annonce d’un déséquilibre de l’ordre établit, voire d’un désordre. Provoquer, c’est exciter une partie adverse, c’est la défier et l’inciter au combat. « Ce fut aussi une provocation en 1969 quand j'ai inversé le motif et représenté les personnages la tête à l'envers. Dire «non», c'est déjà être sur la bonne voie. Il ne faut pas tenter d'atteindre le beau, il faut danser à rebours : faire ce qui n'a jamais été fait.» indiquait encore Georg Baselitz dans un entretien récent(1).

Une seconde supposition permet plutôt de revisiter une certaine tradition de la peinture : celle de la cruauté ordinaire. On peut ainsi penser aux volailles ou des lapins pendus par les pattes à un clou de la cuisine, à un bœuf écorché… Mais, plus encore que ces motifs répertoriés de la nature morte, ce sont les thèmes emblématiques des martyres suspendus par les pieds - dont l’exemple le plus connu est celui de Saint Pierre, crucifié la tête en bas, ou à la très belle peinture de Titien représentant le Supplice de Marsyas - qui sont ravivés(2).

Une autre possibilité, celle qui est la plus souvent véhiculée, y compris par l’artiste, pourrait effectivement être que, par ce renversement du sujet peint, il s’agit d’une façon de se défaire du signifiant, d’évacuer le rapport à la figure : « Un objet peint à l’envers est adapté pour peindre parce que il est peu convenable en tant qu’objet », dit Baselitz. Kandinsky racontait, lui aussi(3), que c’est à la suite d’une vision accidentelle d’une de ses peintures, retournée dans l’atelier, qu’il a pu se libérer du poids de la figuration.

Cette hypothèse, assez séduisante n’arrive pas cependant à me convaincre tout à fait, d’une part parce que chez Baselitz les figures comme sujets resteront le nœud central de son travail (ne cédant jamais vraiment à une abstraction) et d’autre part parce que, à l’envers ou à l’endroit, les figures, par leurs caractéristiques formelles, restent lisibles. Un nu, un aigle, un chien ou un arbre, même disposé la tête en bas, restent identifiables. Ce qui change pour le spectateur c’est le centre de gravité.



Effectuer la bascule à 180°, simplement pour se rendre compte à quoi cela ressemble, une fois l’horizon revenu à son point de stabilité, notamment pour les peintures réalisées entre 69 et 75, est une expérience troublante en ce sens que les peintures ne souffrent nullement de ce retour d’aplomb ; d’une certaine manière, elles pourraient même, à l’exception de quelques traces de peintures ou de coulures, avoir été partiellement exécutées dans ce sens : ni l’anatomie, ni les jeux de lumière, ni même le décor du fond ne semblent avoir subi de déformations excessives.

Seule la signature indique le sens de lecture obligé. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 70 que le retournement qui semblait plutôt être une position de principe, une manière de se démarquer, est devenu une réelle contrainte de travail.

Baselitz dit : « Quand j’ai décidé de retourner les images, j’ai été serein un moment… Mais au bout d’un certain temps le problème s’est posé à nouveau… Vous n’en n’avez jamais fini. Pendant 25 ans j’aimais les peintures que je faisais, mais il fallait aussi que je les détruise […]. Lorsque vous êtes jeune, vous voulez toujours modifier le monde. Et pour changer le monde, vous devez d’abord détruire ce qui existe, et alors il faut d’abord détruire la peinture parce que c’est la chose la plus stable du monde. Les guerres détruisent les hommes, les maisons, des nations entières, mais pas la peinture. La peinture est préservée. Mais si vous aimez ces peintures, comment pouvez-vous les détruire? D’abord il faut trouver quelque chose qui n’a jamais été fait. En conséquence, ma tâche est d’agir de façon à ce que les autres peintures existantes soient éliminées, que seule la mienne existe. Je sais que cette attitude n’est pas très sérieuse, mais je pense que tous les artistes fonctionnent selon ce principe… Lorsque vous regardez tout ça, vous vous dites : “Qu’est-ce qu’il me reste à faire, quel type de destruction vais-je opérer ? Pour ne pas succomber [à la convention] vous devez hisser le drapeau", vous affirmer, ne jamais baisser la garde ».

Quels étaient donc ces adversaires si redoutables qu’il faille ainsi rester en alerte? On peut bien évidemment interroger le contexte historique, et même revenir, à la limite sur l’histoire familiale de l’artiste. On peut se dire aussi qu’il ne s’agit là au fond que d’un truc, une façon de se distinguer (« me voici ! »), en faisant le pitre.

Revenir à l’hypothèse première : celle de la provocation. Détourner le sujet du regard sans se détourner de la figure. Retourner, renverser, pour choisir la voie chaotique du chamboulement, du chambardement : verser le sens des attendus et des codes cul par-dessus tête, faire pivoter d’une simple rotation l’axe de la vision - on se rappellera, en passant, du coup de la Fontaine chez Marcel - c’était effectuer (au sens propre) une révolution, sa révolution.

Là où cependant les choses sont étonnantes c’est que les figures en questions, chez Baselitz sont tout d’abord des autoportraits ou des personnes proches. Cette cruauté, ce geste de suspension, semblent donc à priori le concerner au premier chef. Cette provocation, j’en suis convaincu, c’est d’abord à lui-même qu’il l’adresse, comme un défi, pour s’intercepter, pour ne pas céder à la virtuosité, pour prendre acte que la peinture est bien d’abord l’espace des catastrophes(4).


[...]


Gilles Deleuze, s’interrogeant sur cette notion de catastrophe disait « Or, peindre d’une certaine manière ça a toujours été peindre des déséquilibres locaux », et, citant Claudel à propos des maîtres hollandais : « Une composition c’est toujours un ensemble, une structure mais en train de se déséquilibrer ou en train de se désagréger ». […] Le point de chute, un verre dont on dirait qu’il va se renverser, un rideau dont on dirait qu’il va retomber. ». Prenant l’exemple de Cézanne il ajoutait «…les pots de Cézanne, l’étrange déséquilibre de ces pots, comme s’ils étaient vraiment saisis à l’aurore, à la naissance d’une chute. ». Enfin il précisait : « … quand je m’interroge sur l’importance d’une catégorie comme celle de catastrophe en peinture, à savoir une catastrophe qui affecterait l’acte de peindre en lui-même.[ …] La catastrophe est au cœur de l’acte de peindre.[…] Elle appartient tellement à l’acte de peindre qu’elle est avant que le peintre commence son acte. Elle est avant. Elle va être là, pendant aussi. Mais elle commence avant, la catastrophe. Le tableau est encore à peindre. Sous cette fine pluie, je respire la virginité du monde... (5)».

Et, effectivement, chaque peinture est, avant, pendant et parfois encore après, une catastrophe, un bouleversement. Peindre c’est avancer d’effondrements en effondrements, chaque coup de brosse étant le coup de balancier qui compense la chute. Peindre, c’est tenter de faire avec cet équilibre étrange : avancer en sachant que le sol se dérobe mais continuer de croire qu’un point d’appui (même infime) reste possible auquel tout peut se ré-agréger. Au pas suivant tout recommence, tout chavire à nouveau. Et puisque provoquer c’est aussi « inciter la curiosité autant que le désir ». L’art, n’est-il pas, par principe, un exercice permanent de provocation, de transgression des règles, sans lequel il n’y aurait aucune possibilité de surgissement ou de dépassement ?

[...]

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1 – Georg Baselitz, entretien avec France Huser, Le Nouvel Observateur Juillet 2009
2 -  Que l’on se souvienne encore dans l’histoire du sort réservé aux sorcières au cours du moyen-âge ou du traitement infligé au corps du maréchal Concini après son meurtre, ou encore plus proche de nous cette terrible photographie montrant les dépouilles de Mussolini et de sa maitresse, suspendues sur la place Loreto à Milan, en avril 1945…
3 – W. Kandinsky , Regards vers le passé, en 1913

3 - Catastrophe : nom formé à partir du mot grec « katastrophê » qui signifie "renversement" (nom lui-meme dérivé du verbe "strepho" / tourner) et passé ensuite en français par l'intermédiaire du latin. D'après son étymologie, ce mot signifie donc "bouleversement".

4 – Gilles Deleuze, séminaire 1981

(article initialement publié sur appeau vert overblog, le 15.07.2009 par ap)

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