mardi 30 juillet 2019

Nettoyer le regard


Hervé Télémaque


[3]

La plupart des notices biographiques indiquent que l’œuvre d’Hervé Télémaque aurait évolué depuis la fin des années 50 jusqu’à aujourd’hui, d’abord marquée par l’Expressionnisme abstrait américain, puis le pop art ; l’artiste se serait ensuite rapprochée du mouvement surréaliste avant d’être clairement identifiée comme appartenant à la figuration narrative et puis, faute d’étiquette esthétique on a fini par se résoudre à considérer que le terme très général d’autobiographie – mais quelle grande œuvre ne l’est pas ? - pouvait permettre de classer l’inclassable. Cette obstination à vouloir ranger les choses ou les gens selon des critères est assez typique de la logique de l’historien de l’art et que celle-ci soit bonne ou mauvaise, elle montre toujours ses limites car une œuvre est rarement une succession de tiroirs. Toute œuvre est la conséquence, ou la réponse aux œuvres qui ont précédé, passée au filtre de l’histoire intime confrontée à l’histoire collective. Autrement dit, l’œuvre est inscrite dans des filiations complexes et subjectives, où le temps présent entre en collusion avec des souvenirs diffus, des bribes du monde.
Il se trouve que dans le cas précis d’Hervé Télémaque la conscience aiguë de ce mécanisme ou de ce processus est le fil tendu qui traverse et définie l’œuvre, la fonde. Cela ne veut pas dire pour autant que l’œuvre fut programmée, loin de là, car l’artiste a connu l’incertitude. «J’ai toujours été dans un inconfort qui est devenu presque confortable – mais ça a mis du temps. » confiait-il récemment. Cet inconfort n’est pas une incertitude ou un doute quant à la nécessité de faire, de s’exprimer, mais celui, plus profond, d’une place ou d’une écriture à trouver qui permette de répondre au plus près aux questions qui l’anime aux obsessions qui l’habite ; un inconfort certainement social mais aussi esthétique, celui précisément de ne pas être prisonnier des cases toutes faites, des attendus, du convenu. 
Bien qu’apparemment traversée d’un point de vue plastique de courants contraires l’œuvre de Télémaque, et ce depuis le début, est absolument homogène tant par les sujets que par les signes ou les principes de constructions utilisés. Seule, pourrait-on dire rapidement, la facture change d’état, tantôt brouillée tantôt nette, tantôt lisse tantôt âpre, fluide ou stricte puis à nouveau déliée... mais ce qui demeure c’est le mode d’agrégation des formes, leur façon de glisser l’une vers l’autre, de jouer de l’équivalence et cela est essentiellement au dessin, qu’il s’agisse de lignes tracées ou découpées et de masses.
Dès les premiers travaux l’espace du tableau est envisagé comme lieu d’un dépôt scriptural – comme le serait un tableau noir d’écolier – où flottent des pictogrammes, des écritures, des symboles, parfois totalement intelligibles ou partiellement effacés, que l’usage de la couleur fait parfois basculer due la forme au fond, vient détacher ou absorber partiellement. Ses peintures sont des ressacs et des palimpsestes de fragments qui affleurent, se font ou se défont, des liens noués qui se resserrent sur du lisible qu’il n’est cependant pas toujours possible de déchiffrer. Ce n’est pas de l’énigme que cherche à produire le peintre par ces inscriptions partielles ou simplifiées mais bien plutôt l’inverse : tenter de ramener à la surface de la toile les reliefs d’un fatras, en fixer les contours ou les structures essentielles, tirer les fils d’une histoire qui n’est d’abord qu’un problème d’apparence. Télémaque ne défait pas le champ du visible, il ne le déstructure pas non plus, il l’ordonne, isolant des zones d’interférences, procédant par extractions, de façon à soumettre, comme sous la lentille d’un microscope, le tissu du réel à une autre perception. En cela, sa pratique de l’image est proche de l’écriture poétique.
*

Dessiner, c’est désigner dit-on, et c’est d’abord par le dessin, soit par l’intention, que s’élabore l’œuvre de Télémaque. Prenons La Vénus Hottentote (1962). Sur la partie gauche de la feuille se trouve le dessin d’une figure claire qui se détache sur un fond gris plus ou moins saturé, fait de hachures amples et en partie gommées. Sur la droite, en marge et en réserve du dessin, séparée par une ligne visiblement tracée à la règle, une longue zone étroite et verticale sur laquelle se trouve une suite d’inscriptions manuscrites (certaines sont biffées) dont : deux dates (1959-1962), le nom de l’artiste répété trois fois sur la hauteur ainsi que les termes « hommage à »  accompagnés des noms de personnes (des peintres, des cinéastes de films humoristiques, des femmes…) précédé du; ajoutons que le titre du dessin est également présent. La figure représentée est une femme nue, assise ou accroupie, évoquant par ses formes approximatives, une sorte de poupée : pas de traits pour le visage et les membres, bras ou jambes, n’ont pas tous des extrémités. De ce corps assez difforme, dont l’enveloppe est faite d’une succession de lignes en arc de cercle assez incisives, évoquant des bourrelets de chair ou de graisse, se dégage, comme ramené vers l’avant de la figure et même presque aplati les courbes d’un fessier proéminent. 
« La Vénus Hottentote ou la Vénus noire»[1], jeune esclave africaine, fut exhibée en Angleterre puis en France à partir de 1810 comme phénomène de foire pour les particularités de sa morphologie[2] ; maltraitée et humiliée elle devait décéder prématurément en 1815 ; les concluions d’analyses des autopsies pratiquées sur sa dépouille par un certain Cuvier, servirent à nourrir l’idéologie de la supériorité de « la race blanche » dont un moulage du corps et le squelette de la femme resteront exposés au Musée de l’Homme, à Paris, jusqu’en 1974. C’est très certainement à partir d’une des photographies de ce moulage (peut-être une carte postale ?) que fut exécuté le dessin de Télémaque, dont on comprend, aux assauts rageurs de la mine de plomb créant des sortes d’entailles sur le corps, et aux coups de gomme sans ménagement dans les masses grises (quine s’efface jamais vraiment), le sentiment d’insupportable violence de ce traitement inhumain. Si pour les noms d’artistes notées en marge ceux de Willem de Kooning (Woman 1950-1952) ou à Peter Saul (Cun Moll, 1961) semblent assez évidents en ce qui concerne la filiation graphique et la dose d’humour cinglant (ou d’esprit critique), d’autres, tels Jacques Tati, Charlie Chaplin, les Marx Brother, quoique plus surprenants, renforcent cependant l’esprit caustique que contient ce dessin. Enfin, le fait qu’il se rende par trois fois hommage en consignant avec précision le jour et l’heure d’un évènement antérieur à celui de la réalisation du dessin  laisse à penser que c’est dans une situation analogue (peut-être humiliante ?) à celle de « La Vénus » que s’est peut-être trouvé le peintre résidant encore aux États-Unis. Un second dessin de la même année, reprend ce motif dans un procédé technique identique (Étude pour Vénus Hottentote), mais, cette fois-ci, le dessin du corps bascule vers la caricature, devenant un sac affaissé (ou une outre) affublé, en guise de tête, de ce qui ressemble à un masque africain. L’anatomie schématisée et disloquée de cette figure grotesque qui gît au sol évoque, plus encore que dans le premier dessin, celui d’une poupée dont les membres ne seraient plus que moignons ou excroissances organiques. Sur la partie gauche du dessin un collage, issu d’une publicité (Johnson’s Ultra Wave, un produit pour lustrer les cheveux) prélevée dans une revue américaine. L’introduction de ce contrepoint plastique (pure tradition du principe dadaïste ayant inspiré le Pop Art) augmente l’écart visuel entre l’aspect lisse de la photographe et le traitement brusque et corrosif de la ligne, tout en affirmant la permanence de l’utilisation triviale et insidieuse  de l’idéologie raciale (le produit en question permettant entre autre chose de lisser les cheveux crépus). S’il abandonne l’utilisation du collage pour la peinture Petite Vénus (1962), Télémaque conserve néanmoins les bribes des signes élaborés dans son étude, amplifiant encore la désagrégation du corps : lambeaux flottant dans un espace éthéré et tourbillonnant en emporte le vent ! pour mémoire, ce n’est qu’en 2002 que le moulage et le squelette de Sawtche, la dite « Vénus noire », furent restitués  à  l’Afrique du Sud.

Vers le milieu de années 60, le dessin prendra une place prépondérante dans l’œuvre au dépend de la matière – celle-ci étant sans doute jugée trop sensuelle pour traiter de questions politiques ou sociales propres au mouvement de la figuration narrative –. L’aplat coloré et la ligne neutralisés permettent de répondre aux procédés des supports dits populaires de la bande dessinée à la publicité. Le dessin sera alors exclusivement fait de lignes noires d’épaisseur régulière, souvent introduite dans les compositions par une projection directe à l’épiscope de documents divers, constituant ainsi par le choix de ce procédé une uniformisation des sources. De ce procédé naîtront sans doute les formes épurées de ses premiers volumes (Les sculptures maigres) usant d’un même vocabulaire que dans les tableaux, assemblage métamorphiques d’objets du quotidien. 
Une autre pratique du dessin prolongeant ce principe de la ligne claire (« on dit ligne claire mais elle est noire en réalité », relève Télémaque) sera à partir des années 70 réalisée sur calque en relation avec un travail de papiers collés. Moyen de prélèvement et de report le calque permet lui aussi mais de façon moins mécanique que la rétroprojection de simplifier les formes en ne s’attachant qu’aux zones de contours (y compris pour les zone internes et les ombres). Moyens courant du dessinateur technique ou de l’architecte, le dessin sur calque autorise autant la précision que la simplification notamment par reprises successives ou par superposition des feuilles dessinées qu’autorise la transparence relative du papier. Délicat et précieux il est l’équivalent dans le plan de ce que fut la fenêtre d’Alberti pour la représentation de l’espace de la Renaissance, soit un rabattement de la profondeur en un plan. Télémaque fera usage de l’ensemble de ces qualités, tantôt dans une phase préparatoire, isolant et ajustant des formes, tantôt comme double de l’image produite (les séries des Selles et des Maisons, par exemple) en l’introduisant en regard d’un collage dans une composition. L’adéquation entre dessin sur calque et papiers découpés, qui repose sur la notion de gabarit ou de patron (comme en couture), induit aussi la question du vide et du plein, de la forme en creux que l’on remplit pour obtenir une surface, et surtout de la nature, de la texture, ou des couleurs de cette surface ; car si le dessin au calque est bien une négociation raisonnée de la forme la confection de l’objet elle n’obéit pas toujours – et pour ainsi dire jamais chez Télémaque – à la couleur locale de l’objet initial : la multitude de couleurs utilisée pour figurer les différentes pièces qui constituent une selle de cheval n’est en rien une déclinaison de la couleur du cuir et ne se veut donc pas réaliste. Autrement dit, la précision que suppose le calque et qui sert ici d’instrument d’autopsie du visible n’est pas utilisée pour une restitution rationnelle mais bien pour une transposition métaphorique de la ligne tracée à la ligne découpée, de l’affirmation que la représentation est bien un jeu des apparences et que, dans l’interstice entre où se glisse la manipulation de l’une et de l’autre, l’image survient en sa transformation.
Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la réappropriation de ce procédé de dessin considéré comme froid et neutre qui permet de réintroduire (ou d’intégrer) semble-t-il la dimension des matières et dans l’œuvre. Des aplats colorés des papiers teintés dans la masse aux différents motifs des papier à la cuve, il semble donc que l’univers lisse et glacé des années 70 se laisse à nouveau envahir par d’autres traitements de surface allant – ou partant – parfois même d’une tache.
Cependant c’est une autre pratique du dessin introduite au début des années 90 qui ouvre un nouveau champ de possibles. Contrairement à la pratique de prélèvement et de restitution d’images collectées que permettait les procédés précédents auxquels il avait essentiellement eu recours, l’usage du fusain, traité par de larges masses sombres, fut une façon de faire remonter des images intérieures, mémorisées, enfouies. Sans doute peut-on attribuer cela autant à la texture charbonneuse et fragile de l’outil, son poudroiement, qu’au fait que le traitement par masses denses fait naître des figures quasi fantomatiques, vaguement inquiétantes. Faits de plans compacts aux contours ciselés comme le sont les sculptures de Arp, marqués par endroits d’arêtes de lumière nettes - éclairs ouvrant la nuit - qui laissent deviner la structure de ces figures, ces fusains de grands formats ne représentent souvent qu’un seul sujet (chauve-souris, jambon, sac pliures de membres, corps ou paysage), même si, une fois encore, des jeux d’analogies ou de correspondances entre les différents sujets y sont présents (les plis cassants d’un sac en papier pouvant par exemple être ceux de la structure des ailes d’une chauve-souris). Exhumées de la mémoire ces figures ténébreuses, ces « œuvres au noir » pourrait-on dire, ont indéniablement la valeur de blasons.

Quelques soient, les moyens mobilisés et les manières, ce qui tient et motive l’œuvre de Télémaque est un dialogue entre « le visible et le lisible » ainsi que l’exprimait Merleau-Ponty, une façon modeste mais têtue de déplacer sans cesse les évidences, de chercher à créer les failles nécessaires qui permettront à quelques filets d’eau claire de s’infiltrer dans l’opacité des représentations convenues pour qu’ainsi ils puissent participer à nettoyer notre regard.



[1] - Surnom (ironique) donné à Sawtche (aussi connue sous le nom de Saartjie Baartman) par la presse. Elle était née en 1789, en Afrique du Sud, membre de la tribu Khoïkhoï.
[2] - Sawtche était dotée d'une hypertrophie des hanches et des fesses et d'organes génitaux protubérants.

dimanche 28 juillet 2019

L'âne a bon dos


Hervé Télémaque

[2]





« Entre la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. » (Bergson, Le rire)





Dans Al l’en Guinée a été évoquée la résurgence d’une figure d’âne dont les premières apparitions dans l’œuvre de Télémaque datent, semble-t-il de 2001, avec notamment une suite de tableaux en hommage au peintre américain Jacob Lawrence. Âne et épaule…, Âne et dominos… s’inspirent en effet respectivement de The Seamstress (1946) et de Dominoes (1958). La première représente un homme noir dans un atelier de confection qui, assis derrière une machine à coudre et penché sur son ouvrage, réalise un point de couture sur une étoffe rouge. La scène est simple, et traitée dans des tonalités très vives dont on retrouve - outre l’ovale de la tête de l’homme et sa main - la gamme jaune, rouge, noire, dans la toile de Télémaque. De la seconde - qui figure une scène de nuit avec deux personnes attablées et jouant face à face - seules demeurent la forme d’une vague tête et quelques pièces du jeu et la gamme chromatique. Les citations partielles, figurées dans les peintures de Télémaque, sont donc toutes deux placées sous la figure d’un âne disposé profil mais dont la tête est tournée vers nous.

Cet animal - dont les qualités de résistances physiques furent vantées depuis l’antiquité – est tantôt associé dans la peinture occidentale aux représentations christiques (La nativité, La fuite en Egypte, l’Entrée du Christ à Jérusalem…), tantôt comportent un esprit pernicieux (lubricité de l’âne noir) ou bien figure dans des scènes de ruralité, serviable et patient (voir les peintures égyptiennes), comme l’équidé du humble, et encore, pour ces même qualités, a été assimilé à  la monture du lettré ou du sage. Symbole de l'entêtement, de l’endurance ou de la bêtise, il apparaît à ce titre dans plusieurs récits, mythes ou légendes, fables ou romans donnant forme tant à des expressions populaires qu’à des figures emblématiques voire héroïques. Mais l’âne est surtout envisagé pour son usage, comme bête de somme, assurant les transports quelques soient les chemins empruntés ; robuste mais têtu, il est souvent malmené et roué de coups, d’où l’assimilation métaphorique courante à l’idée d’injustice sociale, voire d’exploitation abusive. Différentes caractéristiques qui en font donc une figure ambivalente.

Jacob Lawrence (1917-2000), ici cité par Télémaque dans les titres, fait partie de ces artistes dont l’œuvre est peu ou mal connue en Europe. Ses représentations, qui prennent essentiellement comme sujet l'histoire des afro-américains confrontés à l’esclavage, au racisme, à la violence, traitent aussi de sujets de société (rôle de la femme, monde du travail, religion, scolarité, guerre…). Au-delà des thèmes traités (auxquels Télémaque ne peut qu’être sensible), le traitement pictural qu’il a développé combine un dessin acéré, parfois schématisé et géométrique et des gammes chromatiques audacieuses dont le traitement plutôt lisse ne cherche pas l’effet. Ses compositions solides et charpentées empruntent autant au Cubisme qu’à l’Expressionnisme et, derrière une apparente facture Naïve, la subtilité de sa palette peut encore évoquer les tons de certains grands Nabis (Rain, 1938). Plus que des citations ponctuelles, les détails empruntés aux œuvres de Lawrence sont des hommages ou des révérences au peintre. D’autres références explicites à ce peintre seront faites comme dans Fonds d’actualité I (2002) – où  se tient d’ailleurs un âne -.

Pourtant, si de nombreux chevaux sont présents dans l’œuvre peinte de Jacob Lawrence, il ne semble pas cependant que celle-ci contienne de représentations d’âne, à l’exception peut-être d’une tête coiffant celle d’une femme dans un dessin intitulé Carnaval (1967). La relation ici produite par Télémaque entre les extraits choisis placés au premier plan et la figure de ce bodet qui nous fait face, est proche en bien des points de celui établit par Watteau. En effet, dans une de ses célèbres peintures, l’âne qui se trouve derrière un talus où se dresse Pierrot (dit anciennement Le grand Gilles) est l’un des personnages de cette composition qui nous fixe de son œil unique et impavide. La question du regard, non pas celle malicieuse et entendue du personnage tout de noir vêtu qui se tient au côté de l’âne, ni celle méditative, absente et mélancolique de Pierrot, directe et quasi objective adressée au regardeur, l’est ici par l’animal et donc, chez Watteau comme chez Télémaque nous regardons une scène peinte autant que sommes nous regardés.

Dans Âne et épaule..., Télémaque insiste, par des tracés en arcs de cercles et par des tracées linéaires  sur la construction géométrique du corps de l’animal. Cette structure qui permet notamment d’organiser une répartition cloisonnée des couleurs sert aussi de prétexte au peintre pour introduire une illusion de profondeur ; dans la zone supérieure gauche, un angle vert sombre posé contre l’arrête oblique qui partage en deux la tête de l’âne produit, sur le fond jaune uni l’aspect d’un panneau qui bascule vers l’arrière, ou d’un vantail qui s’ouvre. Aucune des couleurs utilisée ne se veut réaliste (locale) et, du bleu clair au vert en passant par le rouge ou le rose, l’âne apparaît comme un assemblage éclectique, une ossature en patchwork tantôt pleine, tantôt creuse, combinant des traitements en aplats, des recouvrements par brossages et des jus posés en transparence. Dans Âne et dominos..., la palette (vert céladon, bleu roi, noir et marron) restitue l’ambiance nocturne de l’œuvre de Lawrence, et si l’enveloppe du dessin de l’âne est moins morcelée que dans le tableau précédent, un rythme de bandes horizontales habillant le corps évoque cette fois-ci un paysage ou un drapeau.

« Ce qui m’intéressait, dit Télémaque dans un entretien de 2017, c’est la passivité du ventre de l’âne : c’est une leçon de modestie extraordinaire. Le ventre de l’âne est apparemment inerte et c’est une cible énigmatique pour l’esprit : que pense ce ventre de la complexité du monde ? ». L’âne ne ferait donc pas que regarder, il nous observe.

« Qui fait le nègre ? » indique ailleurs une inscription dans Fonds d’actualité I (2002) où un autre âne qui figure en bas de la composition est affublé d’un cercle rouge (une cible ?). S’il ne fait aucun doute que l’âne est bien utilisé comme une métaphore- au même titre que l’étaient la cane d’aveugle, le coffre-fort ou l’endive dans d’autres travaux de Télémaque - qu’il peut toucher par son usage aux questions de la servitude il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’être vivant il est, bien davantage qu’un simple objet, un sujet, l’incarnation d’un regard qui « pense avec son ventre » (avec ses tripes, pourrait-on dire), petit équidé dont l’espèce la plus répandue est issue de la domestication de l'âne sauvage d'Afrique à partir duquel de nombreuses races ont pu être sélectionnées. Comme pour le récit du Volcan Toba, ce rappel discret mais insistant sur la question de l’origine explique donc en partie sa présence au sein de Al l’en Guinée.     

Ceci étant, et comme l’animal fut par deux fois associé à des caricatures (Fonds d’Actualité I, Et si c’était ainsi II , 2003), soit sur le ton de la satire graphique, il ne serait pas impossible que Télémaque, avec l’humour qui le caractérise, fasse aussi allusion à l’une des plus célèbres impostures de la peinture qui, en 1910 au Salon des indépendants, défraya la chronique, puisque la toile intitulée Et le soleil s'endormit sur l’Adriatique, attribuée à un certain Boronali, n’était en fait que le produit d’un canular, une partie de l’image ayant été réalisée par l’intermédiaire de la queue d’un âne[1]. Au-delà de l’anecdote cette blague de potaches adressée au public, aux artistes et aux institutions artistiques (« pour montrer aux niais, aux incapables et aux […] que l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs œuvres. ») peut aussi nous rappeler qu’ici - par le truchement de la fameuse expression ironique « bête comme un peintre » utilisée par Duchamp -,  malicieux et placide, l’âne fait le peintre, à moins que ce ne soit l’inverse.



[1] - Il s’agit de l'âne Lolo, dont le propriétaire était le patron du Lapin Agile à Montmartre. Pour réaliser cette « performance »  il est précisé que l’on a attaché un pinceau un pinceau à la queue et que chaque fois que l'on donnait à l'âne une carotte celui-ci remuait frénétiquement la queue, appliquant ainsi de la peinture sur la toile.

dimanche 24 mars 2019

La mémoire sans cesse ravivée

Hervé Télémaque






L'exposition qui se tient en ce moment à la Galerie Rouban Moussion réunit un ensemble de pièces qui retrace une partie de l'itinéraire de l’œuvre de Télémaque. Sculptures, peintures et collages distribuées sur plusieurs espaces font apparaître cette logique entrelacée d’un processus plastique et narratif. Intitulée « l’inachevée conception », elle insiste justement sur les principes aller-retour permanents qui drainent ce travail, les jeux de résurgences et d'échos qui tissent le tissu de ce corps. Le vis-à-vis des différents procédés et des thématiques qu'expriment les pièces exposées rend compte de la diversité des expériences et de l'insistance (de la ténacité) de l'artiste à créer ce dispositif en rhizomes qui couvre le sol du territoire de l’œuvre. Ce parcours visuel donne une importance particulière à la matérialité des œuvres tout en brassant un large pan de l'histoire de l'art moderne et avec son histoire personnelle.


*

Une roue, un clou, une selle, une canne, un maillet, une trompette, un dé, un coffre-fort, une pince à linge, quelques animaux, des sections de corps… L’inventaire des objets et des figures mille fois dressé depuis le début des années soixante compose l'univers plastique d’Hervé Télémaque. Ce furent d'abord des prélèvements ponctuels au sein d'un vaste répertoire d'images populaires (publicités, images de presse, bandes dessinées...) dont la portée se voulait politique sans toutefois renoncer aux valeurs esthétiques. Les années ont passées, l’œuvre s'est étoffée, ses formes se sont diversifiées et enrichies de multiples moyens plastiques, du plan au volume, avec une exigence rare. 



Aujourd'hui, regardant l'ampleur de ce travail qui s'impose comme l'un des plus riches et généreux des artistes de sa génération, force est de constater que si Télémaque n'a en rien renoncé à ses intentions premières, à la nature de ses engagements, il a aussi su en faire évoluer les limites stylistiques, lesquelles confèrent justement à cette trajectoire davantage que la seule dimension critique d'un mouvement artistique qu'il a grandement contribué à installer sur la scène française. On observera cependant que plusieurs des signes qui constituaient les jalons visibles de son identité, utilisés initialement pour ancrer un discours, et qui reviennent par vagues régulières à travers les différents temps de l’œuvre, demeurent - quoique de façon moins appuyée - comme motifs essentiels d'un récit.



C'est par fragments, éclats des images du monde, bribes de mots, recomposés, assemblés, imbriqués que Télémaque a cristallisé et cristallise encore ses tentatives de conserver - ou plutôt de ne pas laisser échapper - voire même de raviver sans cesse l’acuité du regard qu'il porte sur la société autant que sur sa propre histoire, les deux étant étroitement liés. Peindre, dessiner, coller, c'est pour lui, je crois, être témoin actif du monde où il se tient, être à l'écoute des bruissements autant que des vacarmes, être attentif aux soubresauts de l'Histoire et cela d'abord à travers le filtre de sa propre histoire, de son humanité.

Ces éléments iconographiques qui lui servent de points d'accroche, ou de repères, sont apparemment ordinaires, communs - et il faut ici entendre la polysémie de ce mot - mais n'en sont pas moins exemplaires ou emblématiques ; et c'est parce que nous pouvons les identifier, même en partie - suffisamment tout au moins -, que nous les rapprochons de notre quotidien, que nous nous y retrouvons, que cela nous regarde.

Mais il serait trop simpliste de s’arrêter à cet aspect des choses car Télémaque ne s'est pas contenté de dresser un catalogue mais a justement élaboré le processus de visibilité, ou pour être plus exact, a inventé pour lui et pour nous les moyens graphiques ou picturaux permettant de s’affranchir des seules apparences. Ainsi, moins comme une succession de vues, de situations ou de récits, l'œuvre apparaît comme une seule et vaste cartographie mentale qui restitue autant les formes que les multiples interférences qu'elles contiennent ou qu'elles réservent. 



Quelques soient les procédés utilisés (peinture, collage, estampe...), quelques que soient les supports qui les accueillent, de l'écran lisse de la toile où sont plaqués des accords de couleurs nets ou posées les couches subtiles, du calque translucide aux bois teintés, de la rugosité de la toile de jute, etc., les processus de rassemblement de ces signes épars (lignes, taches, objets, mots...) composent une trame de langage vive, sensible et mouvante.


 Il y a dans ces œuvres l'équivalence de ces dépôts que les marées abandonnent sur les plages : algues, bois flottés, rebuts de cordes ou de filets, amas étranges dont l’œil ne saisit pas tout de suite la logique de leurs enchevêtrements ni comment les dénouer, pelotes incongrues de couleurs et de matières que le promeneur visualise plus ou moins consciemment et parfois mémorise comme un condensé d'émotions, télescopages inouïs qui, de deux ou trois formes, se fondent finalement en une seule. C'est entre enfouissements et exhumations que s'élaborent, pour l'artiste puis pour le regardeur, les significations possibles, en un jeu de ressacs inachevés.

La juxtaposition (contact) et/ou la superposition (strate) de ces éléments obéissent aux principes de fragmentation et d'hybridation déjà évoqués, comme le seraient les pièces d'un puzzle ou d’une maquette, mais dont on comprend bien vite que certaines manqueront pour recomposer l'ensemble : images lacunaires, zones blanches, trous noirs et nœuds graphiques, conférents aux figures représentées le statut d'objet intermédiaire. Ce principe qui existe depuis le tout début du travail correspond très certainement à celui du Surréalisme, formes métamorphiques, laps et résurgences si propres aux rêves mais aussi simultanément à celui de certains travaux Cubistes, deux repères historiques prédominants de l’œuvre.

La représentation par collage d'un organe (un cœur par exemple) peut aussi bien évoquer les pétales d'un bouquet ou les pales d'une hélice, un tube de papier calque présenté ouvert être associé à une canalisation qui se brise ou à une artère rompue, une feuille de kraft enroulée suggérer une branche ou tout aussi bien un câble électrique ou une trique, ou un pinceau... C'est par cette pratique volontaire de faire muer (et muter) les formes, celui des jeux d'équivalences formelles qui les font osciller aux lisières des incertitudes que s'inaugure le terreau des images de Télémaque, celui d'un territoire où s'opèrent des glissements subtiles qui ouvrent simultanément plusieurs cheminements, où rien ne s'affirme jamais d'emblée - un sac en papier kraft au plis cassants est aussi déjà une sorte de chauve-souris, une branche qui fait coude serait un probable genou, une pierre un crâne et une suite de selles un horizon montagneux.



Caraïbe II (1997) joue par exemple de ces ambivalences. Un cadre d'allure sommaire, fixé perpendiculairement au mur par de l'un de ses côtés, supporte différentes pièces de bois découpées, peintes ou teintées au marc de café, disposées à l'avant et à l'arrière des montants les plus longs, un peu comme le serait les panneaux d'un décor de théâtre simulant une profondeur. De loin, l'assemblage évoque un paysage de montagnes vues frontalement depuis un littoral - un fusain préparatoire à cet assemblage semble d'ailleurs le confirmer -, mais cela pourrait tout aussi bien représenter, de façon plus enfantine, la silhouette d'un bateau battant pavillon noir, ou encore une sorte de mobilier fait de bric et de broc (souvenons-nous des guitares cubistes de Picasso !). Que ce paysage des Caraïbes - et même probablement s'agit-il d'Haïti - soit ravivé sous cette forme bricolée et allusive indique que c'est pour traduire un souvenir d'enfance, que l'artiste a choisi de mêler perceptions, récits et matériaux pour lui donner corps. 

Al l'en Guinée, dernier travail en date (présenté à la Galerie Rouban Moussion), a des dimensions imposantes (200 x 1000 cm) et s’inscrit dans la logique des grandes compositions en frises déjà réalisées par Télémaque telle que La vallée de l’Olmo. Peint à l’acrylique sur toile, elle renoue en partie avec l’organisation spatiale de ces compositions par la présence de fragments de sujets identifiables, contrairement aux toiles de la suite des Canopées qui, elles, avaient tenté d’absorber par une saturation de formes et de couleurs la lisibilité de ces sujets. Ceci étant, comme le laisse entendre Télémaque dans un entretien, ce tableau serait inachevé.



Disposée sur un fond blanc, la composition est faite de blocs et de figures colorées assez distinctes les unes des autres qui se chevauchent en partie mais laissent entre elles plusieurs réserves. Il semble aussi que ce vaste panorama soit scindé en deux temps dont une ligne bleue oblique vient marquer la séparation. Sur la gauche, des figures féminines vêtues encadrent une forme complexe dont la partie supérieure évoque de façon simplifiée une coupe de fruits ; un texte inscrit dans la partie basse en forme de cœur fait référence au lac de Toba. Dans cette même partie est figurée une bouche sur laquelle s’appuie un arc marron. 
Sur la droite d’autres masses suggèrent des blocs de pierres (ou des météorites) sur lesquels sont superposés du texte (« the big nothing », le grand néant), des fragments de corps (jambes et bustes) ; dans le coin inférieur gauche la tête schématisée d’une mule surnage sur un ensemble de découpes géométriques tandis qu’à la même hauteur, mais sur la droite, la silhouette grossière d’une bétonnière (visuellement proche d’une bombarde) semble se déverser au sol d’un chantier où est écrit le mot « igname » ; enfin, au-dessus, se trouvent un cornet ainsi que sous l’inscription « zone blanche », sorte de cube dont les deux faces visibles marquées de points désignerait un dé (un coup qui n’aurait rien du hasard ?). C’est aussi dans cette partie du tableau qu’est écrit le titre dont la signification est donnée par l’artiste : « Al l’en Guinée, aller en Guinée, c’est mourir, mais c’est aussi le Paradis en Créole haïtien. ».


Ce retour amont énoncé en une terre qui serait celle de « nos ancêtres » (un paradis perdu ?) est aussi une énième reprise de plusieurs des commutations qui jalonnent les figures de sa peinture : cet astre noir si proche d’une bouche dentée, l’ouverture de la bétonnière (ou de la bombarde - polysémie du mot –) et celle du pavillon de la trompette (associant le vacarme assourdissant aux sons cuivrés des fanfares ou du jazzman), la bouche charnue d’une femme qui côtoie celle  invisible du volcan (désirs ?).

Par ce titre autant que par l’évocation de l’éruption ancestrale du volcan de Toba[1], on prendra acte une fois encore de l’intrication entre la dimension mémorielle, le combat politique et l’autobiographie de l’artiste. Cependant dans la consonance du titre je ne peux m’empêcher d’entendre aussi « alangui n’est » ; alanguir, dans le sens vieillit de ce mot, et tel que l’emploie Flaubert, c’est enlever de la vigueur ; celui-ci écrivit : « quand aucun encouragement ne vous vient des autres, quand le monde extérieur vous dégoûte, vous alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens honnêtes et délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes quelque part un lieu plus propre pour y vivre. »[2]. Mais entendre n’est pas voir, et même s’il se peut que ce sentiment d’épuisement ait pu parfois - de part les pauvres avancées des questions humaines - envahir l’homme et le peintre, il est certain que Télémaque a depuis longtemps trouvé, par l’exercice de son art (et particulièrement celui de la peinture) l’existence d’un tel lieu que depuis le début il nous invite malicieusement à  rejoindre.







[1] - Plusieurs scientifiques pensent que cette éruption du super-volcan Toba et ses retombées, furent certainement à l’origine de ce qui a été appelé un « goulet d'étranglement » des hominidés (soit une disparition des diversités de populations) ce qui les a conduit à avancer que tous les humains vivant aujourd'hui – malgré les apparences -seraient les descendants d'un petit groupe de quelques milliers d'individus rescapés vivant en Afrique orientale, lesquels seraient déployés plus tard à travers le monde. Cette théorie bien qu’en partie controversée, pourrait remettre en cause les  
[2] - Gustave Flaubert, Correspondance, 1852,  P. 16.

samedi 29 décembre 2018

Solutions

Roland Chopard




A la fin de l’une de ces intenses et toujours passionnantes séances de travail en compagnie de Roland Chopard, dans les ateliers d’Æncrages & Co, à Baume-les dames, séance consacrée à la réalisation de matrices de linotypes pour les images qui accompagneront le texte d’une prochaine publication de poésie, et alors que nous faisions un rangement sommaire du matériel qui encombrait le grand plan de travail, Roland s’éclipsa un instant dans une pièce voisine et en revint avec une liasse de feuilles serrées dans une grossière chemise en papier: « Tiens, il faut que je te montre ça ! » dit-il, tandis que se répandait déjà sur la table une suite de pages aux couleurs vives. De ce dépliage improvisé en feu d’artifice durant lequel Roland indiquait au fur et à mesure ses processus, tout en soulevant les différentes questions qui se posaient à lui, je conserve le souvenir ému de découverte de ces images secrètement réalisées par un éditeur rare, qui est aussi auteur. Si je me souviens avoir pensé devant ces feuilles colorées « mince il peint en douce ! », me remémorant nos moments de travail côte à côte derrière la presse, son plaisir évident à faire, à expérimenter des procédés, à trouver des solutions techniques aux problèmes graphiques des uns ou des autres, l’apparition soudaine de ces images - et malgré sa discrétion sur la culture jalouse de ce jardin - était en fait une forme d’évidence, car on ne réalise pas et on ne publie pas par hasard des livres associant poésie et peinture pendant quarante ans sans un vif intérêt pour l’un et l’autre de ces deux modes d’expressions. 

*

Les papiers peints, ou plutôt "trempés" de Roland Chopard, sont réalisés sur des supports de dimensions modestes, assez fins, légèrement jaunes découpés manuellement dans des feuilles plus grandes. Les bords n’en sont pas toujours réguliers et contiennent parfois des crans et des déchirures. On y reconnaît le geste rapide, pliant la feuille en instant avec le  plat du pouce, sans trop se soucier du parallélisme des bords, et celui net de la lame qui fend la fibre. Ces feuilles - il en a tout un stock posé sur une étagère derrière sa presse - ont été initialement préparées non pas pour peindre mais, dit-il avec un sourire malicieux, « pour nettoyer le bac d’encre à la fin des impressions… et c’est venu comme ça ! ». Sans qu’il l’ait d’abord décidé, « peut-être pour ne pas gâcher l’encre qui restait ? », depuis deux ou trois ans, il a commencé à tremper ses feuilles dans les jus colorés, puis à les faire sécher sur des cartons plus grands (deux par deux), et enfin - toujours pour ne pas jeter - à les accumuler sur une étagère de son atelier.

De façon générale la couleur ne couvre pas totalement la surface de feuille, d’abord parce qu’il y a la prise de la main et d’autre part parce que le réservoir dans lequel il prélève la couleur ne permet pas totalement d’y plonger la feuille. On peut aussi observer que le geste de prélèvement est rapide - je l’imagine un peu comme la trajectoire d’une mouette venant attraper des poissons remis à la mer au cul du chalut - ce qui induit que c’est davantage un jeu de contact entre la substance liquide et le plan de la feuille qui produit la trace, plutôt qu’une réelle immersion dans le bain : un effleurement suffisant pour que, par porosité, la fibre plutôt desserrée du papier absorbe l’encre.

La couleur déposée sur ces fines feuilles n’a pas toujours le même aspect, la nature du mélange liquide qui compose le bac où se font les images étant différente, selon les dosages des dissolvants utilisés lors du nettoyage des rouleaux et ce en fonction de la qualité ou du degré d’encrassage et d’opacité de l’encre. En somme, la fluidité plus ou moins visible sur les feuilles trempées ne dépend que du nettoyage de l’outil d’impression, de même que la gammes des couleurs est induite par celles des travaux qui viennent d’être  imprimés…

Très diluée l’encre n’est cependant pas toujours totalement homogène ce qui produit une infinité d’effets et de variations visuelles; tantôt certains pigments, particulièrement les couleurs de valeur foncée (noirs, violets, rouges), saturent le support allant parfois jusqu’à l’opacité, tantôt certains pigments s’irisent sous l’effet des essences, tantôt encore la mixtion  entre le pigment et les diluants ne s’opère pas totalement produisant lorsque la feuille est relevée des ruissellements et des dispersions internes. Les différents motifs qui animent ces surfaces colorées - ou disons teintées pour être plus juste encore - révèlent la multiplicité des gestes plus ou moins volontaires qui s’enchaînent lors de cette courte opération du prélèvement au dépôt de l’objet en passant par son transport (à quelques pas à peine de là où il a vu le jour).
Si ces feuilles « trempées/teintées » contiennent une grande part d’aléatoire en ce qui concerne le médium et ses différentes réactions chimiques, depuis qu’il s’adonne à cet exercice, Roland a, par observation de ces expérimentations et par tâtonnements successifs, fini par élaborer un protocole tacite de travail. L’entretien de sa machine et ce qu’elle recrache d’excédents, de résidus, l’a naturellement et progressivement conduit à peindre sans pinceaux.
Il peint avec et à partir de ce qui reste, composant avec le hasard, ou composant sur le hasard lorsque, par exemple certaines de ces feuilles déjà teintées sont ou seront remisent à l’ouvrage.
Dans l’atelier près du gros monstre noir éteint, les papiers teintés ont été déposés au sol. Par deux, par trois, voire plus, des ensembles naissent sous forme de frises ou de petits panneaux. Triés par couleurs et par simple juxtaposition, c’est alors un dialogue subtil qui se tisse entre ces pages, où tous les signes particuliers (coulures, taches, gouttes, bavures, marges de réserve, soit autant d’éléments volontaires et involontaires faisant la spécificité de ces images), se télescopent, ricochent, rebondissent et se répondent.
Si la première partie du processus de création de ces images pouvait relever d’un esprit propre au surréalisme de par la récupération d’un procédé trouvé par hasard et rendu objectif par répétition du dispositif (de Max Ernst à Jackson Pollock en passant par Henri Michaux), la seconde phase quant à elle qui va de la collection à l’assemblage en passant par le tri de couleurs ou de formes, relève davantage de la démarche d’un mouvement comme Support-Surface, à laquelle Roland Chopard est sensible à plus d’un titre ayant notamment édité un certains nombre de livres avec des œuvres de Claude Viallat, Jean Degottex ou de Georges Badin.
Considérant ces ensembles, que dans un texte il nomme Une solution, jouant sur la polysémie de ce terme, à la fois mixture chimique et voie d’expression, et que pour ma part je suis tenté d’intituler « Petite suite à Heidelberg », en référence à la platine typographique qu’il utilise aussi bien qu’en écho à l’œuvre de J.S. Bach (qui semble avoir une place si particulière dans l’imaginaire de Roland Chopard). Il y a en effet quelque chose d’une fugue qui se déplie dans ces assemblages. Des gammes rapprochées naissent des blocs tantôt massifs, tantôt ajourés, scandés de pages en pages par la nature des gestes qui les origine : ici une ligne entre couleur et réserve se dessine et ondule comme un horizon, là des coulures montrent leurs dents et scandent un tempo sauvage, ici encore la couleur fuse en des deltas infinis où l’essence, par petits filets, ravine les pigments et contamine de proche en proche toutes les surfaces; sur ceux-ci, une terre brune s’effondre et s’ouvre de façon quasi grotesque, des fumées grises bavent comme dans certaines peintures chinoises, dans un noir lourd trempent des poches de bruns ou de bleus, des plaques roses seraient des bouquets de fleurs minérales, de larges poches de bleu se dissolvent en coraux, cratères, ciels, vagues, lave, sable... ce que suggèrent ponctuellement ces coulées, ces ruissellements et ces nappes chromatiques sont aussi des plages denses, plus ou moins translucides, les lacunes qu’elles emprisonnent dessinent des formes en creux. Tout un monde qui palpite, un corps qui respire, un pouls qui bat.

En chimie, on le sait, le terme de solution désigne autant un mélange liquide homogène réalisé à partir d'une ou plusieurs substances solides, liquides ou gazeuses, que l’action même de dissoudre un corps, une substance dans un solvant. Ici, la matière avec laquelle on encre les caractères qui feront les mots des livres ou les lignes et les surfaces des image, une fois dissolue, est recueillie pour faire naître à nouveau, en un autre processus, un autre corps, moins strict, plus fluide; un corps ou plutôt différentes parties, les différents membres qui le constitueront. Défaire pour faire, décomposer pour recomposer, faire apparaître à partir de ce qui devrait disparaître… Voilà bien le dispositif auquel se livre Roland Chopard.
Ce travail qui fut d’abord vraisemblablement de l’ordre du réflexe, du sauvetage, en recyclant ou réactivant in extremis ce qui va être jeté, est une façon élégante et humble de donner corps. Et l’on peut se demander au fond si ce n’est pas là l’une des fonctions du langage dont la poésie ou la peinture ont toujours su s’arranger ?


 


vendredi 14 septembre 2018

Lutteurs [4]


 Bazille, Friant et Gauguin


Insouciance, nostalgie et coups de poings

Frédéric Bazille, Scène d’été ou Les Baigneurs, 1869

En 1869, Frédéric Bazille achève un grand tableau qu’il présente au Salon. Commencé un an auparavant, à Méric, Scène d’été présente une scène de baignade à la campagne. De jeunes hommes en maillot se trouvent réunis près d’un cours d’eau ombragé, au bord d’une prairie[1] ; certains nagent, d’autres observent ou se reposent dans l’herbe tandis qu’à l’arrière plan deux autres sont en position de lutte. Cette réunion amicale en une journée radieuse restitue un moment d’insouciance. La lutte ici représentée n’est qu’un simple jeu auquel seul l’un des baigneurs semble s’intéresser. Elle est inspirée certainement d’un thème pastoral ou/et mythologique, dont elle se veut une transposition contemporaine plus légère. 

 

L’œuvre d’Émile Friant, La lutte, réalisée vingt ans plus tard, propose à contrario, pour une situation semblable (mais cette fois-ci située en Lorraine), de disposer ses lutteurs au premier plan d’une scène de baignade. Le combat entre les deux garçons attire l’attention d’une partie de leurs camardes, depuis la berge d’un ruisseau. Une violence non dissimulée se manifeste dans la torsion de leurs bustes noués au-dessus des jambes frêles et qu’accentue le regard perdu de l’un des deux enfants. Les corps ploient et résistent dans cette empoignade qui ne semble pas franchement amicale. Si dans cette toile verticale le peintre a cherché à transcrire avec réalisme la tension d’une scène de lutte ordinaire (peut-être la conséquence d’une dispute qui a mal tourné ?), celle-ci n’en occupe pas moins seulement la moitié inférieure, la moitié supérieure étant, elle, dédiée au paysage. Derrière le groupe des spectateurs, un grand pré en pente douce clos par des piles de planches et des madriers hérissés, entreposés sous le port majestueux d’un grand chêne qui masque en partie un corps de bâtiment, laisse supposer qu’il s’agit de l’arrière cour d’une ferme ou bien d’une scierie; au-delà on perçoit, dans une trouée de feuillage, d’autres habitations noyées dans la verdure et, plus loin encore, les courbes d’un massif de collines boisées. En somme malgré son titre et l’importance accordée au motif de premier plan, l’égale répartition des deux sujets de ce tableau marque une forme d’indécision ; à moins que, par l’opposition de l’un et de l’autre (conflit physique et calme bucolique), Friant ait voulu exprimer une vision moraliste du monde rural et, simultanément, raviver un moment nostalgique de son enfance.   

Émile Friant, La lutte, 1889
Paul Gauguin, en 1888, un an avant Émile Friant, réalisait lui aussi, avec une proposition bien plus audacieuse que celui-ci, deux variations d’une même composition sur un thème analogue Les jeunes lutteurs aussi intitulé Les enfants luttant. Pour l’une des toiles - qui pourrait être une étude préparatoire étant donné ses petites dimensions - seuls deux enfants sont au prises dans un bosquet, tandis que dans l’autre, un troisième garçon escaladant avec peine un talus qui borde un cours d’eau, fait irruption dans la scène. Dans les deux cas on observera cependant que la posture du duo enlacée ressemble davantage à un pas de danse qu’à une lutte. 

Paul Gauguin, Les jeunes lutteurs 1 et 2, 1888
L’audace de Gauguin se situe autant dans le traitement pictural que dans la composition de son sujet. Si la première toile, plus subtile dans sa palette chromatique, s’apparente au style des toiles réalisées lors de son récent séjour à la Martinique, la seconde plus directe et plus limitée dans la combinaison des couleurs est aussi construite avec une grande radicalité. Les deux figures enlacées ne sont pas centrées mais déportées sur la gauche, la verticalité du corps de l’enfant à droite correspondant pratiquement à l’axe médian du tableau réservant ainsi exclusivement la partie droite à une étendue de vert. L’autre particularité de cette composition est évidemment le trait oblique qui figure la limite du talus et qui, passant derrière les corps à hauteur des têtes des deux combattants produit la tension nécessaire amplifiant ainsi l’idée d’un mouvement à priori absent dans la pose initiale. Enfin on notera le choix très marqué de l’angle formé du buste au coup de pied de l’enfant à gauche qui vient s’ancrer contre le bord du montant de la toile. Les proportions des corps, les rapports d’échelles, l’espace simplifié et géométrisé, le pré rabattu en un plan frontal, la rivière évoquée par une chute d’eau faites de hachures blanches et ocres, indiquent une volonté d’en découdre avec la notion de réalisme.

Dans sa correspondance avec Vincent Van Gogh, Paul Gauguin dit : « Je viens de terminer une lutte bretonne que vous aimerez, j'en suis sûr […] c’est un tableau sans exécution, une lutte bretonne par un sauvage du Pérou. », et à Émile Schuffenecker, en juillet 1888, il indique : « … je viens de faire quelques nus, dont vous serez contents. Et ce n’est pas du tout des Degas. Le dernier est une lutte de deux gamins près de la rivière, tout à fait japonais, […] Très peu exécuté, la pelouse vert et le haut blanc. »

La référence à Degas est en relation avec deux autres tableaux réalisés quelques temps plus tôt, Jeunes bretons au bain (1886) et Jeunes baigneurs bretons (1888). Dans ces deux peintures le lieu de la baignade est identique à celui de Les jeunes lutteurs 2. La cascade qui est due à une retenue d’eau y est représentée ainsi que la ligne du talus qui surplombe le lieu de la baignade. Si le traitement des figures emprunte en effet à Degas - mais il aurait tout aussi bien pu ajouter Cézanne - et le traitement du paysage encore à Pissarro - soit à l’Impressionnisme - ces deux tableaux nous permettent de comprendre le raccourci spatial opéré par Gauguin pour ses lutteurs. 


Paul Gauguin, Jeunes bretons au bain, 1886 - Jeunes baigneurs bretons, 1888
La même année Vision après le sermon marque un tournant décisif dans l’écriture du peintre. « Mes derniers travaux sont en bonne marche et je crois que vous trouverez une note particulière, ou plutôt l’affirmation de mes recherches antérieures. […] » écrit-il en août à son ami Schuffenecker, et d’ajouter « J’ai fait pour une église un tableau, naturellement il a été refusé, aussi je le renvoie à [Théo] van Gogh. Inutile de vous le décrire, vous le verrez.
J’ai cette année tout sacrifié, l’exécution, la couleur, pour le style, voulant m’imposer autre chose que ce que je sais faire. C’est je crois une transformation qui n’a pas porté ses fruits mais qui les portera. ». Dans un courrier à Vincent van Gogh, datant de la fin septembre, il précise : « Je viens de faire un tableau religieux très mal fait mais qui m’a intéressé à faire et qui me plaît. Je voulais le donner à l’église de Pont-Aven. Naturellement on n’en veut pas […]. Des bretonnes groupées prient costumes noirs très intenses. Les bonnets blancs jaunes très lumineux. Les deux bonnets à droite sont comme des casques monstrueux. Un pommier traverse la toile violet et sombre et le feuillage dessiné par les masses comme des nuages vert émeraude avec les interstices vert jaune de soleil. Le terrain vermillon pur. A l’église il descend et devient brun rouge. L’ange est habillé de bleu outre-mer et Jacob vert bouteille. Les ailes de l’ange jaune de chrome pur. Les cheveux de l’ange chrome et les pieds chair orange. Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse ».
Paul Gauguin, Croquis pour La vision après le sermon
accompagnant à la lettre à van Gogh 22.09.1888

Georges Albert Aurier, pour sa part, en 1891, décrit ainsi la toile : « Loin, très loin, sur une fabuleuse colline, dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c'est la lutte biblique de Jacob avec l'Ange. Tandis que ces deux géants de légende, que l'éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des femmes regardent, intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute, ce qui se passe là-bas, sur cette fabuleuse colline empourprée. Ce sont des paysannes. Et à l'envergure de leurs coiffes blanches éployées comme des ailes de goéland, et aux typiques bigarrures de leurs fichus, et aux formes de leurs robes et de leurs caracos, on les devine originaires de la Bretagne. Elles ont les attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples écoutant d'extraordinaires contes un peu fantastiques affirmés par quelque bouche incontestable et révérée. On les dirait dans une église, tant silencieuse est leur attention, tant recueilli, tant agenouillé, tant dévot est leur maintien ; on les dirait dans une église et qu'une vague odeur d'encens et de prière volette parmi les ailes blanches de leurs coiffes et qu'une voix respectée de vieux prêtre plane sur leurs têtes.... Oui, sans doute, dans une église, dans quelque pauvre église de quelque pauvre petit bourg breton... […] »[2]

La composition « japonisante » du tableau (évoquée par le peintre lui-même), jouant de  l’arabesque autant que d’une perception sensible de l’espace est aussi influencée des procédés décoratifs (cloisonnement des formes, jeux des couleurs…). L’aplat rouge figurant le pré introduit la bascule entre le paysage réel (profane) et l’espace sacré où se situe la vision. De même, l’oblique du tronc d’arbre séparant d’un côté la vache et de l’autre les lutteurs (ici Jacob et l’Ange) pourtant situés dans un même lieu, permet de prolonger cette ambiguïté spatiale. Si l’arbre (« un pommier », précise Gauguin) sépare l’animal des combattants, l’analogie formelle que l’on peut observer ente les mouvements des pattes de l’une et celles des jambes des deux autres n’est sans doute pas hasardeuse ni gratuite : cet effet de symétrie, ou plutôt d’écho n’est-il pas une façon de nous faire prendre part à cette « vision » des femmes bretonnes, ou tout au moins nous donner à comprendre sur quoi s’appuie probablement ce qu’elles croient voir.

Paul Gauguin, La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l’ange, 1888, (détail)
Hokusai, Lutteurs de Sumo, détail, extrait de la Manga de Hokusai, c.1812- 1878
Hokusai, Lutteurs de Sumo, détail, extrait de la Manga de Hokusai, c.1812- 1878
 Certaines analyses ont suggéré que le motif des lutteurs, tout comme le principe de la composition,  était inspiré des estampes japonaises, dont ici celles d’Hokusai; si l’hypothèse de cet emprunt est possible, elle n’est cependant pas avérée, le dessin très schématisé des figures faisant tout aussi bien penser au peintures byzantines, aux enluminures des manuscrits du 13ème siècle ainsi qu’aux vitraux de la même époque (le choix d’un fond abstrait, de couleur unie aidant à ce rapprochement).
La Vision après le sermon, ou La lutte de Jacob avec l’ange, rompant définitivement avec les principes de l’Impressionnisme, - et malgré l’étiquette « d’impressionniste synthétiste » que lui avait attribué Maurice Demis - fut considéré, par Georges Albert Aurier, après sa présentation à Paris puis à Bruxelles en 1889, comme un manifeste du Symbolisme. Ce dernier, écrivait : « Peut-être, en effet, serait-il temps de dissiper une équivoque fâcheuse, qui fut incontestablement créée par ce mot d’impressionnisme, dont on n'a que trop abusé. […] Ce vocable : « impressionnisme », en effet, qu'on le veuille ou non, suggère tout un programme d'esthétique fondée sur la sensation. L'impressionnisme, c'est et ce ne peut être qu'une variété du réalisme, […] Le but visé, c'est encore l'imitation de la matière, non plus peut-être avec sa forme propre, sa couleur propre, mais avec sa forme perçue, avec sa couleur perçue, c'est la traduction instantanée, avec toutes les déformations d'une rapide synthèse subjective. MM. Pissaro et Claude Monet traduisent, certes, les formes et les couleurs autrement que Courbet, mais, au fond, comme Courbet, plus même que Courbet, ils ne traduisent que la forme et que la couleur. […] Donc, qu'on invente un nouveau vocable en iste (il y en a tant déjà qu'il n'y paraîtra point !) pour les nouveaux venus, à la tête desquels marche Gauguin : synthétistes, idéistes, symbolistes, comme il plaira […]. »[3].
Symboliste donc, puisqu’il faut bien toujours inventer des noms à de mouvements pour installer ou conforter des idées et trouver des ismes pour ranger tout ça. « L’occasion fait le larron » comme dit le proverbe et, à ce propos, ne serait-il pas judicieux de se demander pourquoi Gauguin fit le choix de ce passage de la bible pour en faire l’argument de son tableau ?  Car bien entendu la représentation de cette apparition, voire cette hallucination collective, peut avoir été faite avec une volonté de restituer les croyances et/ou les superstitions rustiques que le peintre avait pu observer lors de son séjour (et auxquelles il était certainement sensible), il se pourrait bien aussi, plus simplement, que le spectacle fréquent de scènes de lutte bretonne, observé lors des fêtes de village, lui ait simplement servi de prétexte pour effectuer cette transposition du profane au sacré. Notons d’ailleurs que d’autres peintres présents à Pont-Aven, Émile Bernard, Paul Sérusier, ont eux aussi figuré un sujet analogue.

Émile Bernard, Les Lutteurs Bretons, 1889    -   Paul Sérusier, lutte bretonne, 1890

Cette pratique locale de la lutte - que l’on retrouve néanmoins un peu partout à travers le monde et à toutes les époques - certainement marquée  par des récits historiques ou mythiques se déroulant en effet plutôt dans un contexte festif, souvent lié à des évènements agricoles (récoltes, moissons, battages, etc.) était plutôt de nature spontanée. Les hommes s’y affrontaient pour mesurer leur force, leur agilité ou leur ruse. De nombreuses gravures et plus tard des photographies attestent de ces joutes populaires dont on retrouve apparemment aujourd’hui encore les manifestations vivantes dans le folklore. 

Hippolyte Pauquet, Lutteurs Bretons, Vers 1878
Martin-Eugène Prosper, Lutte bretonne extrait de Les Bretons, mœurs et coutumes, 1888
Si Gauguin ne s’est pas contenté de la représentation d’une de ses luttes, comme il l’avait déjà tenté la même année pour ses jeunes lutteurs bretons, mais l’a associée à un épisode biblique - et particulièrement celui-là - n’était-ce pas après tout pour exprimer un sentiment personnel. Dans la Genèse  il est écrit : « Et Jacob resta seul. Quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore ». Ce « quelqu’un » que de nombreuses interprétations ont traduit par la figure d’un ange (messager divin) pourrait tout aussi bien, de façon métaphorique, désigner un combat intérieur, Une « tempête sous un crâne » pour reprendre la formule romantique de Hugo à propos de Jean Valjean, dans Les Misérables, ouvrage que Gauguin venait justement de lire. Ici Gauguin ne se serait-il pas identifié à Jacob ? A l’issue du combat, précise encore la Genèse, Jacob, rebaptisé Israël, et boitant par une blessure à la hanche, est devenu une autre personne et cette métamorphose sur le chemin de la « Terre de la Promesse » n’est-elle pas aussi, sur un plan esthétique, celle de Gauguin? 

Anon. Combat de Jacob et de l'Ange, Enluminure, vers 1370-1380
La vision après le sermon n’est pas seulement celle du cercle des paysannes bretonnes mais aussi celles du peintre lui-même. La fulgurance du vermillon qui rompt définitivement avec le naturalisme affirme la force de suggestion de la couleur; la vision de Gauguin n’est pas tant d’assister parmi la foule à son propre combat que d’assumer pleinement la valeur subjective de ce fait de peinture.
 

[1] [2] [3] [4] 





[1] - Il s’agit certainement de la Lez dans la campagne de Montpellier


[2] - Georges Albert Aurier, Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin, Mercure de France, tome2, n° 15, mars 1891, p. 155-165.
[3] - Georges Albert Aurier, Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin, Mercure de France, tome2, n° 15, mars 1891, p. 155-165.