jeudi 29 décembre 2016

Annotations en marge sur Max Ernst #1

Max Ernst

"Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous. " Paul Eluard

[Ces annotations prises en marge de l'étude sur Les hommes n'en sauront rien n'auraient pas dû être publiées ici. Elles sont assez décousues et relèvent plus de l'intuition ou de la rencontre fortuite d'images que de l'analyse. Ce sont des bribes et il convient de les considérer plutôt comme des pistes de travail : des rendez-vous.]

note 1 - du plomb dans l'aile  

Max Ernst, Aquis submersus, 1919

Une piscine, ou plutôt un grand bassin occupe l’espace central d’une place. De part et d’autre, bordant la perspective de ce rectangle, des bâtiments bas et allongés (peut-être des vestiaires), ou alors des sortes de boites (si ce n’était pas un anachronisme on pourrait parler de containers ou de préfabriqués!). Au fond, dans l’axe du bassin, un cube posé à cheval entre le bord et l’eau. Derrière, sur la droite, une maison à un étage dont les portes et les fenêtres semblent murées. Au ciel, une horloge1 qui pourrait passer pour un astre. Deux figures se tiennent dans l’espace : l’une au tout premier plan, sorte de moulage en plomb, vague statue unijambiste et sans bras, et dans l’eau du bassin, tête la première, un plongeur en maillot, à moitié immergé.
Rien ici n’a vraiment de consistance : ni le ciel qui parait être tendu comme un rideau vaguement badigeonné, ni les bâtiments qui semblent appartenir eux aussi à un décor théâtral ou à des jouets, ni les figures, malgré les ombres projetées.

Ce tableau, dont le titre Aquis submersus est emprunté à une nouvelle de Theodor Storm datant de 1877, fait d’ailleurs référence à un passage du récit dont les deux personnages principaux (Katharina, jeune aristocrate, et Johannes, artiste peintre) qui s’aiment, seront cependant séparés par des préjugés de classe. La jeune femme enceinte se voit ainsi contrainte d’épouser un pasteur. Quelques années plus tard, les deux amants s’étant momentanément retrouvés, cèdent à leur ancienne passion, laissant leur enfant  sans surveillance, au bord d’un plan d’eau : celui-ci se noie… C’est donc, entre autres, les questions du temps qui passe (l’horloge réfléchie dans le bassin) de l’amour impossible (figurine de plomb) et de la culpabilité (noyade) que transpose ici Max Ernst.
[...]
En fait, on est assez proche, tant par le dispositif scénique que par les lumières, des espaces peints par Giorgio di Chirico dans les années 1905-1918, oeuvres qu'Ernst découvre précisément en 1919, à Munich, dans la revue Valori plastici : 
« j’avais là l’impression de reconnaître quelque chose qui m’était depuis toujours familier, comme quand un phénomène de déjà-vu nous révèle tout un domaine de notre propre monde onirique, que l’on se refusait, grâce à une sorte de censure, à voir ou à comprendre »2.
 
Il y a cependant ici quelque chose de plus sommaire (dans la façon de peindre), de moins tragique (malgré le sujet) que chez Chirico [...] voire de plus sarcastique?

Comme par exemple la figure du noyé, qui semble littéralement plantée dans l’eau, et qui me fait penser à ce détail du tableau de Bruegel, La chute d’Icare, où, du fils de Dédale on ne trouvera représenté que les jambes lors de son plongeon dans les flots. Y aurait-il un rapport?
 

note 2le bec dans l’eau

 
Bas relief, Ecole Française, 18e (RMN)

« Subitement, il semble perdre son centre de gravité, et se démantibule comme une mouche ivre, tournoyant la tête la première, ses ailes décrivant dans son sillage une spirale. Il suffirait qu’il veuille bien de lui-même déserter sa péninsule, et alors les pâles de ses hélices ralentiraient et sa contre ascension cesserait nette comme un parachute qui s’ouvre un peu brusquement et rattrape par les cheveux et les épaules ». (extrait d’un billet sur Icare l'Hélicoïdal - l’Ornithorynque)

Si il y a de nombreuses chutes de corps, des vols planés, des lévitations, des sauts  de tous poils et de toutes plumes dans l’œuvre de Ernst, il n’y a pas, à ma connaissance, la présence de la figure d’Icare.

On pourrait s’en étonner d’ailleurs, lui qui a, si souvent, convoqué les mythes let les légendes pour nourrir son iconographie personnelle, n’a pas apparemment utilisé directement cette figure. Dans Les hommes n’en sauront rien, j’avais été tenté d’évoquer, un moment, la présence de ce personnage à cause de l’idée du parachute jaune dont parle Ernst lui-même, mais il n’y avait, à mon sens, aucune raison sérieuse pour s’y tenir.
 

Max Ernst, La chute d’un ange, 1922
Dans le tableau d'Ernst de 1922, intitulé La chute d’un ange, on peut remarquer, sur la partie supérieure, un motif des jambes renversée en plein ciel et dont le reste du corps disparaît (semble disparaître) derrière une haute palissade. Plus bas, disposées dans des cercles, on retrouve des silhouettes découpées dont l’une (en blanc) semble avoir le même mouvement de jambes. Les deux traitements graphiques utilisés (peinture avec effet d’ombres et collages) installant un effet d’ambiguïté spatiale entre le devant et le derrière, le dessus et le dessous.
Si l’on s’amuse à comparer le mouvement des jambes avec, par exemple, quelques gravures du 18e siècle représentant la chute d’Icare, on peut y trouver certaines analogies, ne serait-ce que par la désarticulation du corps liée à la chute.

On pourrait ainsi croire, un instant, à une sorte de résurgence du thème Icarien… Sauf que, les courbes des corps de la partie basse, sont plutôt féminines et qu’il n’y a pas de référence implicite aux ailes… Bref : choux blancs ! Dans l’œuvre d'Ernst nous avons bien des enfants, des hommes ou des femmes, des oiseaux et des anges qui se défient de l’apesanteur (ce qui dans ces deux derniers cas peut sembler assez normal), mais point d’Icare ! 

On notera juste (maigre réconfort !) que dans un tableau de Joseph Marie Vien (1787), qui présente Dédale fixant des plumes sur le dos de son fils – le préparant ainsi à devenir un ange ? -, la position des jambes d’Icare est assez proche de celle utilisée en symétrie dans Les hommes n’en sauront rien.


[...]

Note 3frappée de cécité

"Pauvre énigme. Il suffit pourtant d’observer les Pyramides pour comprendre comment elles furent bâties : en trois coups de truelle." Eric Chevillard "l'autofictif", 26.06.08

Max Ernst, Sainte Cécile (ou le piano invisible) 1923
Encastrée, enchâssée, emboîtée, emmurée, voici comment Ernst revisite le sujet de Sainte Cécile. Cette figure ceinte de moellons tient du monument ou de la sépulture […] L’ensemble de la composition est installée dans un paysage, évoquant par ailleurs les ruines d’une cité antique. Sur la droite, notons la présence d’un oiseau (une colombe ?) s’élevant verticalement […]

La légende chrétienne indique que Sainte Cécile est une vierge qui, mariée de force, continua à respecter son vœu de virginité (cf. Rêve d'une jeune fille qui voulu entrer au Carmel). Le carcan de pierre qui épouse la figure - une carapace - pourrait donc être une transposition de la double idée de contrainte (enfermement) et de chasteté (protection) : Sainte Cécile emmurée (cloîtrée) dans ses principes?


Cependant ce manteau de pierre n’est pas totalement fermé (ou plutôt, vu comme en coupe), laissant libre les bras et un pied (chaussé d’une chaussure à talon aiguille). Le visage, par contre, n’est qu’en partie découvert et le profil de la femme est donc masqué – on se souviendra que Cécile, du latin caecus, signifie d’ailleurs aveugle –.
 
Guillaume Perrier (17e), Arnould Vuez (18e), Anonyme (18e)
La comparaison de certains détails : position des mains (chez Ernst elles sont accolées comme des ailes d’oiseaux et pianotent dans le vide : touches invisibles)  avec d’autres peintures (ici du 17e et 18e) confirme que le motif retenu est bien celui de Sainte Cécile (patronne des musiciens.) jouant de l’orgue (thème plus courant que celui de la viole). C’est donc la vision mystique qui est retenue par Max Ernst – et je le soupçonne ici de vouloir insister sur l'aveuglement béat de la Sainte - au dépend de la fin tragique (décapitée ou égorgée selon les versions).
 
Stefano Maderno, Sainte Cécile, 1600 (Rome)
Max Ernst, Les gorges froides, 1923

 [...]


Dans plusieurs versions Sainte Cécile jouant de l’orgue, accompagnée par des anges, est représentée dans un intérieur. Dans cette version de Paul Delaroche (1836) - ou celle-ci), l’orgue miniature, tenu par un ange autorise une version de la scène en extérieur.




La transformation ou l’habillage inattendu de la sainte, réalisée par Ernst peut aussi être mis en relation avec la sentence du Préfet romain Almachius (lors du jugement de celle-ci): « Je ne sais où tu as perdu l’usage de tes yeux : car les dieux dont tu parles, nous ne voyons en eux que des pierres. Palpe-les plutôt, et au toucher apprends ce que tu ne peux voir avec ta vue. », formule qui ne pouvait que séduire un surréaliste.
 

 Si l’on prête attention à l’appareillage de pierre qui recouvre la figure, on remarquera que y est disposé un ensemble de « pointes » reliées par des « fils » qui dessinent des figures géométriques. On retrouvera non seulement une certaine analogie de ce motif dans les ciels de plusieurs tableaux de Ernst (sorte de constellations ?), mais aussi et surtout dans le dispositif des ombres projetées dans Les hommes n’en sauront rien.  (Enfin (et je n’ai là-dessus aucune explication logique) ces motifs font encore penser à certaines détails de constructions cyclopéennes comme celles de Baalbek (Liban), etc …)

Comme à chaque fois, chez Ernst, les éléments réunis (graphiques ou littéraires) semblent provenir de différentes sources (procédé du collage, ou du télescopage) :  ainsi ce qui ne parait être que la reprise de l’histoire d’une martyre chrétienne pétrifiée, pourrait tout aussi bien évoquer la figure d’Antigone dans la mythologie grecque : « Et voici qu’il me mène, prise aux mains, sans mariage, sans noces, privée de ma part d’épouse et de mère, privée de mes amis, je descends vivante, pauvre créature, aux cavernes des morts. » (Sophocle).

Ceci étant, je n'ai pas trouvé de représentations (autres que théâtrales) de l’épisode où Antigone, pour avoir tenu tête à Créon, fut emmurée vivante [...], celles où elle figure sont le plus souvent associées à son père, Œdipe.

___
1 - En 1934 le thème de l’horloge, de l’eau et de la femme (tic-tac érotique) resurgira dans une série de collages réalisés pour une illustration " L'eau n°3, Une semaine de bonté " 
 2 – Propos de Max Ernst « notes pour une biographie », cités par Werner Spies  Les collages, inventaire et contradictions, p. 49, Ed Gallimard, 1984

(articles initialement publiés sur appeau vert over blog en par ap

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