jeudi 29 décembre 2016

Annotations en marge sur Max Ernst #2

Max Ernst

note 4 - L’image complexe



« Pour connaître le sexe d’un merle, capturer l’oiseau, soulever ses plumes caudales, tâter doucement du bout du doigt entre ses pattes, sous le tiède duvet, délicatement palper la zone afin de sentir vibrer le pénis vestigial ou s’entrouvrir le cloaque – on peut aussi regarder son bec : s’il est jaune, un mâle, s’il est brun, une femelle. » Eric Chevillard, L’autofictif, 27 07 08

Max Ernst, Oedipus Rex,1922
 En 1922, l’année où parait Répétitions, Ernst peint aussi une œuvre majeure, Oedipus Rex, dont Eluard fera d’ailleurs l’acquisition. Une des lectures possibles1 de ce tableau est la suivante :
« C’est au mythe du célèbre criminel de la tragédie grecque que s’attache ici l’artiste : Œdipe fils de Laïos et de Jocaste qui, accomplissant la parole de l’oracle, deviendra l’assassin de son père et l’époux de sa mère. Suivant les théories freudiennes selon lesquelles la relation œdipienne structure en profondeur la psyché humaine, les surréalistes ont vu en Œdipe un héros de la révolte contre l’autorité paternelle.

Le tableau Œdipus Rex s’impose et se donne à voir comme un cauchemar reconstitué. Dans un espace dominé par l’irruption du gros plan, des jeux d’échelles arbitraires, une main géante sort d’une fenêtre. Elle tient dans ses doigts une noix transpercée, comme le sont aussi les doigts, par une sorte d’arbalète, tandis que de deux trous au sol sortent les têtes de deux curieux oiseaux, en apparence mâle et femelle.

Le spectateur est frappé par leurs yeux au regard humain. Le châtiment semble vouloir les frapper par la présence d’une barrière en bois qui représente l’enfermement et qui voudrait limiter leur regard, allusion à la cécité d’Œdipe qui se transpercera les yeux pour se punir de son crime. Tous les éléments du mythe sont là : le couple des amants fautifs (les deux oiseaux), le transpercement, l’aveuglement mais, comme dans le travail du rêve, ils ont subi des modifications et sont méconnaissables au premier abord. »

Reprenant en partie l’argumentation, Angèle Paoli2 nous en propose le complément suivant :

 « Dans un espace enclos entre des murs, deux personnages, un homme et une femme, symbolisés par deux têtes zoomorphes et hybrides, regardent fixement devant eux. Les cornes du mâle sont reliées à un fil ténu qui pend au-dessus de sa tête. La femelle, apparentée à un oiseau, a le col souligné par les claies d'une barrière. Chacun des deux personnages est donc retenu par un obstacle. À l’arrière, dans leur dos, une main gigantesque surgit de la fenêtre creusée dans le mur. La main tient une noix de même taille que les deux têtes du couple. Traversée de pointes, flèche, aiguille, fil et fût de fusil-arbalète qui transpercent aussi pouce et index enserrant le fruit ».

Composée comme une énigme onirique, la toile renvoie par son titre, Œdipus Rex, au mythe thébain d’Œdipe. Et au couple d’Œdipe et de Jocaste. Tous deux prisonniers de leur aveuglement, enfermés dans leur culpabilité. Leur regard fixe est aveugle à la réalité qui est la leur. L’assujettissement du couple aux forces occultes qui le dominent est suggéré par la main disproportionnée qui tient leur destin invisible entre ses doigts. Quant à la coque de noix, dont l'amande est cachée mais suggérée par l’interstice qui sépare les deux parties disjointes, peut-être pourrait-on y voir l’enveloppe crânienne du cerveau humain. Qui abrite conscient et inconscient. Les aiguilles et flèches qui transpercent la chair du doigt et la coque de noix, pouvant symboliser l’acte d'auto-mutilation d’Œdipe et son aveuglement. »


On peut remarquer d’emblée que le premier texte évoque la présence de deux oiseaux (aussitôt décrétés mâle et femelle !?) alors que pour Angèle Paoli il s’agit un couple symbolique, (homme et femme / Œdipe et Jocaste ) représenté par un taureau et un oiseau. Elle fait le choix d’aborder le sujet du tableau en commençant d’abord le groupe de droite puis, s’intéresse à la main qui sort par la fenêtre. Elle note justement le rapport de taille entre les deux têtes et la noix, mais semble ne pas prendre en compte celle improbable de l’oiseau par rapport au taureau.

Si, par ailleurs, dans les deux textes, la barrière et le fil sont assimilés à des entraves, ou évoquent (pour le premier) l’idée que les animaux semblent prisonniers du sol, ils n’établissent pas le parallèle avec la main qui, dans les deux cas est donnée comme surgissant d’une fenêtre, alors qu’elle pourrait tout aussi bien y signifier elle aussi un emprisonnement car enfin, qui se trouve enfermé dans cette maison ou à quel géant coincé derrière ce mur de brique appartient cette main ?.

Par contre, ni l’un ni l’autre ne cherchent à expliquer la présence de la flèche fichée dans la coquille, la couleur rose du mur, la fausse perspective, ni le ballon. Notons enfin que ces deux interprétations soulignent l’importance du complexe d’Œdipe et l’influence supposée des théories freudiennes dans les mécanismes du tableau.   

Werner Spies, dans son ouvrage (Les collages, inventaire et contradictions) s’attache à préciser les conditions d’élaboration de ce tableau, citant aussi bien les sources iconographiques sur lesquelles s’est appuyé Ernst, que les différentes amorces et résurgences des motifs de la main, ou de l’oiseau, comme par exemple dans quelques collages de Une semaine de bonté où la figure d’Œdipe est nommément citée.

Illustration tirée de  La Nature, 1898 - Collage pour Invention (Répétitions) – Une semaine de Bonté (4e Cahier : mercredi Œdipe),1934
Werner Spies établit par ailleurs un rapport évident avec un autre collage (Sans titre, 1921) où la présence des mains et de fils ainsi que la tête d’un oiseau (en amorce) montre un dispositif analogue à celui de Répétitions dont nous avons déjà parlé précédemment, et qui préfigure, en quelque sorte, le mode d’associations que l’on trouve dans Oedipus Rex

Max Ernst, Sans titre, 1921
Il indique aussi que, dans les trois cas (Répétitions, Sans titre, Oedipus Rex), ce sont des gravures montrant des tours de prestidigitation qui ont servi de point de départ pour les compositions.
Enfin, il insiste sur l’influence probable (consciente ou non) d’une gravure de Max Klinger (l’enlèvement) où des mains tendues, traversant les carreaux d’une fenêtre essayent de rattraper, par la queue, un ptérodactyle qui tient un gant dans son bec.
Max Klinger, Un gant (l’enlèvement), 1881
A cette référence, ajoutons aussi une lithographie de Odilon Redon, pour son caractère fantastique (mais aussi pour la présence d’un ballon à l’arrière plan de la toile de Ernst (dont la forme en goutte peut aussi être assimilée à celle, au premier plan, de la coquille de noix…)
Odilon Redon, L’œil ballon, 1878
[...]
Reprenons quelques uns des éléments évoqués plus haut. Commençons par la taille de l’oiseau (vert) et du taureau. On sait l’importance accordée par Ernst au coté plausible des proportions dans ses collages, ainsi même lorsqu’il se joue des échelles attendues, il s’arrange toujours pour atténuer les greffes qu’il réalise (recadrage, introduction d’éléments de perspective…). Or si la taille de la main3 et du profil de l’oiseau peut sembler compatible, celle de l’oiseau accolé au taureau relève d’une réelle disproportion : couplage improbable, accolement monstrueux. Ceci étant, dans l’histoire de la peinture, le fait n’est pas nouveau, et c’est sûrement du côté des univers fantastiques de Jérôme Bosch, ou des gravures de William Hogarth, qu’il faut tourner le regard pour trouver un équivalent.

Jérôme Bosch, Le jardin des délices (détail), 1504
William Hogarth, Evening (détail), 1863
[...]

Concentrons nous un instant sur l’oiseau, et plus particulièrement sur son œil. En comparant avec un grand nombre de reproductions on peut constater que rarement chez Ernst – sinon jamais - un œil d’oiseau n’est représenté de cette façon là, en général il s’agit d’un rond ou d’une bille. Ici le dessin en forme de feuille ou d’amande, bordée de cils, ne fait aucun doute : il s’agit bien d’un œil humain - et pourquoi pas celui de Gala4 Eluard, tel qu’on peut encore le trouver dans une autre œuvre datant de 1924? -.

Max Ernst, La roue de la lumière  (Histoires naturelles), 1926
Max Ernst, Portrait de Gala, 1924
Max Ernst, La femme visible, 1923
Les deux figures zoomorphes (dont les yeux sont représentés de façon identique) sont donc bien plus que des allusions à des personnages (ou des personnes) puisqu’elles portent les signes d’une humanité (et pas des moindres) : les yeux qui sont les miroirs du corps, pour Reverdy, ou la serrure des rêves chez les Surréalistes.

[…]
 

Revenons donc au taureau (ou au bœuf). Dans deux collages de 1922 qui figurent dans Répétitions, la figure du taureau est aussi présente. Dans l’une la tête d’un bovin est harnaché d’un appareillage étrange (fusil et tubage gastrique…), dans le second, (Luire) les figures représentées (une femme, un cheval et un boeuf) sont enfoncées ou émergent du sol par des orifices percés dans un plan de faible épaisseur (semblable à celui de Oedipus Rex). Toutes trois semblent effectivement prisonnières encastrées ou plantées dans un plancher surélevé, physiquement séparées les unes des autres, assignées dans leur trous (dans des stalles ?). La femme tourne le dos aux animaux qui, face à face, lèchent chacun un bloc de sel.
Sans titre (Répétitions)  - pour Luire (Répétitions), 1922
 « Qui fait l'oiseau? C'est le plumage. » faisait dire cyniquement Jean de La Fontaine à une Chauve-souris dans sa fable… Ernst de son côté, dans Au-delà de la peinture, malicieux, ajoutait : « Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage. »
Si ce n’était pas un cheval mais un âne (ou un oiseau dans le tableau Odipus Rex) on serait tenté de rapprocher le collage (et les deux figures zoomorphes du tableau) de quelques représentations de Nativité où le bœuf (et non le taureau) figure généralement tronqué (mangeoire, porte…), ligaturé par les cornes et proche d’une barrière ou d’un enclos (étable).
Giotto, Epiphanie, 1320 / Fra Angélico, Adoration des Mages, 1387-1395 / Domenico Ghirlandaio L’adoration des Mages, 1485 / Pietro Perugino, l’Adoration des Mages,1473 / Pietro Perugino Scènes de la vie du Christ, 1500-1505
Ce rapprochement formel (et thématique), un peu inattendu, j’en conviens, ne donne pas dans l’immédiat d’explications claires de son utilisation par Ernst, surtout dans le cas de Oedipus Rex, si ce n’est, peut-être, le témoignage, dont une fois encore l’enchaînement (le glissement) des formes, par associations d’idées (procédé éminemment surréaliste), est à l’œuvre dans l’élaboration d’une image. Ceci étant, cette résurgence du thème religieux, brassée avec les mythes (syncrétisme), est suffisamment fréquente chez l’artiste pour qu’elle mérite d’être interrogée. Aussi, en allant dans cette direction, on peut trouver différents éléments qui sont notamment en rapport avec d’autres détails du tableau.
Paolo Uccello La profanation de l’Hostie (panneau de gauche), 1465 / Jérôme Bosch l’Adoration des Mages, 1470-75 / Giotto l’Annonce faite à St Anne (Assise), 1266
La représentation de la fenêtre, marque incontestablement une analogie formelle avec celle des premières perspectives comme dans ce panneau de Paolo Ucello, La profanation de l’hostie, tableau dont André breton parle justement dans Nadja,: « J’ouvre en m’émerveillant, une lettre d’Aragon, venant d’Italie et accompagnant la reproduction photographique du détail central d’un tableau d’Ucello que je ne connaissais pas*. […]* je ne l’ai vu reproduit dans son ensemble que quelques mois plus tard. Il m’a paru  lourd d’intentions cachées et, tout compte fait, d’une interprétation très délicate. ». De même en est-il des personnages (témoins) dépassant des différentes ouvertures, ménagées dans les cloisons, dans L’adoration des mages de Jérôme Bosch (1474-1475), ou encore, cette surprenante apparition de l’ange Gabriel encastré dans une fenêtre de la chambre de Sainte Anne, dans cette Annonciation de Giotto.
A propos de la main et de la noix transpercée par une flèche, d’autres références s’imposent. La plus immédiate (à mes yeux) est celle des différentes versions de Saint Sébastien, sans doute parce que le torse du martyre chez Andréa Mantegna, ou chez Carlo Crivelli (par exemple), évoque justement la matière bosselée de la noix.
Andréa Mantegna Saint Sébastien, deux versions (1480, 1470) / Carlo Crivelli Madone au Saint Sébastien, 1491 et Saint Sébastien, 1490
Une autre occurrence, si l’on tient compte du fait qu’il n’y a qu’une flèche, nous ramène vers des figures mythologiques, d’abord celle d’Amour - et j’ai pensé tout particulièrement non pas à la flèche décochée qui traverse le cœur des amants (quoique !), mais davantage aux représentations où Vénus désarme Amour ou brandit une flèche…- Dans cette lignée, on pourrait encore inscrire Diane, Apollon
François Boucher, Venus désarmant l’Amour, 1751 / François Boucher), Venus désarme l’amour, 1749 / Lambert  Sustris Vénus et l’Amour, 1515 -1520 / François Boucher, Cupidon blessant Psyché,1741
Pourtant, mise à part peut-être l’idée du destin ou de la fatalité qui frappe le personnage d’Oedipe (par la prophétie d’Apollon), les rapports avec ce Parnasse et Saint Sébastien restent obscurs…
Enfin, la main tenant la noix - dont je n’ai pas trouvé d’équivalent en terme de sujet - peut faire penser aux différents gestes de présentation d’un fruit défendu (Adam et Eve, Marie…)...
Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Eve, 1553 / Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Eve,  1533 / Hans Sebald Beham (gravure) Adam et Eve, 1543 / Hugo van Goes, La Tentation (diptyque, partie gauche), 1467 / Albrecht Dürer, Madone, 1526
 … ou celui, plus précieux, de Gabrielle d’Estrées pinçant entre deux doigts le téton de sa sœur qui elle-même tient un anneau entre ses doigts - dont la position des doigts rappelle celle qui figure sur le collage de couverture de Répétition – et encore l’allusion à la pomme dorée désignant « la plus belle », à savoir la pomme de discorde que Paris, chargé de départager Athéna, Héra et Aphrodite, attribua à cette dernière. On connaît la suite : l'inimitié éternelle des deux perdantes pour la citée Troyenne et l’enlèvement d’Hélène, épouse du roi de Sparte qui aillait entraîner la guerre de Troie.

Anonyme (Ecole française), Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur…1594  / Alessandro Rosi, Le jugement de Paris, vers 1687
  ___
1 - Cette lecture du tableau de Max Ernst est proposée par le Centre Georges Pompidou dans un dossier consacré à la Révolution Surréaliste, exposition datant de 1982.
2 - Angèle Paoli sur son blog Terre de Femmes
3 - Ceci étant, la première disproportion évidente du tableau reste celle de la main coincée dans la fenêtre. On peut ici penser à la fameuse représentation que fit John Tenniell  en1865 pour l’illustration de la première version d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
4 - Cette hypothèse d’associer Gala à la figure de l’oiseau peut sembler plausible. Il existe en effet de nombreuses représentations de Ernst (peinture et collages : La belle jardinière, La sainte conversation,….) qui établissent ce parallèle en associant la figure féminine et l’oiseau ; de même chez Eluard. 


(article initialement publié sur appeau vert overblog le par ap)
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire