lundi 26 décembre 2016

Tout ce que la lumière ou l'obscurité touche (3, 4)

Robert Rauschenberg


« Chaque matériau a sa propre histoire. Chacun tire son matériau de sa propre existence. Ma relation avec mes matériaux est devenue très claire : ils savent et je sais que nous cherchons ensemble… C’est toujours le matériau qui a raison : si quelque chose rate cela tient à moi, non au matériau. »  R. Rauschenberg





3 -  empreinte familiale

Si le premier panneau de Autobiography se présente sous la forme d’un blason, ou d’une armoirie ironique et grinçante) le second panneau apparaît dans un premier temps comme plus littéral.
En effet  la spirale de mots qui constitue le motif principal de cette composition est, tout simplement, une biographie de l’artiste. Au centre, la spirale commence en 1925, avec le lieu de naissance (Port Arthur – Texas), ainsi qu’une brève généalogie, puis rend compte des divers éléments de son parcours, tant d’un point de vue privé que public, depuis les premières études jusqu’aux dernières expositions en 1968.

Ce fil déroulé d’une vie ne se contente pas seulement de donner des dates. Rauschenberg cite les artistes avec qui il a collaboré, donne quelques descriptions rapides de dispositifs visuels ou des performances et des spectacles auxquels il a participé. (voir ici agrandissement) Malgré la taille réelle de cette spirale, le motif ovale fait songer à une empreinte digitale. En 1964, Rauschenberg avait déjà proposé un collage intitulé Self-Portrait (for New Yorker profile) composé d’une seule empreinte, encadrée au trait sur un carré blanc, accompagnée de deux initiales de l’artiste (R.R) : un portrait réduit au minimum d’une identité civile sur une fiche policière.
Pietro Manzoni, dans une lettre à Ben Vautier avait écrivait en 1961 : «J'aimerais que tous les artistes vendent leurs empreintes digitales […] L'empreinte digitale est le seul signe de la personnalité qui peut être acceptée : si les collectionneurs veulent quelque chose d’intime, de vraiment personnel à l'artiste, il y a encore la propre merde de l'artiste qui est vraiment à lui. ». Manzoni appliqua d’ailleurs, dans son œuvre, ces deux principes proposant d’une part des moulages en plâtre d’œuf durs marqués de son empreinte et, d’autre part, des boites contenant ses excréments.
Le geste de Rauschenberg est sans doute moins provocateur, même s’il comporte un point de vue critique sur la question de l’identité, lui qui justement avait choisi d’en changer, laissant de côté ses prénoms de Ernest et  Milton pour leur préférer le surnom de Bob.
Mais cette question de l’empreinte doit aussi être interrogée en regard de l’œuvre de Duchamp dont plusieurs objets et ready-mades utilisent le procédé. L’empreinte ou le moulage du corps seront d’ailleurs aussi utilisés par Jasper Johns et d’autres artistes du Pop Art dans les mêmes années, permettant tout autant le jeux de multiples que celui de la réutilisation de ces signes-objets dans plusieurs œuvres. Indiquons enfin que l’empreinte est d’abord pour Rauschenberg un procédé premier lié à l’impression, procédé dont on sait qu il fera l’un de ses mediums d’expression favori.

Sous le texte imprimé en spirale se trouve une photographie (reproduite en bleu) qui présente l’artiste enfant, dans une barque, entouré de son père et de sa mère. Elle fut prise dans le marais (le Bayou) qui se trouve près de Port-Arthur en 1927 ou 28. Le choix de ce cliché familial marque l’attachement de l’artiste à ses origines, tout autant que sa fascination pour l’élément liquide et pour le marais dont on sait, par ailleurs, que son dernier atelier à Captiva Island était précisément une maison sur pilotis installée sur l’eau, au bout d’un ponton...

Rauschenberg reviendra tardivement, en 1999, sur d’autres images de sa famille, dans la série Ruminations. Y sont présents ses parents, sa sœur, sa femme, son fils Christopher et des amis de la  première heure : J. Cage, M. Cunningham, J. Johns ou Cy Tombly… les inscrivant ainsi au sein de son œuvre comme il le fit avec la liste des noms qui figurent dans la spirale biographique : ainsi, comme il l’a souvent répété, l’œuvre et la vie sont pour lui indissociables.



La présence de cette photographie de la barque a cependant ceci d’étrange qu’elle renvoie à un temps d’avant l’œuvre, celui de la petite enfance, un temps ou le petit Milton n’était bien évidemment pas (et surtout ne pouvait savoir qu’il deviendrait) le grand Bob, un lieu presque primitif et originel. Je ne sais pourquoi – cela n’a sans doute aucun rapport – mais cette image m’évoque aussi presque une scène biblique. Thème qui, au passage, était déjà présent en filigrane dans le premier panneau.

Le denier élément qui compose cet ensemble biographique - et que l’on retrouve dans plusieurs lithographies des années 60-68 - est le dessin géométrique d’un pavé par ses arêtes, contenant une flèche qui pointe vers le bas. Je dois avouer que, mis à part l’opposition graphique (droites et lignes courbes) et peut-être la même symbolique (objectif et subjectif) qu’implique sa présence par rapport à la spirale, j’ai du mal à en saisir la signification (à compter qu’il faille obligatoirement en trouver une !),  mais ce cube me fait me souvenir d’un objet réalisé par Rauschenberg  Sans titre, 1953 et qui a peut-être un rapport tout au moins en ce qui concerne la forme.Il s’agit d’une boite en bois assemblé de façon assez grossière et qui contient un cube de papier calque monté sur des baguettes de bois ; ce cube remplit l’espace intérieur de la boite. La relation entre le contenant rustique, artisanal et la forme épurée du contenu, dit peut-être, finalement, mieux qu’un long discours, la question de l’esthétique contemporaine et particulièrement celle que Rauschenberg n’a cessé de mettre en œuvre dans son travail, ruminant les formes du passé, portant une attention extrême aux différents objets, y compris les plus ordinaires, l’artiste peut inventer le présent des images.



4 -  Le corps du danseur
 
"J'ai été très influencé par la peinture : mais si j'ai évité de dire cela, c'était à cause de la tendance générale, jusqu'à une époque très récente, qui consistait à croire que l'art n'existe que dans l'art. A toute occasion, jai essayé de corriger cette idée, en suggérant que l'art est seulement une partie, un des éléments avec lesquels nous vivons. [...] Comme je suis un peintre, je prends probablement la peinture plus au sérieux que quelqu'un qui conduit un camion ou autre chose. Comme je suis un peintre, je prends aussi probablement plus au sérieux son camion.[...] En ce sens que je le regarde, je l'écoute, je le compare à d'autres camions, et je perçois sa relation avec la chaussée et le trottoir et ce qui l'entoure et le chauffeur lui même. Observer et mesurer, c'est mon métier." R. Rauschenberg, entretien avec Richard Kostelanetz Partisan Revue n°35, 1968

Le dernier panneau de cette Autobiographie de Rauschenberg est, visuellement, le plus chargé des trois. C’est aussi celui qui est le moins coloré. Composé d’une plus grande quantité d’images sa construction en est aussi plus complexe : les superpositions multiples de plusieurs sources graphiques (carte, photographies, formes géométriques…) produisent en effet une trame plus dense. L’image principale est la reprise d’une photographie (ou d’un photogramme?) prise lors du ballet Pelican (1965), auquel participa Rauschenberg avec deux autres danseurs : Carolyn Brown et  Alex Hay (ce dernier était alors son assistant). 


On sait l’importance que Rauschenberg accorda aux divers modes d’expressions et son intérêt pour les rapports entre art et technologie. La place de la performance dans son travail s’est manifestée très tôt, dès 1952 au black Mountain Collège en compagnie de John Cage, puis de façon plus régulière dans les années 60, réalisant notamment les éclairages, les costumes et les décors de certaines chorégraphies de Merce Cunningham.

Ayant rejoint le Judson Dance Theater en 1963, Rauschenberg participera à diverses chorégraphies du collectif, De 1963 à 1967, il mettra en scène et interprètera ses propres performances, attribuant une égale importance au performeur et aux accessoires scéniques.


Dans Pélican, Le trio se déplace sur des patins à roulettes, dans un jeu de scène circulaire. Les deux hommes ont, accroché dans le dos, des voiles évoquant la forme d’un parasol ou d’un parachute et donc par analogie d’ailes. Dans certains cas, les déplacements se font sur un chariot à deux roues où les danseurs sont installés à genoux. Ce ballet très fluide, mi animal, mi mécanique contient par ailleurs les deux accessoires qui figurent en bas du premier panneau de Autobiography.


L’aspect de ce voile, ainsi que toutes les variantes formelles qui lui sont associées, sont présentes dans de nombreux travaux graphiques ou de Combines de Rauschenberg, de la toile de parapluie dépliée dans Charlène (1954), en passant par les volants colorés des costumes pour les ballets de Cunningham, aux palles des éoliennes qui ont servi de motif dans Glacial Decoy Serie 1 (1979), Eco-Echo IX (1992) ou dans Sterling whirl (1993).
 
Associée au corps du danseur, cette voile circulaire, montée sur une armature, évoque par ailleurs aussi bien les premiers pionniers de l’air munis d’ailes de toile, que les jeux de tissus utilisés par la danseuse Martha Graham  exprimant, dans un cas comme dans l’autre, une volonté réelle ou virtuelle de s’affranchir des lois de l’apesanteur.
Mais ces ailes nervurées peuvent tout aussi bien faire penser à la représentation de cette figure diabolique dessinée par Sandro Botticelli pour illustrer Les chants de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante. Cette référence n’est pas arbitraire puisque l’on sait que l’artiste réalisa, entre 1965 et 1966, une très belle suite de 34 lithographies sur ce sujet.


En regardant cette illustration de Botticelli on peut d’ailleurs retrouver – est-ce un hasard ? – le tracé d’un cercle, inscrit sur le corps velu de ce personnage, sur un mode étrangement semblable à celui du motif astral de l’artiste, dans le premier panneau. On remarquera, par ailleurs, de près, que l'image du danseur est mouchetée de petits points (criblée?), motifs dont l’on devine une certaine analogie avec  un autre dessin de Botticelli, toujours réalisé pour l’illustration du texte de Dante. Ces marques couvrant la figure du danseur sont en fait, des indications maritimes, inscrites sur cette carte du Golfe du Mexique que Rauschenberg a utilisé pour son montage. Ainsi disposées, ces ponctuations suggèrent une sorte de constellation renforcée visuellement par la forme de la voile rappelant, une fois encore ,la figure du premier panneau.
Ici encore, les signes iconographiques se croisent sur plusieurs registres. L’image extraite de ce ballet représentant une sorte de cérémonie nuptiale - rappelant précisément celle de pélicans - est donc bien d'ordre métaphorique.  La carte renvoie au lieu de naissance de l'artiste, mais aussi aux abysses maritimes localisés où il circule, et l’invitation aux voyages que l’ensemble suppose (des découvertes aux écueils). 



Le bandeau photographique de la ville de New York,  disposé (rejeté) en marge, a été l’un de ses horizons, puisque c’est la ville où il a construit l'essentiel de son œuvre entre 1950 et 1965, la métropole incontournable de la création artistique à cette époque. La référence à cette ville est encore présente dans l’ombre de ces citernes, disposées sur les toits des immeubles, que l’on pourrait ici assimiler, par l’allure, à des sortes de donjons, ou de balises, que la figure ailée survole.
Autant de territoires réels ou fictifs, merveilleux et inquiétants qui furent ceux de Rauschenberg et qu’il ne cessa pour certains de revisiter inlassablement dans ses œuvres (Random Order, 1963.Night Light,1962 – Gluch, 1964).


Si la tonalité de ce panneau est "d’esprit romantique", comme il l’a signalé lui-même, c’est sans doute autant pour ce que l’on perçoit de l’aspect crépusculaire : ombres et gouffres, ténèbres et enfers (à peine dissimulés), que de ce que l’on pressent de l’ivresse enfantine à circuler sur ces patins à roulettes, les ailes au vent, léger et insouciant, figure lointainement angélique et étrangement primitive, suspendue entre deux mondes.
En 1968, Rauschenberg avait 33 ans. Artiste reconnu au plan national et international, premier prix de la Biennale de Venise en 1964, ses œuvres se vendaient plutôt bien et il multipliait ses activités dans le champ de la peinture de la gravure et des performances. L’horizon, dans ces conditions, aurait donc paru plutôt radieux et dégagé pour plus d’une personne. Cependant, historiquement le climat social aux États-Unis, à la fin des années 60, était morose. Le pays marqué par quelques crises sociales profondes, liées entre autre à la guerre froide et aux conséquences désastreuses de la guerre du Vietnam. A l’allégresse festive et  contestataire de la jeunesse du début des sixties, succédait un sentiment de malaise, voire de désillusion. «Tous les gens que je connaissais faisaient des dépressions nerveuses. Tout s’effondrait, il y avait une profusion de mauvaises nouvelles.[…] J’étais si déprimé que je suis allé voir un astrologue… », précisera plus tard Rauschenberg, dans un entretien avec Barbara Rose. Sensible à ce climat social, qu’il jugeait déprimant, il décidera de rompre avec l'univers urbain pour trouver refuge sur la presque île de Cativa, en Floride. C’est donc une version sombre, inquiète et finalement assez nostalgique que dessine ce triple autoportrait.

Ce triptyque vertical, que l’on peut finalement lire dans les deux sens (du haut vers le bas comme un "retour amont", ou du bas vers le haut, comme une ascension placée sous l’égide de la Fortune et de sa roue) est plus qu’un simple portrait de l’artiste : il donne à voir, de façon métaphorique, et par fragments recomposés, le parcours d’un enfant du siècle pris dans le tourbillon d’une époque contrastée. En ce sens, ce que Rauschenberg prétendait, lorsqu’il disait que son "œuvre entière était celle d’un journaliste", est à prendre au sérieux. Mais il ne s'est pas contenté d'être un simple observateur des faits et gestes du monde contemporain, mais davantage un déchiffreur, particulièrement sensible à l'esprit des temps.

 


(article initialement publié le vert overblog par ap)

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