mercredi 21 décembre 2016

Corrida en chambre

Francis Bacon

Sous un ciel orange, tendu comme l’aplat d’un mur, la masse sombre d’un monstre, cornes baissées, vient s’enrouler dans un ovale blanc. Debout, à l’aplomb de cette tache laiteuse, un homme se tient debout. Derrière, sur la gauche, s’élève l’encadrement étroit d’une porte-fenêtre convexe qui semble contenir une foule. Autant le sujet principal est exposé en pleine lumière - quoique celle-ci soit terriblement artificielle -, autant les silhouettes blanches qui se pressent dans le rectangle vertical sont plongées dans une ambiance nocturne.Certes, il y a la masse tournoyante de l’animal, la menace de ses cornes acérées, découpées dans la lumière crue, les traces sanglantes de ses blessures, le lacet de sa bave écumante… Certes, il y a cet orangé, souligné d’un bandeau rose, qui rappelle les tonalités acidulées des accessoires de la course taurine, mais, à vrai dire, beaucoup des signes figurants ici font déjà partie du vocabulaire plastique de Francis Bacon lorsqu’il entreprend cette peinture et ne doivent donc pas grand chose au thème lui même. Tout au plus, c’est le motif de la corrida qui s’invite dans l’espace des peintures de Francis Bacon.
Mais, et malgré le motif central, rien ici ne se veut réaliste. Ni la dimension ridicule de la piste où pivote le taureau, ni la présence des spectateurs remisés dans ce placard de verre, encore moins l’absence des attributs habituels du toréro (costume de lumière ou cape…), ne peuvent laisser penser qu’il s’agit bien là d’une célébration de la tauromachie.



Francis Bacon,  Étude pour une corrida N°3, 1969  (MBA Lyon)



Cette peinture de Francis Bacon, dernière d’une série de trois, réalisée en 1969, est simplement désignée, comme beaucoup d’autres de ses travaux, par le terme générique « d’étude ». Pourtant, plus qu’une étude, au sens pictural du terme - à savoir une première approche d’un sujet ou d’une composition, un travail préalable à l’œuvre - cette huile sur toile s’affirme davantage, par la synthèse des formes et le dessin des figures, comme une œuvre aboutie (et je n’ose pas dire « achevée » en souvenir de ce que Picasso soulignait de l’aspect définitif de ce terme). .

Il n’y a d’ailleurs pas, ou très peu, d’étude préparatoire dans l’œuvre de Francis Bacon, aussi faudrait-il peut-être entendre ce terme « d’étude » au sens « d’Essai », comme il en existe en philosophie ou en littérature : un ouvrage tentant pour partie d’ouvrir une question, d’en explorer quelques aspects, sans pour autant clore le débat.

Ou, s’il l’on préfère, toute peinture, chez Bacon est une approche de celles qui viendront, son œuvre étant un ensemble, constitué d’une suite de propositions qui forment un tout. Dressées l’une après l’autre comme autant de constats,  ces peintures tracent, au fil du temps, le profil d’un homme.


Francis Bacon, Étude pour une corridaÉtude N°1 - Étude N°1, Version 2 - Étude N°2 - 1969



La suite de ces trois Études pour une corrida (Study for bullfight) a d’ailleurs ceci de particulier que, du premier tableau, au troisième, peu de choses semblent avoir bougé.


Entre le premier et le troisième, on notera bien sûr que la position du taureau est différente (montré de dos, puis de face, comme si l’animal avait tourné autour du toréro), que l’ouverture bleue verticale de l’arrière plan, est passée de droite à gauche (mais que les caractéristiques de la foule sont restées identiques) et que, mais ce n’est peut-être qu’un détail, les études N°1 comportent l’inscription  du chiffre 4  alors que sur l'étude N°2  il s’agit du chiffre 5.
La seconde étude, quant à elle est visiblement une reprise de la première mais ramenée à une forme moins narrative : le combat seul, sans témoin.
Ce qui est par contre frappant, c’est la différence de traitement des visages du toréro, plutôt anonyme dans le premier panneau, simplifié à l’extrême dans le second, il semble prendre les traits d’un portrait (voire d’un autoportrait) dans le dernier. 




Le combat de deux figures est un sujet récurrent chez Francis Bacon : des corps luttant sur le désordre de l’herbe ou des draps (1952 -53), des accouplements inspirés par les photographies de Muybridge qui trônent au centre des triptyques de 1970, 1971, 1972, ou encore l’étude pour Figure en mouvement (1976) en sont les exemples les plus représentatifs.

Il en est de même pour la représentation animale, plus particulièrement liée aux scènes de zoo ,dans les années 50-60, ou matérialisée par les quartiers de bœufs suspendus dans Peinture (1946) ou Figure avec viande (1954)…  Dans un cas comme dans l’autre, c’est la bestialité, la férocité, la crudité du traitement des corps ou des chairs qui s’impose.




Le sujet de la corrida, en cela, avait sans doute l’avantage, aux yeux de Francis Bacon, de réunir ces deux aspects (combat et animalité) en une seule forme (formule), tout en permettant d’y associer les figures mythiques d’Eros et de Thanatos. Or, précisément, ce sont entre ces deux bornes (séduction et mise à mort) que se déploient les significations profondes qui animent le rituel des courses de taureau, permettant ainsi de donner figure aux pulsions réelles (mais enfouies, honteuses, innommables… ?) de l’humanité… Toutes choses que des auteurs comme Bataille autant que Leiris ou Deleuze ont fort bien exprimées par ailleurs, en en pointant les enjeux complexes, aussi bien que l’ambivalence de l’identité des protagonistes qui incarnent, dans l’arène, ce mouvement de balancier où le souffle de la mort peut parfois toucher au sublime.




Dans deux des trois études de corrida (1 et 3), la représentation de la foule, contenue dans l’ouverture bleue sombre, a souvent été assimilée - à cause notamment d’un petit étendard  rouge surmonté de la silhouette d’un rapace - aux rassemblements fanatiques et militaires de la seconde guerre mondiale.

Chez Bacon la référence à l’Histoire (et aux images qui en constituent les reliefs de la mémoire) a toujours été un puissant ressort d’expression. Bacon en a cependant rarement utilisé les signes directs, préférant brasser son matériel iconographique pour en détacher quelques indicateurs suffisants et les utiliser à travers une série d’invariants formels. La plaie, le bandage, la chair tuméfiée, la dentition découverte, le carcan ou la cage, les tubulures du mobilier, l’ampoule nue, le journal déchiqueté… en sont quelques uns des éléments insistants de son vocabulaire.

Il existe cependant quelques exemples où le peintre se fait plus explicite (comme c’est le cas du sigle) qui figure sur un brassard porté par de l’un des personnages, dans le panneau droit du  triptyque, Étude pour une crucifixion  de 1965.


Cependant, limiter le sens historique de cette foule aux seuls évènements tragiques du XXe siècle serait perdre de vue que l’emblème rouge surmonté d’un aigle royal a des origines plus anciennes : les arènes ne datent pas d’hier… Et, s’il ne fait nul doute que cette marée humaine, massée au seuil de cette petite piste, est bien venue pour assister à une mise à mort, il ne faudrait certainement pas en conclure trop hâtivement que la corrida (qui représente plus particulièrement un aspect de la culture hispanique) serait ici assimilée au régime franquiste, ni que Francis Bacon signe ici un manifeste contre la tauromachie.

Les désastres de la guerre, les massacres planifiés de populations, les carnages en série qui noircissent les pages de l’Histoire, quels qu’en soient les auteurs, sont, bien évidemment, sans commune mesure avec un combat singulier, n’en déplaise à ceux qui, s’appuyant sur ce genre d’amalgame (la foule fascinée et assoiffée de sang) considèrent les courses de taureaux comme une boucherie.

On pourrait d’ailleurs s’interroger (au regard des autres peintures) sur la forme et sur la fonction de ce qui ressemble à une ouverture et qui n’est peut-être qu’un reflet, renvoyé par un miroir déformant, reflet d’une marée humaine dont nous sommes peut-être l’une des taches anonymes.

Enfin, ce serait négliger la dimension érotique qui est toujours à l’œuvre dans la peinture de Francis Bacon et qu’incarnent ici les deux protagonistes dans l’arène.

Les deux points de vues retenus par Francis Bacon dans ses études pour une corrida sont bien ceux du corps à corps, le moment où, resserrant les gestes de sa cape, le matador vient s’enrouler au plus près de l’animal. La circularité de la composition accentue cet instant du vertige où se nouent les corps, où les souffles se mêlent, où ceux qui s’affrontent ne font plus qu’un.

Dans une peinture de 1977 le peintre, revenant sur ce motif taurin en présentant une métamorphose de l'homme en animal (ou plutôt l’emboîtement de ces deux figures - Centaure? -), en donne clairement une interprétation érotisée : le mythe de Pasiphaé n’est pas loin !

Quant au dispositif scénique et au "mobilier", ils permettent de mesurer, à rebours, l'espace de l'arène, à peine plus grande qu'une chambre, avec son armoire à glace, son tapis rond, son pan de mur orangé souligné d'une plinthe rose...  



Francis Bacon, Homme se transformant en taureau - 1977



La  corrida de Francis Bacon, même si c’est un sujet qu’il a peu représenté, s’inscrit dans la logique des crucifixions. Le thème n’est pas retenu pour son aspect folklorique ou spectaculaire, mais bien pour les symboles qu’il condense : c’est une figure des passions.   

(article initialement publié sur appeau vert overblog le par ap)

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