Anne Favret et Patrick Manez
Faire
Paysage
Il
y a cette lumière crue mordant la garrigue, relief moucheté d'impacts sombres,
bardé de rambardes : corps minéral saigné à blanc, fendu par le ruban
d'asphalte et le flux des véhicules qui l'emprunte. Entre les flancs éblouis de
cette campagne coule l’autoroute du sud, depuis les abords d'une aire de repos,
le spectre d’un poids lourd semble faire onduler les découpes plates des pins,
un ciel de terre s’effondre sur la chaussée, et la Sainte Victoire comme
une pièce montée est posée sur le socle d'acier d'un rail d'autoroute. Ce sont
donc par des propositions abruptes et radicales en noir et blanc, qu’Anne
Favret et Patrick Manez inaugurent dans les années 90, un travail collaboratif
de photographe.
Sortir
des chemins balisés, regarder et repenser l'actualité d'un motif paysagé,
empreint de clichés pittoresques, impliquait de reconsidérer d’abord la
présence des éléments du marquage routier, des grillages de protection, des
rampes et les glissières qui structurent ces sites. Par des pas de côté et des
vues décentrées, il s’agissait de les envisager tels qu'ils sont et non tels
qu'on aurait souhaité les voir perdurer. Prendre acte, certes, d'une nouvelle
physionomie de cette campagne, mais peut-être, davantage encore, comme
l’indique Patrick Manez, "faire paysage" (comme on dit "faire
image"), et non "faire un paysage". Autrement dit, il s’agissait
pour ce projet de formuler une nouvelle idée de la représentation du paysage,
d’inaugurer ou d’inventer un point de vue. Pourtant, et ce n’est sans doute pas
innocent, en choisissant le motif Cézannien, n’y avait-il pas là, de façon plus
ou moins malicieuse, une tentative de reposer, en photographie, les
questions de celui qui déclarait, un siècle auparavant, vouloir « la
vérité en peinture », une volonté de revenir sans nostalgie sur ces lieux
pour redessiner et mettre en lumière une nouvelle topographie de ce paysage.
Villes
idéales
Depuis
l’antiquité, les hommes ont rêvé d’édifier des cités parfaites dont l’organisation
spatiale et sociale était rationnelle. A la Renaissance, les artistes Italiens
imaginèrent, par l’utilisation des moyens raisonnés de la projection
perspective, l'élévation de citées idéales : constructions savantes aux
géométries parfaites, façades rigoureuses et harmonieuses, places de marbres
lustrés, décors raffinés et obsédants. Utopiques, ces visions de peintres
l'étaient effectivement, parcourues de lumières douces modelant les volumes
d’une architecture humaniste cependant vide de toute humanité. Cette tentation
et les multiples tentatives d’ériger des villes idéales courent ainsi au cours
des siècles de Ledoux à Le Corbusier. A l’inverse de ces projets visionnaires,
les villes, on le sait, se sont toujours développées de façon plus chaotiques,
au gré des besoins. Strates d’histoires en perpétuelle évolution nos
agglomérations (comme l’indique si bien ce terme) sont des mosaïques de formes
et de styles, réservoirs inépuisables d’images dont la photographie, depuis ses
origines, n’a cessé de s’étonner depuis les coulisses des arrières cours
d’Atget aux vues aériennes d’Ed Ruscha en passant par les ambiances nocturnes
de Brassaï ou les « Uncommon places » de Stephen Shore.
Pour
Anne Favret et Patrick Manez, la quête photographique d’une ville idéale se
situe aux carrefours de ces diverses influences. Que ce soit pour des travaux
de commandes (Alexandrie, Rotterdam, Montreuil...) ou dans des
recherches plus personnelles (Gènes, Berlin, Bruxelles...) les
représentations urbaines qu’ils proposent - comme l'étaient les abords
d'autoroutes - sont d'abord des prélèvements, des extractions d'une réalité
tangible selon un angle d’attaque distinct d'une ville à l'autre.
Trancher
dans les pans d'ombre de la cité, descendre depuis les toits jusqu'à la chaussée,
en considérer les enveloppes et les masses ou en isoler des fragments,
l'arpenter sur la carte ou la regarder grouiller depuis les flancs d'une
colline, saisir le béton désespérant d'un immeuble de banlieue dans un matin
humide, enregistrer la grise mine d’une ruelle dans l'éclairage falot d'un
réverbère... autant d'opérations qui constituent la multiplicité des approches
que réalisent, en commun, ces deux artistes.
Réalisées
à la chambre ces photographies procèdent d'un protocole de travail rigoureux
préalablement défini, évitant, comme le dit Anne Fauret, "de se laisser
déborder ou submerger par les clichés" ou de verser dans les lieux
communs.
Pour
Alexandrie, le parti pris du noir et blanc permettait ainsi de
soustraire tout exotisme ambiant tandis que la verticalité systématique des
vues, convoquait le souvenir des images de ruines ou de coupes
archéologiques. A Berlin (série Europe, le Plan B), le choix
exclusif de lieux de mémoire s'exprime par des vues panoramiques, diptyques
disjoints, scindés par un espace « blanc » : césure et laps, où
s'absentent partiellement les monuments qui en étaient les sujets; cette saute
d'image, se veut le symptôme latent des coupures historiques, sociales ou
politiques d’une réunification difficile des deux Allemagnes.
Bruxelles,
enfin, traversée à l’heure où les rues s’animent au rythme des premières
lumières des commerces de quartier - et dont les façades se creusent derrière
les vitrines éclairées – finit par donner raison, par ces ambiances irréelles,
à "L'empire des lumières" d'un Magritte. L’Europe ne
serait-elle qu’un formidable effet d’optique ?
Si
l'imaginaire de la peinture est certainement présent (citation du toréro mort
de Manet dans la série Anonymes) ce sont cependant davantage les
processus cinématographiques qui semblent ordonner la logique des travaux
d'Anne Fauret et de Patrice Manez. Dans les livres qu'ils réalisent la
confrontation des images pensées dans une relation duelle ou séquentielle
sous-tendent en effet des modes de récits tantôt graphiques et formels, tantôt
narratifs. L'introduction progressive des figures dans ces scènes
architecturales (Abbayes, Metroplex), les vis à vis du noir et
blanc et de la couleur (Chambre avec vues), le principe de montage des
images (Berlin, Alexandrie, Rotterdam...), les atmosphères
elles-mêmes (Bruxelles) contiennent cette intention.
Indivisibles
Une
des principes qui sans doute anime l’ensemble de ce travail repose sans
conteste sur la collaboration entre ces deux artistes : ici, deux cerveaux
et quatre yeux font une image, deux personnes se partagent rôles et fonctions,
définissent un projet, se concertent et réalisent des prises de vue. Cette
procédure de travail évacue par principe toute manifestation spontanée, règle
et planifie l’approche des motifs. Réaliser une œuvre dans ces conditions
implique évidemment des concessions mutuelles dont on retrouve la manifestation
dans la neutralité de certaines prises vues. L’histoire de l’art,
particulièrement au 20e siècle, nous donne d’autres exemples de
l’élaboration commune d’un imaginaire. Le travail des Becher en est
certainement l’exemple le plus proche mais on peut aussi penser à celui de
Gilbert & Georges ou encore de Pierre et Gilles. Le duo Favret-Magnez
partage visiblement une même conception sans que, toutes fois, les raisons qui
les conduisent l’un et l’autre à réaliser le projet ne se superposent
totalement - cela est notamment sensible dans les nuances que chacun apporte à
la lecture des projets réalisés - et ce sans doute parce que leurs centres
d’intérêt ou leurs préoccupations premières (l’espace pour l’un ou la figure
pour l’autre) restent le moteur de leur dialogue. Photographier à deux c’est
moins additionner que soustraire des particularités. Ainsi, ce sont d’ailleurs
moins les images réalisées que la signification même du projet qui est lisible.
Il est possible, de ce point de vue, que cette dualité s’exprime dans les jeux
d’associations de certaines séries comme cela existe parfois entre réalisateur,
opérateur et monteur dans l’élaboration d’un film, chacun apportant sa part
sensible à l’ouvrage.
La
forme la plus manifeste de cette collaboration, autant par le titre que par les
jeux de confrontations, est sans doute livrée dans la série intitulée
« Dispositifs ». Constructions fictives d’images qui se répondent
malgré leurs différences spatiales (dedans-dehors, proche et lointain, vide et
plein…) et leurs sujets sans volonté démonstrative. Jouant de leur collusion
ces couples d’images entretiennent l’impression d’une narration sans anecdote
tout en établissant les bases d’un lexique graphique subtil et sensible.
Indices visibles d’une écriture indivisible.
Faire
illusion
Envisagée
depuis ses friches industrielles ou parcourue au cœur, lue par ses strates
c’est une représentation complexe du paysage urbain qui, au fil du temps, se
constitue ainsi. C’est par une variété d’approches, de petites touches ajoutées
ou de fragments suturés que le travail photographique d’Anne Favret et Patrick
Manez s’attache depuis une décennie à en dresser et à en comprendre les
configurations. Panachées, assemblées bout à bout, ces multiples facettes
piochées dans plusieurs lieux, en différents moments, finissent par constituer
un profil en mosaïque de la ville contemporaine.
Le
projet intitulé Metroplex, né d’une réflexion sur le développement
exponentielle du tissu urbain et sa mutation progressive en mégapoles rentre
bien évidement en résonance avec cette préoccupation esthétique. Mêlant, sans
soucis d’identification, des vues anciennes réalisés en Europe et d’autres
récentes effectuées notamment à Los Angeles le projet se définit donc comme une
sorte d’Atlas photographique intemporel et hybride composant le corps abstrait
(enfin idéal ?) d’une ville monde. Vision troublante de la dilution progressive
des identités géographiques et des particularités culturelles de ces parties
qui composent un tout illusoire mais probable, globalité monstrueuse portant
les indices visibles d’une nouvelle Babylone.
(article initialement publié sur appeau vert overblog en
)
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