Bernard Dufour
« Tout mêler ou plutôt tout se faire succéder pour tout empiler, à la façon du temps dans son incoercible écoulement. Faire : ne rien retenir, ne rien privilégier... Comme si ce que je fais à l’atelier, quand j’y suis, n’était rien d’autre que l’image de ma vie. Devait n’être rien d’autre que l’image de ma vie.» Bernard Dufour
1 - Notes d'une entrevue - 08-2012
Le
travail de peinture de Bernard Dufour débute au début des années 50,
par hasard et par rencontres. D’abord centré sur des questions formelles
liées à l’abstraction, questions qu’il partage apparemment à cette
époque avec plusieurs peintres de l’école de Paris, l’œuvre prend, au
début des années soixante, un tournant radical et n’aura de cesse, dès
lors, que de le mettre à l’épreuve de la figure.
Ce
revirement soudain et durable, cette rupture avec cette première forme
esthétique, il s’en est expliqué à plusieurs reprises dans des
entretiens et surtout dans ses écrits sont, selon lui, essentiellement
dus à deux facteurs : l’un, la nécessité d’échapper à toutes les
ambigüités, les flottements, les effets de surinterprétation (de
mésinterprétation) que suscitaient les formes inscrites dans ses
premiers tableaux, l’autre pour des raisons techniques, liées notamment à
la pratique de la gravure. Un dernier élément, non négligeable, tient
sans doute aussi à la fréquentation d’écrivains et particulièrement à
certains auteurs du Nouveau-Roman dont Robbe-Grillet, Ollier. ou Butor.
Dans
des carnets, sur des plaques de cuivre, puis sur ses peintures, deux
motifs semblent rapidement s’imposer : des éléments d’architectures et
des représentations de corps, ceux de femmes et son portrait. Si les
premiers motifs relèvent encore semble-t-il d’un besoin structurel
hérité des premiers travaux (charpenter l’espace), les seconds
appartiennent davantage à une nécessité que l’on peut qualifier
rapidement de libidinale. Ce sont les motifs de ses pulsions (peut-être
la pulsion de ces motifs d’ailleurs) qui constitueront progressivement
et jusqu’à aujourd’hui, le moteur de l’œuvre. Les femmes nues, les
visages, les fragments de corps, les regards s’imposeront de façon
obsédante. Et cette obsession, que le peintre assume et revendique, ne
relève pas que du thème représenté mais fait partie intégrante du
processus d’élaboration, elle est l’enjeu même de ce processus. Pour
Bernard Dufour l’œuvre procède et témoigne avant tout de
l’autobiographie.
«Je ne vis pas différemment depuis les années 60, mon travail face aux jeunes-femmes-nues-à-l’atelier qui posent devant moi, ou face à moi-même dans un miroir quand c’est ma figure qui m’occupe. Et je n’ai jamais cherché à réduire cet écart entre le réel et l’image, tout au contraire j’ai toujours tenté de l’accroître, de le rendre plus manifeste, avec pour moyens l’impudeur et l’autobiographie, l’une et l’autre en vérité indissolublement liées et confondues. »
Militant n°V, Huile sur toile, 1975 |
[...]
Regarder, dessiner… Dessiner,
pour Bernard Dufour, cela a donc été, par exemple, de désirer les corps
qui s’exposent nus à lui. Les appréhender entièrement ce (ou ces)
corps, les saisir sous le trait de plume ou par le stylet, s’en saisir,
les peindre pour les prendre. Dessiner, pour approcher le désir que
suscitaient les femmes qui se livraient sans pudeur à ses regards, qui
se donnaient à l’image et parfois au peintre. Dessiner d’après un motif
vivant, ou le photographier, n’est pas seulement (strictement) une
histoire d’observation. Il faudrait être assez naïf pour croire qu’un
peintre confronté à un modèle ne se contente que de tracer des lignes
ou des hachures, alors que ce sont d’abord la courbe des hanches, des
fesses, des seins que l’œil envisage, et que les hachures qui marquent
l’ombre d’une bosse ou d’un creux sont les mêmes qui figurent une
chevelure ou un système pileux. Car ce modèle de chair et de sang n’est
pas une simple porcelaine posée sur un guéridon. Dans l’intimité de
l’atelier, le peintre dessinant ou photographiant est évidemment plus
qu’un simple observateur attaché à faire naître des images, il est homme
désirant, sensible au grain de la peau, au pli de l’aine ou de
l’aisselle, à la rondeur d’une épaule, au souffle (la respiration),
toutes choses qu’il enveloppe de ses traits ou de ses nappes d’encre.
Laure, Le Pradié, 1999 |
Mais
dans la pose le peintre n’est pas seul. Le modèle a des yeux. Qui
regarde qui et quoi ? Essayons rapidement d’imaginer certaines des
trajectoires possibles de ces regards, celui qui se pose simultanément
sur le modèle et sur le support où s’enregistre, sous les à-coups de la
plume ou du pinceau les progressions de ce regard (ne parlons pas tout
de suite de la photographie qui pose un autre problème), celui de celle
qui, envisagée, dévisagée, peut suivre la double progression de l’œil,
tantôt posé sur elle, tantôt sur le dessin qui se fait (ou de la main
qui l’exécute), œil qui, prélevant, transposant peu à peu des éléments
de son anatomie, progresse sur son corps, le touche à distance, en fait
la conquête, la sonde, la cerne, l’étreint. Parfois, dans ces
va-et-vient, les regards se croisent et celui qui regarde est vu de
celle qui est regardée. L’image qui s’élabore, est l’interface d’un
dialogue muet (et évidemment charnel) où se nouent, au-delà des traits
et des surfaces de l’encre, les désirs et les phantasmes de chacun.
La
nature de ces regards, tout autant que les relations entre les premiers
modèles (passagers et nombreux), ceux de l’atelier rue Turgot, rue
Gassendi ou boulevard Bastille, et ceux du mas Pradié (dans l’Aveyron)
ne furent pas cependant identiques comme il en rend compte dans son
livre Mes modèles, femmes nues à l’atelier.
[...]
Dans
un carnet dont les premiers dessins datent de 1959 et qui se
poursuivent jusqu’à aujourd’hui, se trouvent les motifs évoqués plus
haut : éléments d’architecture, corps de femme(s), projet d’un monument
inabouti… puis poses de corps, visages de femme, autoportraits y
alternent en fonction des périodes.
Comme
dans tout carnet de dessin s’y déplient, dans la succession des pages,
les interrogations et les trouvailles, les affirmations et les repentirs
(peu en fait). Le carnet en question date de la fin du 16eme. Sous la
couverture brune en vélin, tannée et patinée, se trouve l’inscription
manuscrite «Réthorica ». Bernard Dufour s’en amuse et vante
particulièrement les qualités de ce papier à la fois résistant et souple
dont il sait ne plus jamais trouver l’équivalent.
Dans
ce carnet, les dessins sont réalisés sur la page de droite et
n’utilisent pas (ou très rarement) le vis-à-vis de la double page.
Parfois l’insistance de la plume ou l’humidité d’un lavis transperce
partiellement le papier. (J’observe qu’en contre jour la page, dans sa transparence, se présente presque comme les dessins des clichés-verre.)
En
1961 les motifs géométriques ou ornementaux des architectures (de
nature fantastique) se sont dissipés pour ne faire place qu’à des
études de nus et des portraits (ou des autoportraits). Les nus sont
visiblement exécutés d’après modèle comme l’indiquent par exemple une
pose répétée et légèrement modifiée de page en page, l’insistance de
certains détails, la reprise en marge de quelques fragments (mains,
regard...). La plupart de ces dessins sont effectués à la plume, parfois
rehaussés au pinceau d’un jus d’encre plus ou moins étiré. Bernard
Dufour insiste sur l’outil qui griffe le papier, la résistance et le
côté physique du dessin… La plume incise le papier et insiste sur les
attaques contrairement au pinceau qui lie les formes. La vivacité des
dessins, lorsqu’il s’agit de poses, indique qu’en moyenne celles-ci ont
duré entre 10 et 15 minutes. Certains dessins sont plus rapides et donc
plus évasifs, d’autres plus fouillés. On peut encore observer dans les
dessins de ce carnet que : les corps sont « cadrés » et que rarement les
pieds sont présents. Par ailleurs les corps sont, le plus, souvent
couchés. Certains dessins laissent cependant apparaître, par des
raccourcis, des simplifications de lignes et de détails anatomiques,
qu’il n’y a plus de modèle direct mais que les figures s’élaborent à
partir d’une image mentale, le souvenir d’une pose précédente ou le
désir d’une pose avenir. : «Oui, un ou deux sont faits de mémoire » dit
Bernard Dufour.
Dessiner…
A ce terme presque trop sérieux, Bernard Dufour préfère celui de
gribouiller. Il parle de ses gribouillis dans les carnets et du fait
que, justement, il ne sait pas dessiner (de façon académique) même si il
a néanmoins exercé son regard et acquis des notions en pratiquant le
dessin technique et l’observation des plantes. Il croit que c’est mieux
(bien) comme ça. Il évoque les dessins aquarellés de Rodin, plus
particulièrement « ceux qui sont habituellement considérés comme les
moins habiles mais dont la force d’expression s’impose davantage que
ceux plus académiques… »
Malgré
des tremblements irrépressibles qui altèrent la précision du trait,
Bernard Dufour continue à dessiner Ainsi, ses derniers autoportraits,
datés de juillet 2011, présents dans le carnet : « Moi, tremblé »
dit-il, avant d’ajouter avec humour «… et comme j’ai un tremblement
essentiel, on pourrait dire que c’est Moi essentiellement tremblé…Mais
ce n’est pas tellement gênant… Cela m’étonne assez que des traits
n’aient pas besoin d’être droits… C’est curieux non ? ».
Pourtant
et sans connaître les conditions de leur élaboration (sauf à observer
la vibration particulière des lignes - et peut-être justement grâce
cette vibration ?) on ne peut qu’être troublé par l’intensité qui s’en
dégage et surtout par la ressemblance que l’auteur y a cherché avant
tout : « Quand je peux me dire : ah, c’est vraiment moi, j’ai marqué un
point ! »
Ce
que donnent à voir (à comprendre) les dessins de ce carnet est un jeu
d’oscillation entre une volonté de toucher à la ressemblance et une
recherche de formes plus synthétiques. C’est dans ce battement, cette
tension entre deux extrêmes que ce fait, par phases, l’avancée de
l’œuvre et dont les gravures, les clichés-verre et surtout la peinture
témoignent évidemment.
2 - observations sur quelques peintures
Il
serait bien entendu illusoire, en quelques lignes, de prétendre
restituer la cohérence du parcous pictural de Dernard Dufour, d'analyser
finement la diversité des formes et des périodes qui constituent une
cinquantaine d’années de peinture. Des premières études de paysages, aux
grandes compositions abstraites, des premiers corps nus aux
autoportraits, des visages fantasques aux peintures marquées par
l'influence photographique, des portraits et des nus de Martine, Lore et
Laure, aux figures féminines des derniers travaux. L'œuvre avance par
phases, brassant sujets et modes de représentation. Mouvements de plis
complexes que celui de ces suites dont la chronologie des faits et
gestes, au
gré de l'histoire intime de l'artiste, donne en partie la clé des
ruptures ou des continuités stylistiques. Malgré cela, Il semble
néanmoins possible de dégager quelques permanences thématiques et
surtout plastiques marquant les limites de ce territoire peint.
Si
les différences semblent tenir davantage des sujets représentés, il
existe pourtant, me semble-t-il une grande continuité dans la façon de les « matérialiser »,
que ceux-ci soient en apparence formels ou qu’au contraire ils touchent
à la figuration. Prenons donc ici, subjectivent,quelques exemples.
Composition abstraite
(1956) : sur la verticale d’un fond blanc, un ensemble de formes
circulaires nettement dessinées, s’agrègent en un motif flottant.
Vaguement floral, ce motif de premier plan est visiblement la
conséquence de retranchements et d’effacements successifs d’éléments ou
de signes qui composaient à l’origine une masse plus compacte. Le blanc
qui n’est pas uniformément posé, laisse transparaitre dans le jeu serré
des touches les zones et ces formes recouvertes. La structure
triangulaire qui sous-tend cet archipel coloré (dans des tonalités
rouges-orangées) pourrait ainsi dissimuler l’esquisse d’un (ou de
plusieurs) corps. Plus qu’un fond, le blanc (les blancs devrait-on
dire), par ses nuances chromatiques et ses densités, lie et tient
ensemble ces poches de couleurs isolées en créant simultanément des
percées et des avancées de plans.
Dans une autre peinture, également intitulée Composition abstraite
(1956), les éléments tracés (courbes, ronds), les glissements de plans
entre la zone ocre jaune de gauche et celle plus sombre sur la droite,
laissent deviner, sans pour autant qu’elles soient affirmées ni
désignées explicitement, l’enchevêtrement de formes organiques qui
évoquent une fois encore autant la nodosité de formes végétales
(racines, troncs…) que de formes humaines (seins, hanches, genoux,
ventres,..) Il serait même possible dans la grande masse ocre de
discerner la cambrure d’un corps féminin (cuisses, hanche, ventre.
buste…) redoublé sur la droite dans la zone bleue, par un second. Les
jeux de valeurs claires/sombres qui induisent un décrochage de plans
(effet de profondeur) favorisent évidemment (inconsciemment pour le
regardeur) cette lecture malgré le titre du tableau.
La présence d'une figure sexuée est peut-être encore plus explicite dans une autre toile de cette même période (Composition 1957), dont la masse bleue "incarne" vraisemblablement celle d'un corps de femme, jambes ouvertes, pénétrée.
Dans un autre tableau, Femme route à l’arbre vert
(1964), l’ambiguïté des formes cette fois levée, c’est pourtant à un
enchainement formel analogue entre la masse verte d’un arbre et le
dessin d’un corps couché naissant des courbes d’un paysage qui font le
motif. On observera que le blanc qui enveloppe et pénètre la figure
féminine crée un flottement spatial proche de celui observé dans le
premier tableau.
Autoportrait,
Hiver (1966-1967), propose une distribution séparée de trois sujets :
une fleur (églantine), un visage (autoportrait), un buste de femme
(martine de mémoire – par cœur -). Le rapport d’échelle entre ces trois
éléments (disposés encore une fois sur fond blanc) produit malgré la
frontalité un jeu de profondeurs ou plutôt d’avancées et de creusements
de la surface renforcée par les lignes de séparation verticales entre
chacun de ces motifs. Au centre le portrait du peintre dont l’intensité
de l’expression des yeux fait oublier un instant l’absence du corps :
portrait « décollé » (au sens propre et figuré) qui flotte ou surgit
littéralement comme la face du Christ sur le voile de Véronique dans
certaines représentations gothiques de l’École flamande ou chez
Memling. De part et d’autre, comme les volets à ce faux triptyque, les
délicates présences de tons roses aux pétales des fleurs et sur la
partie supérieure d’un buste féminin suggérant plus d’un écho formel
entre la fragilité des fleurs écloses et les courbes tendres des seins.
Chanson de la chair.
Femme,
en 1972, fusionne à nouveau les différents sujets ; portraits, regards,
corps se superposent pour composer une stratification spatiale : jeux de
reflets, Insistance appuyée, marquée du regard, des regards : renvois
de l’un dans l’autre. Voir, regarder, devenir corps en le pénétrant. De
nouveau les formes s’agrègent, les espaces glissent et se superposent,
les chairs se fondent… Des oreilles aux bras, des seins aux yeux, tout
se confond comme sur le plan teinté de la glace.
Si
Bernard Dufour a eu recours, depuis le début de années soixante, à la
photographie (notamment lors de séances de poses), il semble que ce soit
vers le début des années soixante dix, qu’il ait décidé d’utiliser plus
systématiquement et plus directement les clichés dans la composition de
ses peintures (et ce sans doute par la raréfaction des modèles : les rues du Pradié étant moins passantes).
Certaines de ces images choisies avec soin pour leur portée symbolique
deviendront ainsi emblématiques de ce qu’il souhaite affirmer alors et
sans détour : l’obsession de l’image du corps désiré, sa fascination du
sexe féminin. Certains y verront d’ailleurs provocations et obscénités.
Martine
en 1973, est la transposition d’une photographie datant de 1972
réalisée à main levée sur une toile de jute écrue : les lignes au fusain
y ont été partiellement rehaussées à la peinture blanche pour marquer
les zones de lumière.
Provocation,
c’est bien possible, quant à l’obscénité, si elle est visiblement
davantage assumée par les photographies, elle n’existe ni vraiment dans
les dessins, ni même dans la peinture.
Que
voit-on ici qu’il faudrait ne pas montrer ? Le sujet ou la façon dont
celui-ci est peint? Le sexe offert entre les cuisses ouvertes ou la
manière étrange dont les taches de lumières disloquent les membres ou,
encore, le fait que l’absence de couleur et de matière picturale ne
traduisent pas (se refusent à traduire) la carnation. Dans ce traitement
brut (cru), volontairement inachevé, (les lacunes trouent la figure)
c’est une apparition effarante davantage qu’une délectation qui s’impose
au regardeur, - vision proprement spectrale de l’image du corps (de la
femme aimée) saisi, ravi et déposé sur la surface rêche de la toile.
En 1994, un des quatre tableaux de la série Postures
reprendra ce même motif, mais légèrement tronqué et disposé en oblique
sur un fond noir, accompagné en arrière plan d'une silhouette masculine.
Dans cette nouvelle version, cependant, le rapport au traitement
photographique est grandement évacué, tant par le dessin, par
l'organisation spatiale que par les jeux des lumières. Bien que frontale
par le traitement sans modelé de la silhouette blanche en arrière plan et par le
fond noir sur lesquelles se détachent les deux figures c'est à une
sensation de torsion spatiale que l'on assiste. Disposés, agencés sur
cet espace artificiellement plat et nocturne, ces deux corps entrainent
au vertige du regard : elle vers lui vers elle.... Principe de
théâtralisation renforcée - voire forcée - par la grande masse jaune et
blanche de la cuisse où bute puis glisse le regard conduisant au sexe, à
la pointe blanche du sein, à l'angle arrondi de l'épaule répondant à la
blancheur de la figure assise en arrière laquelle nous ramène par le
regard au visage de la femme. Nous voyons le voyeur ...et nous sommes
vus par celle qui est regardée. Le corps encore, et nos regards.
(article initialement publié sur appeau vert overblog entre le 26.10 et 11.11 2012, par ap)
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