Robert Bechtle - Richard Estes
« L’ombre est la vie reflétée de la statue, sa mobilité magique.», Giorgio de Chirico
***
De
fil en aiguille, recoudre quelques pans d’imaginaire… C’est une série
de sculptures de W. Turnbull, identifiées dans les portraits californiens de David Hockney qui m’ont conduit à regarder de plus près
certaines peintures de Piero della Francesca, dont "La Flagellation"
où se trouvait une petite statuette en bronze doré, laquelle m’a amené à
m’intéresser au personnage blond vêtu d’une robe rouge. Tout cela comme
on tire distraitement sur un fil qui dépasse d’un tissu – au risque
d’en défaire les trames ? – Je me suis rendu compte que la pelote,
obtenue en retour, était plus fournie et emmêlée qu’elle ne le laissait
paraître (mais n’est-ce pas toujours ainsi ?).
Chemin
faisant, d’autres bifurcations auraient été possibles concernant par
exemple le thème du socle dans la sculpture, le simulacre, la gestuelle,
les autres sources possibles du peintre italien, l’espace et ses
représentations… Justement,
à ce sujet, deux peintres en particulier m’ont accompagné au cours de
ma visite chez Piero della Francesca, ou plus exactement deux peintures
que je n’ai cessé de regarder du coin de l’œil en me disant que leurs
auteurs avaient eux aussi, à leur façon, déjà effectué ce voyage. L’une
de Robert Bechtle « 56' Chrysler » (1965) et l’autre de Richard Estes « Apollo »(1968).
***
1 – 56’ Chrysler : Un air de famille.
« Je suis intéressé par la question de la ressemblance; je suis aussi intéressé par la peinture qui est une façon d’en rendre compte. J'aime voir des choses telles qu’elles sont plutôt que penser à la façon dont elles peuvent être transformées. […] Je suis plus particulièrement sensible, dans mon travail, à la partie du monde que nous semblons remarquer le moins... à savoir notre environnement quotidien, notre façon de vivre. Ainsi, j'ai souvent peint mes amis et ma famille, des maisons familières, les rues du voisinage.
Mes peintures traduisent d’une part le mode de vie des américains de la classe moyenne, telle qu’elle existe en Californie et, d’autre part, elles tentent de trouver un point équilibre entre ce sujet et les préoccupations plus formelles de la peinture (l'utilisation de couleur et de la lumière, et toutes sortes de principes qu'il faut utiliser pour restituer les apparences. Mes peintures sont, dans ce sens, inscrites dans une longue tradition de la peinture Européenne et Américaine ayant cherché à trouver une signification dans les détails de la banalité. », Robert Bechtle, 1990
Robert Bechtle, 56' Chrysler, 1965 |
Ce
qui a d’abord attiré mon attention dans la peinture de Bechtle était
lié à la lumière des façades blanches alignées derrière la voiture
stationnée le long du trottoir.
Le
cadrage rapproché, le principe de plans animés par les motifs des
stores et les rythmes des ouvertures, le jeu des volumes emboités avec
perturbation des échelles (fenêtres et baies…), le porche ménagé sur un
passage où s’ouvre la profondeur d’une des maisons, présence discrète de
fuyantes relevées d’un seuil d’un garage (indiquées par des bandes
alternées de gazon et d’un revêtement rose)… et enfin, sur l’asphalte,
le tracé en perspective des lettrages jaunes de signalisation, le tout
évoquant une réminiscence de la construction spatiale de la peinture de
Piero della Francesca.
Un
décor architectural vide, certes, mais relevant d’une même ambiance,
presque d’un même « climat ». Pas de personnages donc, ou plutôt si, un
seul : une Chrysler Windsor -1956, rutilante et rose, gracieuse
et puissante, digne (aux dires de son constructeur), de porter le nom
de la fameuse dynastie des Windsor. Elle fut d’ailleurs célébrée
« voiture de l’année » aux USA.
Royale
figure donc, rangée devant un décor sans faste mais à l’esthétique
élégante et sévère des maisons méditerranéennes, et dont la petite
poterie blanche, disposée sur un muret, vient souligner d’une touche
discrète le goût de l’équilibre et de l’ordre… Bref, l’idéal américain
de la classe moyenne d’après-guerre : petit pavillon et grosse
cylindrée.
Cependant,
pour en revenir à la peinture de Bechtle, la construction de l’image
partageant l'espace en deux zones égales, claire en haut et sombre en
bas, accorde une place importante à la chaussée marquée par la
signalétique jaune. Lorsque j’ai croisé cette image pour la première
fois, elle était reproduite en miroir
et l’écriture écrasée par la perspective n’était pas vraiment lisible,
en la retournant le sens de lecture redevenait possible : XING.
Je
me suis longtemps demandé ce que ce mot pouvait signifier, Puis
quelqu’un m’a fait remarquer qu’il devait s’agir là d’une abréviation,
le X pouvant signifier une croix, il était donc possible de lire
« crossing » soit, ici, l’indicateur d’un carrefour ou d’un passage
piéton, annoncé hors champ, sur la droite.
Il se trouve par ailleurs que, consultant d’autres reproductions des
travaux de Bechtle, j’ai croisé une autre peinture plus récente (2006)
représentant un carrefour dont les éléments d’architecture me semblaient
très proches de ceux de cette peinture.
Quelques
éléments ont certes changé depuis 1965, mais on retrouve les
principaux : la tour carrée avec une petite fenêtre en arc plein
ceintre, les toitures en tuiles romaines, l'angle en retrait du perron
(aujourd'hui couvert d'une avancée en bois, y compris le bord de la
corniche de la toiture de la maison de droite. Cette seconde peinture
fait même comprende que la zone légèrement plus foncée qui anime la
façade de droite sur la première peinture est due à l'ombre portée d'un
arbre.
Sachant
que Robert Bechtle, comme la plupart des peintres hyperréalistes,
travaille à partir de prises de vue photographiques, je me suis dit que,
compte tenu de la date relativement récente de cette seconde peinture,
il était peut-être possible de retrouver ce lieu en utilisant une carte
numérique, accompagnée de vues locales; ce qui me permetrait de vérifier
si l'inscription existait. En effet, j’ai pu localiser la rue qui
figure sur la seconde peinture de Bechtle : elle se trouve à Alameda, de
l’autre côté de San Francisco, ville où est né et où réside encore
l’artiste.
Robert Bechtle Six Houses on Mound Street, 2006 (collection privée) - Capture d’écran de Google Map
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Autant
que l'on puisse en juger, si le lieu est bien le même (donc si la
première peinture et la seconde sont bien deux représentations d'un même
endroit), seules les inscriptions peintes au sol ne ressemblent en rien
à celles présentes dans le premier tableau.
Par
contre, sur une vue satellite de cette rue, on peut observer, à un pâté
de maison de là, une série de marques jaunes en travers de la route. De
près, il s'avère que ces marques sont précisément les traces de
signalisation que je cherchais. Le message entier, repartit en trois
temps sur la longueur de la rue indique : SLOW SCHOOL X ING (Ralentir -
Ecole - Croisement)
Les
vues latérales de cette rue montrent cependant que les habitations qui
se trouvent dans l’alignement de l'inscription ne sont pas celles
présentes sur les deux peintures ni dans l’autre vue photographique.
Ainsi, l'inscription jaune de la première peinture (56 ‘Chrysler) est une pièce rapportée ou, si l’on veut, le résultat d’un assemblage de deux points de vues.
La
peinture se contente rarement de reproduire le réel tel qu’il est -
celle des peintres hyperréalistes pas plus que les autres ! - et la
photographie, outil mécanique, n’est qu’un moyen (plus moderne et plus
rapide que le pied à coulisse et la chambre claire) de saisir, de fixer
les lignes et les lumières : le reste s’invente pour restituer
l’illusion des apparences et la nécessité de la signification voulue :
« Ce que vous voyez en faisant de la peinture est supérieur à ce que
l’on voit en prenant la photo. Prenons par exemple un arbre qui projette
son ombre sur un escalier. Sur la photo, celle-ci est juste enregistrée
comme une zone sombre. Mais quand vous commencez à la peindre, il y une
quantité de possibles et vous devez négocier avec cela de façon à ce
qu’elle donne un sentiment de justesse aux spectateurs.» précise ainsi
Robert Bechtle, et d’ajouter « La qualité de la lumière et le rendu du
dessin, la substance des peintures qui figurent mon espace quotidien
[…] n’est-ce pas essentiellement ce de quoi sont faites les peintures de
tout temps … C'est toujours un défi que d'utiliser ces matériaux pour
en proposer une approche formelle tout en évoquant simultanément une
sorte de poésie.»
Pour ma part, j’entrevois deux façons possibles de comprendre les raisons de l’ajout de cette signalétique dans 56’Chrysler
; la première est très certainement purement formelle : compte tenu de
la proportion importante de la bande sombre de la route, même soulignée
d’une ligne jaune (celle-ci existe bien dans la seconde peinture de 2006
et dans la vue de la rue) cela aurait entrainé un déséquilibre du carré
en créant un flottement de la partie haute : l’introduction du signe
(prélevé en amont de la rue) permettait ainsi de rétablir un contrepoint
visuel (rythme horizontal répondant aux lignes des stores), et un point
d’encrage fort de la partie basse. La seconde, tout en étant elle aussi
motivée par des raisons formelles, faisait le choix d’une inscription
qui, tout en étant pas immédiatement lisible (de part la perspective et
de part le fait qu’il s’agisse d’une abréviation), n’en était sans doute
pas moins chargée d’une certaine connotation.
Disposée
au premier plan, à droite de cette scène emblématique figurée par la
Chrysler rose stationnée devant les façades blanches - un peu justement
comme le groupe des trois figures devant « La flagellation »(1) - l’inscription
« X (CROSS) – ING » avertit d’un croisement, d’un carrefour autant que
d’un mélange ou d’une hybridation, ce qui est précisément le procédé
utilisé ici par le peintre.
Par ailleurs, dans un entretien accordé à Paul Karlstrom, en 1978,
Robert Bechtle précise que Alameda, ville dont était originaire son
père est aussi celle où il a passé une grande partie de son enfance. Il y
a donc de fortes chances pour que cette peinture soit pour lui
davantage qu’une simple restitution d’une époque ou d’un mode de vie,
mais bien un retour sur sa propre histoire, car cette rue et cette
maison, loin d’être des lieux anodins, sont chargées d’une part
d’affectif puisque Robert Bechtle y a tout simplement vécu.
En 1965, toujours, une peinture intitulée « 46’ Chevy »,
présente une Chevrolet décapotable noire avec, assis à la place du
conducteur, un jeune homme, qui peut-être même Robert ou son frère... La
voiture est stationnée le long d’un trottoir, non loin d’un carrefour. A
l’arrière plan on distingue très nettement un ensemble de maisons
construites selon un même modèle d’architecture. En retournant sur
Google map, toujours au carrefour de Moud Street et Calhoun Street mais
en pivotant le point de vue à 180° on retrouve ces mêmes maisons.
Autrement
dit, ces trois peintures, éloignées dans le temps, tiennent dans un
mouchoir de poche. Séparées au gré des ventes elles contiennent toutes
un élément qui permet de comprendre que l'espace n'est pas qu'un simple
décor. Réunies elles permettent de restituer un espace réel ou presque,
puisque, comme nous l'avons vu la première de ces trois peintures, 56' Chrysler, est une reconstruction et non une reconstitution.
Ne
serait-ce pas, sommes toutes, avec d’autres moyens, mais avec la même
finalité ce que Piero della Francesca a élaboré dans les espaces si
crédibles de ses mises en scènes ?
__
1 - Il se peut que ce
ne soit là qu’une pure coïncidence ou un simple hasard objectif,: « To
cross » peut se traduire, en fonction du contexte, aussi bien par
« Traverser » que par « Faire le signe de croix».
2 – Le Théâtre d'Apollon, Richard Estes
« Je pense que l’idée la plus répandue concernant l'artiste est que c’est une personne qui est pleine de passion, d’enthousiasme et animé d’une émotion extraordinaire. Il se jette sur son chef-d'œuvre et s'effondre d'épuisement quand il a fini. Ce n'est pas vraiment de cette façon que cela se passe. En général, c’est par un sacré raisonnement, pesé et mesuré, par un lent processus qu’il est possible d’arriver à quelque chose. L'effet produit peut être spontané, mais cela relève du geste artistique. Un acteur peut donner une pièce sur Broadway pendant trois ans : chaque nuit il exprimera la même émotion exactement la même façon. Il a développé une technique pour transmettre ses sentiments et faire passer les idées qui vont avec… Ou encore, un musicien qui ne désire plus rejouer ce même satané refrain, mais qui touchant son cachet, doit le faire. Je pense que le vrai défi consiste à programmer quelque chose et d’être capable de le conduire à son terme. Ce n’est pas toujours follement excitant : il faut juste accomplir sa tache. Cela n'est pas le produit de vos émotions propres, ça se fait dans la tête » Richard Estes, extrait d’un entretien avec John Arthur 1977 (1)
Une
rue entre ombre et lumière, une de ces lumières franches qui surgissent
parfois entre deux ondées, à la mi-saison, ni trop forte, ni trop
douce, qui détache les reliefs et teinte l’asphalte en bleu. Au premier
plan, logé dans un trapèze d’ombre qui s’allonge depuis la gauche du
trottoir sur une partie de la chaussée, un pied d’un lampadaire, une
poubelle en partie pleine, une Chevrolet Impala noire
stationnée, et sur la droite, quelques papiers qui jonchent le sol.
Au-delà se dressent une série de devantures colorées, les enseignes
lumineuses de deux salles de spectacles, au pied d’une colonnade néo
classique.
Quelques
rares passants glissent sur le côté du trottoir encore exposé au
soleil, quelqu’un monte (ou descend) d’un fourgon. Dans la Chevrolet
Impala, assis côté passager, une personne en uniforme beige (peut-être
un militaire ?) semble attendre. Tout parait paisible comme en une fin
une d’après-midi dominicale, le temps et les gestes sont suspendus dans
cette scène quasi cinématographique. Nous nous trouvons à New York, dans
la 42e rue, à l’automne 1967.
Apollo (1968), fait partie des premières œuvres de Richard Estes. Réalisée à peu près en même temps que la fameuse peinture des Cabines Téléphoniques,
elle fut aussi sans doute montrée lors de sa première exposition à la
galerie Allan Stone, dans les années 68-69. De petites dimensions (61 x
91,4 cm) elle est peinte à l’huile sur un panneau de bois, et fait déjà
preuve d’une grande maturité dans la construction, le travail des
lumières et la tonalité de la gamme chromatique.
On sait que, comme la plupart des peintres Hyperréalistes, Richard Estes
réalise des prises de vues photographiques des rues qu’il arpente,
avant de les transposer en peinture. A propos de l’origine de cette
procédure de travail, Richard Estes soulignait, dans un entretien
accordé à John Arthur(1) en 1978, sa façon quasi compulsive
de prendre ses images, au tout début de son arrivée à New-York : « Si
quelqu'un m'avait dit en 1965 ce que je peindrais en 1967, je ne
l'aurais jamais cru. Je marchais juste dans la ville attrapant au vol
les choses et tout ce qui était là. Je ne pensais à rien de précis, je
n’avais rien programmé. […] Je photographiais les gens dans la rue, puis
j'ai commencé à prendre conscience d'autres événements, d’autres
éléments auxquels je n’avais pas prêté attention. […] Il y avait les
gens, mais ce qui était le plus marquant c’était le contexte. » Il
précise aussi : « La raison pour laquelle je prends beaucoup de
photographies vient du fait que j’ai besoin de compenser le fait qu’une
seule image ne me donne pas toutes les informations dont j'ai besoin.»
Pourtant,
contrairement à beaucoup, Estes ne projette pas directement ces
photographies sur le support à peindre. Ses peintures sont réalisées sur
un mode classique, partant d’une sous-couche dessinée à main levée
(combinant plusieurs vues photo) vers une mise en couleur, par états
successifs. Cette lente mise en place des formes, le
rééquilibrage des couleurs, l’ajout d’une lumière ou d’un détail, qui
n’étaient pas forcément présents dans les clichés (mais que la peinture
réclame pour trouver son équilibre et favoriser la circulation du
regard) ne sont pas toujours pris en compte lorsque, de façon souvent
hâtive, on range sous le terme hyperréaliste un grand nombre de peintres
utilisant effectivement la photographie comme point de départ de leur
travail. Tantôt, c’est la fascination liée au savoir faire qui
l’emporte, tantôt cette même virtuosité à produire de la ressemblance
(de la vraisemblance) qui agace et provoque le rejet de cette façon de
peindre.
Barbara Rose dans son ouvrage, La peinture américaine(2),
estime que « d’une certaine façon, comparée à la spectaculaire
« percée » de la peinture américaine des années d’après-guerre, la
décennie des années soixante-dix apparait comme une période de relatif
académisme, caractérisée par le professionnalisme des artistes, la
prolifération des écoles de peinture et l’assimilation progressive de
l’art par la société.[…] Soudain, aux Etats-Unis, un public de masse
instruit ou à demi instruit, quasiment ignorant de l’existence des arts
visuels, se prit d’intérêt pour la peinture et la sculpture, au moment
où il découvrait simultanément les bons vins, la bonne chère et autres
agréments du bien être. Il manifestait d’une façon générale une
prédilection pour un art compréhensible, facile d’accès, direct dans son
message. Il réserva, doit-on s’en étonner, le meilleur accueil au
réalisme photographique, style du trompe-l’œil illusionniste qui […]
rivalisa avec la photographie elle-même dans la mesure où il renseignait
sur le monde extérieur dont il offrait une duplication. […] Ainsi les
surfaces lisses et laquées des tableaux de Richard Estes, Robert
Bechtle, Ralph Goings, Robert Cottingham et autres, brillent-elles d’un
éclat qui réjouit le spectateur dénué des connaissances de base en
peinture et qui trouve gratifiant de reconnaitre les rues familières de
sa ville ou des faubourgs. Par l’obsession de la scène américaine qu’il
véhicule, l’hyperréalisme n’est autre que la forme ultime du tableau de
genre local, la version au goût du jour de l’école de la poubelle (Ashcan Art),
lui aussi débordant de ces poubelles indispensables à la vie et
d’autres objets du monde industriel dont le spectacle afflige.».
S’il
semble évident que le contexte social a pu favoriser l’émergence d’un
tel courant, il n’en demeure pas moins que les questions esthétiques qui
le traversent ne peuvent pas être réduites au seul argument de la
complaisance. Ni le choix de sujets (relativement classiques, mais liés à
l’environnement immédiat des artistes) restituant un milieu urbain avec
tout ce qu’il contient d’éléments manufacturés : les façades
réfléchissantes des buildings, les devantures colorées ou lumineuses des
échoppes, les véhicules aux chromes rutilants, les fast-foods aux
enseignes démesurées et excentriques…, ni le processus reposant sur un
aspect mécanique comme élément de réalisation de l’image, ne devraient
interdire de regarder d’abord ces peintures pour ce qu’elles sont et non
pour ce qu’elles figurent, autant que pour ce qu’elles donnent à
comprendre de l’acte pictural(3).
Pour revenir donc à Apollo,
compte tenu que c’est une image photographique (une ou plusieurs) qui a
servi de base de travail, il était donc intéressant, pour commencer,
partant des informations contenues dans la peinture, de pouvoir non
seulement localiser le lieu réel (surtout quand comme moi on n’a jamais
mis les pieds à New-York), mais aussi de se faire une idée plus précise
du moment où avait été pris le cliché, pour comprendre, si besoin était,
ce que Estes avait modifié, et éventuellement comprendre pourquoi. Les
deux indicateurs essentiels étant les qualités de lumière et surtout les
détails.
Cette portion de rue, comme nous l’indiquent les noms des cinémas (Apollo et Times Square), est située au 219 de la 42e Rue, non loin de Times Square, là où se trouve le quartier des théâtres. D’autres
vues photographiques de cette rue permettent de comprendre que les
façades où se situent les cinémas sont exposées en pleine lumière plutôt
en début d’après-midi.
Concernant
la lumière, telle qu’elle est traduite dans le tableau, il faut bien
convenir qu'elle ne semble pas obéir à une source de lumière
unique. D'un côté, il y a celle éclairant les bâtiments en arrière plan
sur la gauche et partiellement les enseignes de cinéma ainsi que la
colonnade, à première vue, celle-ci est assez haute et vient plutôt de
la gauche; les
ombres propres notées sur quelques endroits de l’architecture et celles
projetées sur le sol (notamment sous les auvents) y sont en effet
plutôt courtes. De l'autre, il y a celle qui, venant elle aussi de la gauche, donne la
zone d’ombre qui occupe le premier plan de la rue, dont la découpe est
visiblement due à la présence d’un immeuble plus haut; plus étirée et
elle ne semble pas appartenir tout à fait au même moment de
l'après-midi. Deux éléments viennent encore contredire toute logique unitaire.
L’un est le retour
de lumière sur la droite de la chaussée qui crée un triangle plus
clair, découpant l'ombre en sens inverse en accentuant un effet de
perspective, l’autre est situé sur le petit édicule qui est sur le toit
du théâtre à droite, dont le mur de côté est figuré par un aplat noir
alors que, précisément, la lumière venant de gauche aurait du l’éclairer
comme c'est le cas pour les pans des auvents qui se trouvent juste dans
le même axe. Pour résumer, l'ambiance est vraisemblable mais les
lumières improbables.
Pour ce qui est des détails, beaucoup d’éléments ont été retranscrits à l’identique, comme en témoignent les très nombreux clichés
pris dans cette rue par différentes personnes, particulièrement entre
les années 50 et 70, confirmant ainsi la configuration du lieu. En 1967, une Banque du Sang se trouvait bien à côté du cinéma Apollo, de même qu’un magasin de vêtements (Swank) situé entre le Times Square et le Lyric
(un autre cinéma qui ne figure pas sur cette peinture mais dont on
perçoit la bande jaune de l’enseigne sur la droite).
On remarquera
aussi que dans la peinture d’Estes, les détails de l’enseigne de ce
magasin ont été supprimés et que les grilles sont représentées tirées,
indiquant que celui-ci est fermé. Compte tenu de la plage l’horaire
(même approximative) il est donc probable que le peintre, pour les
raisons indiquées plus haut, ait bien réalisé ses photographies un
dimanche.
D’autres
éléments ont subi une réelle modification, ou ont totalement disparu.
La transformation la plus flagrante est celle relative au bâtiment qui
se trouve à l'arrière plan. Estes l’a visiblement décalé sur la gauche
en augmentant cependant la longueur de l’aile droite (6 jeux de doubles
fenêtres pour la peinture contre 4 sur une archive photographique de
1990).
Autre adaptation, la proportion de l’édicule situé sur le toit,
nettement plus petit sur la peinture. Enfin, une citerne, si
caractéristique de l’architecture New-Yorkaise, à pourtant été gommée,
au profit d’un ciel orageux. Le résultat de cette transformation, (de
cette adaptation de l’espace) débouche l’horizon derrière la façade du
théâtre, permettant un contact plus fort entre la lumière sombre du ciel
et celles plus claires des lignes de l’architecture.
Là encore, un examen attentif des détails révèle que le lieu représenté, contrairement à ce l'on aurait pu attendre, n'est pas une copie conforme, mais une complète reconstruction.
Les deux salles de spectacles(4)
figurant sur la peinture d’Estes (aujourd’hui fermées et remplacées par
des magasins) contiennent elles aussi leurs lots de détails
significatifs : Tous les titres des films, inscrits en lettres noires
sur les auvents, non seulement existent bien, mais nous donnent une
information temporelle. Sur l’enseigne de droite (la plus immédiatement
lisible) : The Sword of Ali Baba (1965) et Ride the man down (1952) ; sur celle de gauche Elvira Madigan (1967) et The Easy Life (Le fanfaron 1963).
Or il semblerait que Elvira Madigan, film Suédois réalisé en avril 1967 soit sorti en salle à New York
le 30 octobre de cette même année, confirmant donc bien que l'un des
clichés a été pris à l’automne de l'année 1967. Au-delà donc de cette
observation factuelle, qui donne à la peinture son caractère
d’actualité, on comprendra que, disposés de droite à gauche, ces quatre
films dessinent une autre temporalité, plus historique, voire carrément
allégorique.
Ride the man down, est un western, genre qui manifeste dans cette peinture l’histoire mythique (la légende) de l’ouest américain. The sword of Ali Baba, contient la part de merveilleux et d’exotisme d’un conte pour enfant, The Easy Life, (le Fanfaron)
sorte de road-movie à l’italienne, tout en étant considéré comme une
comédie est un récit critique de la société et des mœurs à l’époque du
miracle économique, enfin Elvira Madigan, adaptation à l’écran
d’une histoire d’amour tragique, est une reconstitution romanesque,
inspirée d’un fait réel. Chacun de ces films peut donc être considéré
comme l’équivalent d’une formule donnant en partie les clés de lectures
de cette peinture, ou tout au moins, redoublant le sens de la démarche.
Ce
choix délibéré de rendre lisibles ces différentes éléments, peut encore
rappeler que l’importance accordée au détail et à la présence du texte
dans l’image peinte - qui s’inscrit finalement dans la lignée des
préoccupations des peintres du 17e
usant du trompe-l’œil, ou encore de celles des Cubistes, ne relève
évidemment pas de la seule ambition informative ou décorative (une
information plate ou un effet de style), ni de la simple anecdote
évènementielle, mais bien d’une volonté délibérée de construire une
signification qui excède la réalité visible(5).
Si
c’est évidemment ce travail de reconstruction spatiale du tableau -
souvent méconnu d’ailleurs - qui m’a amené à m’intéresser à Apollo de Richard Estes (et puisque c’est une réflexion à partir de la peinture de Piero della Francesca qui m’a conduit à en faire l’étude) il faut revenir sur l’importance du dispositif scénique élaboré ici par le peintre.
Estes peint des cinémas comme jadis on peignait des palais ou lieux saints, s’inscrivant ainsi de fait dans la tradition picturale des vedute
de Canaletto de Bellotto ou celles de Corot, voire es Cathédrales de
Monet. Ceci permet de comprendre aussi que nous ne sommes pas en
présence d’une simple transposition virtuose d’une prise de vue dite
objective, mais bien devant une interprétation subjective d’un lieu et
donc finalement très loin de l’idée purement documentaire que l’on s’en
fait habituellement.
Tout
le travail pictural consiste donc, pour Estes, à trouver, non pas une
ressemblance avec les photographies mais bien une équivalence à ce que
l’œil a perçu dans la réalité : « Je peux choisir de faire, ou ne pas
faire, ce qui se trouve dans la photographie. Je peux ajouter ou
soustraire à ma guise. A chaque fois que je fais quelque chose
correspond un choix qui prend en compte la diversité des observations
relatives au lieu initial […] Ainsi ce que j'essaye de peindre ne
cherche pas à s’éloigner de l’endroit que j'ai photographié, mais à le
restituer au plus près. […] Je pense qu’avec la peinture ce n’est pas
tant un problème de prélèvement et d'imitation qui est en jeu, mais
davantage un problème de création. Il est faux de penser que peindre
d’après photo consiste en une reproduction fidèle alors qu’en fait il
s’agit d’inventer une nouvelle image.».
On
aura constaté, je pense, l’humour avec lequel Estes a choisi son sujet
en prenant acte du rapport entre le nom du cinéma et la forme typique de
l’architecture auquel celui-ci est adossé, motif qui exprime évidemment
une sorte de raccourci stylistique et temporel saisissant, d’autant
plus qu’il est accolé au Times Square (Place du Temps). La
façade à l’antique boursouflée par les auvents et partiellement masquée
par l’enseigne jaune (où est figuré un globe), suggère l’idée d’une
strate de culture, héritée de la vieille Europe - le cinéma Apollo
étant par ailleurs connu pour diffuser essentiellement des films
étrangers (International Films) -. La confrontation des titres des films
à l’affiche (ou plutôt inscrits en toute lettre) désignant
implicitement leurs pays d’origine - européens et américains -
renforcent le sentiment d’un télescopage (d’un choc) des cultures, tout
en les plaçant physiquement et symboliquement sur un même plan.
Enfin,
les genres respectifs de ces films (romance, humour, aventure,
western), balayent le spectre des récits possibles que proposent à
l’envie ces nouveaux temples (que sont les cinémas) dédiés aux cultes de
nouvelles figures. En quelque sorte, c’est l’expression d’un paganisme, d’une l’idolâtrie qui se manifeste ici et que le souvenir du dieu Apollon incarne(6) à merveille.
Apollo est
élaboré comme un espace presque ressemblant, l’équivalent d’une réalité
reconnaissable, y compris des familiers de cette rue qui, elle-même,
est conçue comme un décor fabuleux invitant aux joies des spectacles.
Image de l’image dans l’image d’un monde d’images, Apollo, derrière la pseudo neutralité de sa facture, énonce en abîme les vertiges du regard.
Toutes
les vues de rues, réfléchies et démultipliées en échos dans les
vitrines où se brisent les perspectives, jeux exacts de miroirs
déformants où se confondent et s’inversent les espaces, disent bien par
ailleurs, que toute les peintures de Richard Estes telles des Vanités
sont des feintes autant que des tautologies.
__
1 - John Arthur, "A Conversation," Museum of Fine Arts, Boston and the New York Graphic Society, 1978
2 – Barbara Rose, “ La peinture américaine”, Editions Albert Skira 1986, (P. 125 à 130)
3
- Car ce qu’il faut encore réaffirmer ici, c’est que, précisément, si
l’intermédiaire mécanique que représente pour les uns la chambre claire,
pour les autres la chambre noire (ou aujourd’hui les outils numériques
de construction en 3D, la retouche d’image numérique...) modifie
l’approche autant que le rapport au réel, la peinture reste le moyen de
déplacement (un véhicule dans tous les sens du terme) le plus
souple, le plus ductile (ce qui ne veut pas dire le plus maniable) entre
ce qui relève de la perception du monde et de sa représentation. Ou,
pour rester sur la métaphore du véhicule, la peinture est une sorte de
véhicule tout terrain.
4 - Le « Apollo Theater » (Théâtre d’Apollon) fut construit par Eugene De Roas, en 1920, peu de temps après le Times Square Theater. Il s’est d’abord appelé le Bryant, mais fut très vite rebaptisé du nom d’Apollon
par leurs propriétaires, Edgar and Arch Selwyn. Un seul bâtiment,
reconnaissable à sa façade de calcaire avec une colonnade ouverte,
abritait les deux établissements, disposés côte à côte au 219 de la 42e
Rue. Il y avait une entrée séparée pour chacun d’eux cependant réunie
par un auvent commun. La programmation du Apollo Theater
a très vite alterné entre spectacles de variétés et séances de cinéma
attirant ainsi un nombre important de spectateurs et un public très
varié. Repris entre 1938 et 1978 par une compagnie de distribution de
films étrangers (…), il cessa définitivement toute activité vers 1996
pour laisser la place à des grands magasins…
5 - Il ne s’agit peut-être d’ailleurs en cela, ni plus ni moins, que de la question de la Vanité :
une peinture proposée aux esprits, plutôt qu’aux simples regards, un
mode de représentation excédant la visibilité au profit d’une
lisibilité.
6
- On aura aussi remarqué (heureux hasard) que "cet autel païen", un
temple d’Apollon, est flaqué sur la gauche d’une Banque du Sang, qui par
association d’idées peut évoquer les immolations et les sacrifices qui
se pratiquaient dans ces anciens sanctuaires…
3 - Retour à Mound St
Essayant de savoir si les deux maisons qui figuraient dans la peinture de Robert Bechtle, 56’ Chrysler (1965), existaient réellement ou si elles étaient une pure construction, j’avais émis l’hypothèse, me basant sur une autre peinture datant de 2006, que celle-ci était localisée dans Mound Street dans la ville d'Alameda.
En cherchant des informations sur Robert Bechtle, j’avais par ailleurs croisé, sur le blog de Murilee Martin, un article se référant à la question du lieu. A l’occasion de la rétrospective de l’artiste au Moma de San Francisco,
en 2005, Murilee Martin avait entre autre choses, photographié, non
loin de chez lui, le parking (vide) où en 1974, était stationnée une Ford Wagon. « J’ai dans mon séjour une reproduction de Gran Torino
de Robert Bechtle et il était assez amusant de penser que le lieu se
trouvait à cinq blocs de là où j'habite [...] il ne me fut pas très
difficile de localiser l'endroit, l'artiste ayant reproduit le numéro de
l'adresse [...] Les peintures de Bechtle m'ont souvent servi de source
d'inspiration lorsque, franchissant le seuil je me lançe dans mes
expéditions photographiques en quête de nouveaux spécimens... »
indiquait-il.
Et,
de fait, il y a de cela dans cette démarche : celle d’un entomologiste
dressant un inventaire, une taxinomie patiente du parc automobile de sa
ville ; nombreuses photographies prises par Murilee Martin, notamment
dans les rubriques « Down the street » et « Down the junkyard », auraient pu être des sujets pour Robert Bechtle, Don Eddy ou Jonh Salt.
Marin Avenue (Albany) - R.Bechtle Marin Ave, late afternoon,1988
|
Bayview Dr (Alameda) - R. Bechtle Amelada Nova, 1979
|
Otis Avenue (Alameda) - R. Bechtle 58' Rambler, 1967 |
Sans
le concours précieux de cet allié local, avec qui j’avais pris contact à
tout hasard, il ne m’aurait pas été possible de vérifier certains
détails.
Murilee
Martin m’a fait parvenir plusieurs photographies et, malgré
les transformations qui sont intervenues en quarante cinq ans (la
végétation autant que les différents aménagements), ces clichés
confirment donc bien que, d’une part que les deux maisons existent bel
et bien, côte à côte, dans une même configuration et que, d’autre part,
comme je l’avais supposé, il n’existe aucune trace de signalisation
(même anciennes) peintes sur la chaussée.
***
Au
détour d’une vidéo présentée par le Moma de San Francisco, j’ai par
ailleurs découvert qu’il existait une autre version peinte avec le même
groupe de bâtiments découpé par une source de lumière plus rasante et
devant lequel se trouvait une autre Chrysler, datant visiblement des
années 60 (je n'ai pas retrouvé la dare exacte).
L’insistance
du motif des volumes géométriques de ces façades presque irréelles (on
dirait une nature morte de Morandi), manifeste l’intérêt que Robert
Bechtle leur a donc accordé à au moins deux reprises, ce qui confirme
qu’il s’agit bien là d’un lieu familier.
Étrangement,
la forme très caractéristique de l'arrière de ce véhicule (en forme de
flèche) m’a fait me souvenir que je l’avais déjà croisé dans une autre
peinture datant celle-ci de 1981.
Une
femme d’une soixantaine d’année, vêtue d’un pantalon et d’un chemisier à
fleur, est adossée à la voiture, une main posée sur poignée de la
portière de la Chrysler déjà peinte en 1965. A vrai dire, je n’avais pas porté attention à l’arrière plan
de cette scène, autrement que d’un point de vue purement plastique, le
jeu des ombres projetées absorbant littéralement les façades.
Pourtant
- et cela grâce entre autres aux photographies de Murilee Martin - je
me rends compte soudain qu’il s’agit encore du même lieu. Un seul
élément est réellement différent, il s’agit de l’arbre qui sur la gauche
possède un tronc plus important que sur la photographie (pourtant plus
récente) et qui précisément par la taille supposée de son feuillage
produit en partie l’obscurité.
Robert Bechtle, 57' Ford, 1966 |
Parcourant
une fois encore les peintures de Bechtle, je m’aperçois qu'une autre
peinture, qui jusque là avait échappé à mon attention, représente encore
le même lieu, dans la même perspective que celle de la photographie de
Murilee Martin qui ouvre cet article et celle de "Six maisons dans Mound Street" (2006).
***
(Revenir
sur les mêmes lieux, les peindre et le repeindre en tenant compte du
temps qui passe, des lumières qui sculptent les volumes, des
micro-evènements qui modifient la reconnaissance que l'on en aurait :
rejouer la scène en changeant les acteurs, déjouer les attentes, se
jouer des apparences...)
(articles publiés sur appeau vert overblog entre le juin et août 2009, par ap)
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