dimanche 8 janvier 2017

En demi-teintes

Balthus 

[note d'expo]

J’étais plutôt enthousiaste à l’idée d’aller voir l’exposition Balthus, présentée par la Fondation Gianadda, à Martigny. Content aussi de partager ce moment avec Claude. Pourtant, en ressortant, c’est un sentiment mitigé qui demeure. Pas d’emballements (à part deux ou trois pièces vraiment magnifiques (Les Enfants Blanchard, 1937, Jeune fille endormie, 1943  et Étude pour Jeune fille à la chemise blanche, 1955), pas de fulgurances, même dans la grande peinture du Passage du commerce Saint André, 1952-1954 que je découvrais ici, pour la première fois, dans ses vraies dimensions. Dans bon nombre de ces peintures, je ne retrouvais pas la volupté en peinture que laissent entrevoir parfois les reproductions.

En fait, durant toute la visite -  je m’en rends compte maintenant -  je me suis surtout attaché à observer - plutôt que les sujets (que je connaissais déjà) - les effets de matières : le côté grumeleux et parfois vermiculé de la pâte jouxtant des zones lisses et polies. Ce qui m’a frappé surtout, c’était la matité de certaines compositions et leur compacité aussi : une frontalité dure et presque rugueuse par endroits. La palette chromatique, par contre, composée souvent de camaïeux roses ou beiges assez crayeux - à l’exception de quelques pointes de rouges ou bleus - m’a semblé bien plus terne que ce que je m’attendais à voir.

Et puis, je me suis dit, bizarrement (et contre toutes apparences), que malgré l’insistance des sujets figurés, la forte géométrisation des figures - plutôt que celle du mobilier ou des architectures - il s’agissait là d’abord d’une peinture très abstraite. Je m’explique : en fait regardant ces tableaux, j’ai eu l’étrange sentiment que les figures très dessinées, une fois installées dans le cadre, représentaient, avant tout, l’enjeu de surfaces à remplir pour les faire tenir ensemble, comme dans certaines marqueteries ou certaines fresques. Comme chez Seurat. Ce n’est pas, bien entendu, le cas de toutes les œuvres présentées, qui sont d’une grande hétérogénéité, mais cela m’est surtout apparu très sensible dans les premières études d’après Piero de la Francesca (justement) et dans les dernières compositions entre 1955 et 1978. Plus Balthus vieillissait plus il semble que la matière s’affirmait dans sa granulosité, son poids physique à l’œil.

L’aspect chargé des matières de certaines toiles a quelque chose de touchant, on peut y déceler une sorte d’hésitation (malgré la charpente solide du dessin agrandi au carreau), ou encore, une très longue gestation, une rumination de la pâte, un empâtement qui chercherait à donner corps.

Donner corps à quoi ? Au sujet ? Je n’en suis pas certain. La réponse la plus simple que je me suis faite a été simplement "donner corps à la peinture".
Exposition Balthus, Fondation Gianadda,
  
Plutôt que les chats, dont il avait été élu roi par Rilke, et qui, c’est vrai, pointent, en de nombreuses occasions, le bout du museau ou la queue, ce qui m’a plus particulièrement intéressé dans les peintures de Balthus, présentées à la Fondation Gianadda, ce sont, d’une part les traitements des lumières et, d’autre part, cet étrange rapport à la matière qui, dans certaines peintures, semblent être le point de retournement des sujets figurés.

Dans la peinture intitulée Les Enfants Blanchard (1937), qui rappelle, on l’a souvent noté, la composition d’une des illustrations que Balthus réalisa de Les Hauts de Hurle-Vent (« j’ai occupé le temps à écrire pendant vingt minutes », 1933-1935), présente dans un décor frustre, deux enfants occupés à des activités différentes. Si la facture du tableau est très classique, évoquant le velouté des matières de Corot ou de Chardin et les tonalités de Murillo, l’organisation de la scène est assez inattendue. Tandis que la jeune fille à quatre pattes est penchée sur les pages d’un cahier ouvert, visiblement absorbée dans l’écriture, un garçon agenouillé sur une chaise, un coude en appui sur le plateau vide de la table semble songeur. Ce qui apparaît donc comme une scène domestique est d’abord le portrait d’un frère et d’une sœur. L’étagement étrange des deux corps, à gauche, y est inscrit par un emboîtement anguleux, liant courbes et segments, qui s’oppose à la sobriété de la structure de la table, à droite, soulignée par l’arête grise de sa tranche, venant croiser les verticales, noires et brunes, qui forment la scansion verticale du fond. Les accroches de lumières sur les plis des tissus, sur le mobilier et sur les chairs, sont à la fois les nœuds et les vecteurs du regard.
Mais ici c’est surtout la maîtrise des jeux d’éclairage, (presque au sens théâtral) qui est, à mon sens, totalement aboutie : le mur beige clair, sur lequel se découpe, en contre-jour, le profil du jeune garçon, la lumière douce du premier plan qui vient d’une fenêtre, donnant relief à la jeune fille, organisent l’espace dans un entre deux de demi-tons somptueux. 
Thérèse rêvant (1938) et La jeune fille endormie (1943) contiennent elles aussi, avec une intensité plus forte, plus incisive, liée aux éclats des étoffes blanches, cette même rigueur du clair obscur. Une autre toile, datant de 1942, Salon II, utilise un dispositif scénique analogue à celui des Enfants Blanchard, dans un décor cependant plus ornementé. Les mêmes jeux de lumière y charpentent l’espace avec un fort travail d’arabesque des éléments du mobilier.

Dans les années 50, après un passage assez sombre, la palette s’éclaircit et les silhouettes gagnent encore en géométrisation : les visages et les pieds surtout ! Dans la période 60-70, l’espace perd en profondeur au profit de la matière : la pâte s’épaissit. Les corps prennent un aspect presque minéral, tandis que la perspective bascule vers l’avant : Balthus semble hésiter entre la densité et le plan du tableau. Dans les dernières peintures, le pli du tissu a rejoint celui du corps. Le sujet tient encore au dessin mais la croûte gagne jusqu’à la disparition des chairs : son engloutissement.

Et rien, pas même le jouet en forme d’oiseau qui attire l’attention du chat, dans Le Lever II,  ne peut me soustraire à ce grain, à ce dépôt emmuré, à ce corps crépi. La lumière aux arêtes d’ombres est devenue étale, absorbée par l’épaisse couche de pigments, jusqu’à la frontalité, jusqu’à la compacité de l’enduit. Une chair compacte, opaque.
 

En parcourant l’ensemble des œuvres, j’ai pensé à deux choses : l’une correspondant au glissement progressif des sujets par les éclairages subtils à l’affirmation de la surface du tableau dans sa matérialité, l’autre, à l’insistance de quelques formes qui de la peinture des corps aboutissent au corps de la peinture. 

[ ...]
(article initialement publié sur appeau vert overblog en par ap)
 

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