Lucas Cranach
"Aussi souvent que les princes vous emmèneront chasser, vous transporterez partout avec vous un panneau, que vous compléterez au milieu de la chasse, où vous dessinerez comment Frédéric abat un cerf, comment Jean poursuit un sanglier." Christoph Scheurl, extrait d’une lettre adressée à Lucas Cranach, 1509
1- Repérages
Il est peu probable que ce soit à ce tableau, « Chasse au cerf de l’électeur Johan Frédéric le sage »
que l’auteur de cette lettre, Christoph Scheurl, humaniste et
professeur à l'Université de Wittenberg, fasse directement allusion
(puisque le tableau en question date de 1529), mais peut-être plus
directement aux dessins,
dont on dit bien qu’il ne nous en reste finalement que peu de traces -
que Lucas Cranach réalisait souvent au cours de ses voyages.
Pourtant, à bien y réfléchir, soit cette remarque donne envie de sourire, par l’apparente naïveté qu’elle contient, imaginant par exemple le peintre au milieu de ce beau désordre, saisissant au vol la course frénétique des cervidés, croquant à tout va les bêtes affolées par les meutes de chiens lancés à leurs trousses ou s’appliquant à dessiner ceux acculées à la rivière, harcelées par les piques des veneurs… soit, on peut y discerner une pointe d’ironie concernant précisément la représentation de cette faune, telle qu’elle peut apparaitre ici, relevant par bien des points à celle déjà répertoriée par les miniatures des livres d’heures, ou du fameux livre de chasse de Gaston Phébus (1387-89)
Pourtant, à bien y réfléchir, soit cette remarque donne envie de sourire, par l’apparente naïveté qu’elle contient, imaginant par exemple le peintre au milieu de ce beau désordre, saisissant au vol la course frénétique des cervidés, croquant à tout va les bêtes affolées par les meutes de chiens lancés à leurs trousses ou s’appliquant à dessiner ceux acculées à la rivière, harcelées par les piques des veneurs… soit, on peut y discerner une pointe d’ironie concernant précisément la représentation de cette faune, telle qu’elle peut apparaitre ici, relevant par bien des points à celle déjà répertoriée par les miniatures des livres d’heures, ou du fameux livre de chasse de Gaston Phébus (1387-89)
Détail de Chasse au cerf de l’électeur Johan Frédéric le sage 1529
Détail du Livre d'heures de Marguerite d'Orléans 1430 (BNF)
|
En 1504 Lucas Cranach (l’ancien) quitte Vienne pour Wittenberg, pour s’installer comme peintre de cour au service de l’électeur Frédéric III de Saxe. Dans
les années qui suivent cette prise de fonction, Cranach modifie
sensiblement sa façon de peindre. Les caractéristiques expressives de sa
période viennoise cèdent le pas à une mise en forme que l’on a dite
plus mesurée et plus stylisée. Les raisons de cette transformation sont
multiples et sont sans doute dues à des nécessités d’ordre politique (la
Réforme) autant qu’esthétique (affirmation d’un style), mais aussi très
certainement pratique.
En
effet, afin de répondre aux multiples commandes de « reproductions » de
ses peintures, qui lui sont faites par les différents princes de Saxe,
Lucas Cranach met en place, dès 1525, un atelier auquel il associe ses
fils (Lucas junior et Hans). Quelques historiens de l’art considèrent,
pour cette dernière raison, que cette période, plus maniériste, fut
aussi sans doute moins riche en inventions que la période précédente…
Ainsi, en 1858, on pouvait lire dans la revue L’artiste (partie 2. Éditeur Aux bureaux de L'Artiste, P.214) : « Les Chasses au cerf
des deux Cranach n’ont pas la valeur artistique des tableaux du Louvre ;
mais ils sont curieux comme études de costumes et de mœurs».
Détails de "Chasse au cerf de l’électeur Johan Frédéric le sage" (1529)
et "Chasse près du château de Hartenfels" (1544) |
Jean Claude Bourdais avait tenté de démêler(*),
dans une première approche, la question de l’attribution de ces scènes
de chasse (car il en existe plusieurs !) au père ou au fils Cranach (les
deux Lucas), en se basant sur ce que les différents musées, où ces
peintures sont conservées, proposaient comme documentation. Il en avait alors recensé au moins cinq : quatre peintures et une gravure.
1 - Chasse au cerf de Johann Frédéric, attribué à Cranach le Jeune vers 1544, au Kunsthistorisches Museum de Vienne,
2 - Chasse au cerf en l'honneur de Charles Quint au château de Torgau, attribué au Vieux (ailleurs au Jeune), 1545, Musée du Prado de Madrid,
3 - Chasse au cerf de l'électeur Frédéric le Sage, attribué à Cranach l’ancien, 1529, Kunsthistorishes Museum de Vienne,
4 - Chasse au cerf en l'honneur de Charles Quint au château de Torgau, attribué l’ancien (mais sur quelques sites au jeune !), peint en 1544, Muséo del Prado, Madrid,
5 – Chasse au cerf de l'électeur Johann Frédéric, au musée de Vienne, une encre attribuée (selon les sites) plutôt au fils, datée aussi de 1544.
A celles-ci, on peut encore en ajouter deux autres :
6 - Chasse au cerf de l'électeur Frederick le sage, attribuée à Cranach l’ancien (très proche dans la fig.4) datant aussi de 1929, au Museum for Kunst, Copenhague
7 - Chasse près du château de Hartenfels, attribuée à Cranach le jeune, vers 1544, au musée de Cleveland.
7 - Chasse près du château de Hartenfels, attribuée à Cranach le jeune, vers 1544, au musée de Cleveland.
L’ensemble
de ces peintures est construit selon une structure paysagée assez
proche : un bras de rivière ou un plan d’eau (un marais parfois ?)
entouré de hautes futaies cerne une clairière. Le lieu est situé dans
les environs d’un château figuré en arrière-plan.
Quatre
tableaux sur six (fig 1,2,4,7), tous datés de 1544 ( ?) indiquent sans
ambigüité qu’il s’agit de celui de Hartenfels, qui se dresse en bordure
de l’Elbe, dans la ville de Torgau. La présence des écussons de la cité
peints sur la partie supérieure de deux d’entre eux (fig.1 et 4)
l’atteste.
Détails à gauche de "Chasse au cerf en l'honneur de Charles Quint" (1545) - "Chasse près du château de Hartenfels" (1544),
Détails à droite : "Torgau" gravure de 1560 et "Torgau" Lithographie 18e |
Le
point de vue n’y est cependant pas toujours le même, présentant les
façades du château sous des angles légèrement différents - ce qui fait
dire à J-C Bourdais que nous avons affaire à une sorte de léger
« travelling circulaire… » -. Dans deux peintures (fig. 1 et 2), la
ligne d’horizon, située assez haut, permet de se rendre compte que ce
terrain de chasse est visiblement localisé de l’autre côté du fleuve.
Pour
deux autres panneaux (fig.3 et 6), il y a peu de chance qu’il s’agisse
du même lieu, étant donné, d’une part la situation haut perchée du
château et, d’autre part, en tenant compte des dates de construction du
château de Hartenfels ( entre 1532 et 1544), sachant que les peintures en question sont datées aux alentours de 1529.
Deux détails des deux "Chasse au cerf de l’électeur Johan Frédéric le sage" (1529)
Détails de gravures et photographies de Chateau de Wartburg (gauche) et de la Veste Coburg (droite)
|
Selon toute vraisemblance, il pourrait s’agir plutôt ici de deux autres châteaux, respectivement celui de Wartburg et celui de la Veste Coburg,
deux lieux où Martin Luther résida sous la protection des ducs
Electeurs de Saxe, afin échapper à la condamnation à mort dont il était
menacé, suite à son excommunication par l’église Catholique et dans
lesquels il rédigea la traduction du Nouveau Testament en allemand.
Cependant,
il faut bien le dire, il ne s’agit sans doute pas d’une figuration
réaliste, mais plutôt d’une « localisation », soit une façon de désigner
un domaine (donc son propriétaire), tel que précisément cela se faisait
déjà dans les enluminures du Moyen-âge.
2- bât l'eau
« Après avoir épuisé ses ruses, l'animal est gagné par la fatigue. Il est malmené, sa silhouette s'affaisse, il porte la hotte, tire la langue, ses membres raidissent; il est sur ses fins. » Souvenir du Duc de Brissac (*)
Malgré l’apparent
désordre, amplifié par les courbes distendues du paysages, où s’agitent
en tous sens personnages et animaux, on peut remarquer que le sens de
lecture de ces tableaux est tout de même organisé, du haut vers le bas,
décrivant chronologiquement, par lacets entrecroisés, le déroulement de
la chasse : la levée du gibier dans les bois, par les cavaliers et la
meute de chiens, la course pour l’épuiser, la traque pour l’amener
jusqu’au plan d’eau et l’embuscade tendue de l’autre côté de la rive au
plus proche de nous.
Deux éléments
semblent cependant rompre avec la tradition de la représentation du
moyen-âge. D’une part la chasse au cerf était exclusivement représentée
en forêt profonde alors qu’ici il parait évident que l’issue s’appuie
sur l’obstacle liquide, sorte de barrière naturelle qui ralentit la
course et permet aux archets embusqués d’ajuster leurs cibles. D’autre
part la profusion des cerfs chassés donnent l'impression d'un carnage.
3 - récits superposés
« La vie chevaleresque du docteur avait parfois quelque chose de très théologique. Un jour, on prépare des filets, on ouvre les portes de la forteresse; les chiens, aux oreilles longues et pendantes, s'élancent. Luther avait voulu goûter le plaisir de la chasse. Bientôt les chasseurs s'animent; les chiens se précipitent; ils forcent les bêtes fauves dans les broussailles. Au milieu de ce tumulte, le chevalier George, immobile, avait l'esprit rempli de sérieuses pensées à la vue de ce qui l'entourait, son cœur se brisait de douleur, « N'est-ce pas là, disait-il, l'image du diable, qui excite ses chiens, c'est-à-dire, les évêques, ces mandataires de l'Antéchrist, et les lance à la poursuite des pauvres âmes'?Un jeune lièvre venait d'être pris; heureux de le sauver, Luther l'enveloppe soigneusement dans son manteau, et le dépose au milieu d'un buisson; mais à peine a-t-il fait quelques pas, que les chiens sentent l'animal et le tuent. Luther, attiré par le bruit, pousse un cri de douleur « 0 pape dit-il, et toi, Satan! C'est ainsi que vous vous efforcez de perdre les âmes même qui ont déjà été sauvées de la mort ? » Jean-Henri Merle d'Aubigné, « Histoire de la Réformation du XVIe siècle ». (Tome 3). C. Meyrueis (Paris), 1860-1862. BNF
Si la chasse aux
grands animaux (ours, sangliers, cerfs…) était, on le sait, l’une des
distractions favorites des princes, l’activité se déroulait selon un
rite et des codes précis, affirmant autant les rapports sociaux que la
nécessité sans cesse renouvelée d’insister sur la suprématie du seigneur
sur la nature. Chasser le cerf était donc une façon ancestrale (et
archaïque) d’affirmer ses pouvoirs. L'animal incarnait bien plus l’idée
d’une figure primitive, voire mythique, que celle d’une simple proie.
Poussé de l’obscurité des forêts à la lumière des clairières, le cerf,
particulièrement par la fascination qu’exerçait sa ramure (couronne),
était considéré comme le plus « noble » des gibiers (et donc le gibier
des nobles).
La présence des cerfs dans l’œuvre de(s) Cranach est une sorte de fil
rouge. L’animal n’y est d’ailleurs pas représenté que dans la posture
fatale des scènes de chasses. Que ce soit dans le jardin d’Eden,
accompagnant les figures du premier couple s’apprêtant à consommer le
fruit défendu (comme chez Durër), ou dans l’illustration de la légende
de Saint Eustache (celui à qui le Christ en croix apparut entre les cornes d’un cerf pour le convertir)...
Ou encore dans l’interprétation de différents récits mythologiques (Vénus et Apollon, Vénus et Amour…),
le cerf, parfois accompagné d’une biche, est là, docile et
bienveillant, montré souvent de profil (nous regardant d’un œil), témoin
privilégié de la scène où il figure.
Dans Diane et Actéon,
une scène de chasse à courre se déroule en arrière-plan, derrière une
haie, alors qu’au premier plan, le chasseur ayant surpris la déesse au
bain subit déjà les conséquences de sa métamorphose. Les deux mondes,
celui de la réalité et celui du mythe s’y superposent à travers les
thèmes de l’animalité, de l’érotisme, du sacré et de la violence…
En
ce sens, la figure du cerf est bien emblématique des glissements
sémantiques possibles qui s’opèrent entre le paganisme et le
christianisme en cette époque quelque peu troublée de la Renaissance, et
plus particulièrement en Allemagne.
Pour
en revenir aux panneaux de chasse à courre, et d'abord les premiers
d’entre eux, peints aux alentours de 1529, il semble que le choix de ce
sujet (chargé de symboles) excède l’envie de présenter le seul
divertissement du prince. Plus encore que l’affirmation de la force et
du courage du maître des lieux, ces chasses sont bien des allégories du
pouvoir politique et de la détermination des ducs électeurs de Saxe dans
les différents combats où ils s’engagent, notamment en protégeant
Luther (et donc en s’opposant par là même aux exigences de l’Eglise
catholique).
L’esprit
naissant de la Réforme ne fut pas sans avoir des répercussions fortes
sur un ensemble de phénomènes sociaux, politiques, économiques voire
culturels internes au Saint Empire. L’un d’entre eux, le plus sanglant
sans doute, fut la guerre des Paysans (1524-1525). Ce soulèvement des paysans
motivé par des revendications religieuses et sociales, issues en partie
de l’esprit de la doctrine Luthérienne sera pourtant suivi d’une
répression violente (plus de 100 000 morts), encouragée d’ailleurs par
des propos de Luther pour qui se révolter contre son souverain, c'est se
révolter contre Dieu lui-même.(1)
On
pourrait, de la même façon, rapprocher la reprise ultérieure de ce
thème de la Chasse, dans les peintures réalisées entre 1540 et 1546, par
l’un et l’autre des Cranach, à la montée en puissance de la défiance
grandissante des princes de Saxe vis-à-vis du pouvoir de l’empereur
Charles Quint. L’une de ces peintures, étant justement en l’hommage de
ce dernier, pourrait ainsi avoir valeur non de révérence, mais
d’avertissement.
Il
ne serait donc pas impossible (quoique nulle trace ou témoignage ne
l’indique) que les faits historiques qui jalonnent cette période
mouvementée, trouvent un écho dans ces peintures, ces chasses étant
aussi, dans leur organisation autant que dans leur déroulement, un
pendant symbolique de la guerre.
__
1
- « Quand même l'autorité serait tyrannique et injuste, cela
n'excuserait aucunement l'émeute et la révolte, car châtier l'iniquité
n'appartient pas à tous; l'autorité seule (entendre les princes) a le
droit de punir; elle a le glaive en main, comme disent Paul et Pierre;
c'est à elle que Dieu a confié le châtiment du méchant. », Luther cité
par Jean Jansen dans « L’Allemagne et la Réforme », 1887
4 - En marge
"Ne va pas crotter tes souliers dans la forêt profonde, un seul arbre suffit pour égarer l’enfant : cache-toi derrière." Eric Chevillard, L'autofictif, 742 (3)
Il
y a tout de même de curieux détails dans ces scènes de chasse dont je
ne parviens pas vraiment à m’expliquer la, ou les significations. Je me
contente donc ici de les relever en espérant qu'ils piquent la curiosité
d'autres personnes.
Dans les deux premiers tableaux de 1529, sur la droite, un groupe de cavaliers - des seigneurs armés si l’on en juge par les mises – semble se tenir à l’écart de la course effrénée des bêtes, comme s’il se contentait d’observer.
Autre détail, dans
les deux tableaux, une barque transporte des couples (ou tente de
traverser la rivière ?). Bien que présents, ils ne semblent pas se
soucier de la chasse outre mesure. A l’arrière de l’une des ce barques,
il semble même qu’un moine (?) entreprenne une femme. Vraiment étrange!
(article initialement publié sur appeau vert overblog en décembre.2009 par ap)
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