Alfred Leslie - Édouard Manet
[J’ai eu quelques temps, accrochée au mur de mon atelier, une petite reproduction d’une peinture d’Alfred Leslie qui côtoyait, entres autres, celles de Francis Bacon ou d’Édouard Manet... images découpées au hasard des revues qui accompagnaient mes réflexions.
Si j'en avait noté l'auteur j’en
ignorais en revanche le titre et n’avais aucune information sur ce que
représentait réellement cette composition.]
1 - Nocturne - The Killing Cycle
Dans
un espace sombre, un groupe de personnages descendait depuis une
plate-forme le corps d’un homme disposé sur une civière. Ce groupe était
constitué pour l’essentiel de quatre jeunes femmes vêtues de courts
shorts en jean et de maillots de bain et d’un homme en tenue blanche.
La scène assez théâtrale, le jeux de lumières et le sujet lui-même était visiblement inspirés de la peinture du Caravage, la mise au tombeau
datant de 1604. Cette même peinture du Caravage avait d’ailleurs aussi
servi de modèle à deux variations de Paul Rubens l’une de 1612 et
l’autre de 1617.
Le
travail d’Alfred Leslie n’a cependant pas toujours été figuratif. A la
fin des années 1940, il s’affirme comme l’un des peintres les plus
talentueux de ce qu’on à appelé de l’École de New York, proche entre
autres de W. de Kooning, P. Guston, R. Motherwell… Après une première
exposition en 1950 montée par Clément Greenberg, son travail est
rapidement présenté dans de nombreuses expositions collectives des plus
prestigieux musées américains et internationaux. En 1959, il participe à
la Biennale de São Paulo. (voir).
Très tôt cependant, Alfred Leslie manifeste un intérêt pour différents
médiums dont la photographie et le cinéma expérimental comme, par
exemple Pull My Daisy (1959) réalisé en collaboration avec Robert Frank et Jack Kerouac et The Last Clean Shirt (1964) réalisé avec Frank O’Hara… Au
début des années 1960, sensible aux idées sociopolitiques de l’époque,
proche du mouvement Beatnic, il réalise ses premiers portraits de
grandes dimensions « en grisaille ». Alors qu’il prépare une exposition
de ses peintures récentes au Whitney Museum, en octobre 1966, un
incendie ravage son atelier détruisant la totalité des ses travaux.
Pourtant,
le 24 juillet de la même année, c’est un évènement d’une autre ampleur
qui devait le toucher profondément le toucher : à l’aube, de retour
d’une soirée organisée par un de ses amis, le poète Frank O’Hara se
trouvait dans un taxi de plage, à Fire Island, lorsque l’un des pneus du
véhicule s'est soudainement détaché : sorti du taxi et alors qu’il se
tenait à proximité, il fut heurté de plein fouet par une jeep des
gardes-côtes qui approchait à vive allure. Mortellement blessé, il
devait décéder deux jours après, à l’âge de 40 ans.
Frappé par la disparition brutale de son ami, Alfred Leslie conçut, dans les jours qui suivirent, le projet d’un ensemble de travaux qui, sur un mode semi fictionnel, rendrait compte de cet évènement. Double travail de deuil, donc qu’il semble entreprendre de 1966 et 1980 et qui aboutit à "The Killing Cycle",
nom générique de ce travail. Celui-ci est composé d’une série de six
grands tableaux. Plusieurs dessins préparatoires et de nombreuses
esquisses et lavis accompagnent cette démarche.
La
peinture que j’ai évoquée plus haut, et qui représente le transport du
corps inconscient de Frank O’Hara par un groupe de personnages, fait
partie d’un de ces cinq tableaux : il s’intitule The Loading pier (L'embarquement au ponton) et date de 1975.
Connaissant
l’issue tragique de l"accident, il est donc assez évident que l’image
de la Mise au tombeau se soit imposée à Leslie. Le choix du Caravage est
lui aussi assez compréhensible par rapport à d’autre œuvres présentant
le même sujet, notamment pour la théâtralisation souhaitée de
l’évènement.
On peut d’ailleurs déceler la référence au Caravage dans une seconde toile The téléphone call (1970-71) proche me semble-t-il de La conversion de Saint Paul
(1601), la masse de la jeep, en contre plongée, étant substituée à
celle du cheval blanc. La jeep représentée dans ce tableau fut
d’ailleurs, comme le retrace les photographies de l’album « The crane and the jeep », transportée dans l’atelier de l’artiste, montée sur une plateforme pour y servir de modèle.
Cette
série de peintures, de style réaliste, qui relate la mort tragique de
O’Hara, peut-être considérée comme un retour à la peinture
« d’Histoire ». En 1969, qualifiant lui-même ce virage esthétique de postmoderne,
Alfred Leslie laissait entrevoir que des artistes tels que Poussin et
Caravage - mais aussi me semble-t-il Füssli - pourraient bien redevenir
une source d’inspiration pour les artistes de son époque.
A. Leslie - The Accident 1970 - Füssli -Gravure pour Macbeth, 1770 |
2 - Couché(s) sur le sable
J’ai précédemment indiqué que, disposée au mur, la reproduction d’Alfred Leslie côtoyait notamment celle d'une peinture d'Édouard Manet (il s'agissait du Toréro mort). Or, j'ai découvert avec surprise que parmi les études préparatoires de The Killing Cycle,
deux d'entre elles présentent un corps allongé sur le sol (le sable)
dans une position analogue à celle du tableau de Manet, un bras le long
du corps et l’autre replié sur le ventre. Cependant ce corps figurant
celui du poète mortellement blessé n’est cependant pas une citation
directe de ce tableau, l'homme étant par deux fois montré les pieds en
avant et donc dans un point de vue strictement inverse (comme en
contre-champ).
On
sait que ce tableau de Manet datant de 1864 fait partie des sujets
hispanisants du peintre. Il semble, entre autres, que le motif lui fut
inspiré par une œuvre de la collection Pourtalès-Gorgier, un tableau
intitulé Le soldat Mort, qui était encore, à l’époque, attribué à Velasquez. Acquis en 1865 par la National Gallery
(Londres), plusieurs analystes s’entendent pour dire aujourd’hui qu’il
serait plutôt de la main d’un peintre de l’école italienne (peut-être
Napolitain ?), peint dans les années 1630.
Alfred leslie "On the sand" (dessins préparatoires de la série The killing Cycle) |
Edouard Manet Le torero mort, 1864-65 - Anonyme (Ecole Italienne) Soldat Mort Vers 1630 |
Un
spadassin en cuirasse sombre, est effectivement allongé à même le sol
dans un paysage crépusculaire. Au milieu d’ossements (deux crânes et des
tibias). L’arrière plan constitué pour partie d’un ciel et de l’autre
une paroi rocheuse suggérant ainsi l’entrée d’une grotte. Suspendue à
une branche nue, une lampe à huile fumante (ou qui vient tout juste de
s’éteindre) et, détail étrange, le sol sous le corps de l’homme est plus clair et quelques bulles au premier plan marquent l’humidité du lieu.
L’homme
est jeune et ses souliers n’ont rien de ceux d’un soldat, mais
ressemblent plutôt à ceux d’un gentilhomme. L’épée qu’il porte ne semble
pas sortie de son fourreau, il n’y a pas de trace de blessure. Est-il
bien mort comme le laisse comprendre la pâleur de son visage, ou dort-il
simplement ?
Visiblement cette peinture raconte une histoire et, je ne sais
pourquoi, il y a ici quelque chose de théâtral. Peut-être, plutôt que
d’un soldat, s’agit-il là d’une interprétation de cette célèbre scène
d’une pièce de Shakespeare où Roméo, s’étant rendu dans un cimetière
croit se donner la mort en absorbant du poison.
Les différents accessoires encadrant la figure, et la signification qui
leur est associé (la lampe qui achève de se consumer, les bulles
prêtent à éclater, l’os à nu…) pourraient, comme cela a déjà été dit,
exprimer la vita breva chère à la tradition des vanités.
La
toile de Manet, contrairement à son modèle, apparait cependant plus
radicale par le choix de la mise en scène : le corps déposé sur un fond
neutre, évite l’anecdote… Tout au moins, telle qu’on la connait
aujourd’hui. En effet au Salon de 1864 Manet avait présenté deux
peintures dont l’une d’elle, intitulée « Épisode d'une course de taureaux, figurait un toréro couché dans une arène avec en arrière plan un taureau noir et trois autres personnages.
Suite à de violentes attaques de la critique, Edmond About décrivant par exemple ce sujet comme « un toréador de bois tué par un rat cornu.» ou se moquant des « Joujoux
espagnols accommodés à la sauce noire de Ribera, par Don Manet y
Courbetos, y Dororès, y Ribera, y Zurbaran de las Batignolas » (légende
accompagnant la caricature [1882] de Bertall)
et encore « Ayant eu à se plaindre de son marchand de couleurs, M.
Manet prend le parti de ne plus se servir que de son encrier »
(accompagnant la caricatures [1281] de Cham), Manet coupa sa toile en deux parties qu’il retravailla séparément. La section supérieure (Combat de taureaux) se trouve aujourd’hui au Frick Museum, la seconde plus connue sous le nom du Toréro mort se trouve à la National Gallery de Washington.
Ce motif, si décrié chez Manet pour sa représentation en raccourci, la raideur du corps et « l’absence des couleurs »1
devait cependant ressurgir, dès les années1870, sous le pinceau de
Carolus-Duran : au cours d’une bataille où Henri Regnault trouva la
mort, le peintre ayant vu le corps de son camarade étendu parmi les
victimes en fit, quelques temps après, une esquisse sur un panneau. Manet reprend lui-même la figure dans une lithographie relatant la guerre civile de 1871.
Ironie
de l’histoire, on retrouvera encore, en 1887, la reprise de même
posture dans une gravure du « Peintre officiel des Gaules »,
Evariste-Vital Luminais, illustrant l’épisode tragique de La mort de Chramm (1879). Enfin, récemment (2006-2007), dernier avatar de cette résurgence, la
figure du toréro, déguisée en infirmière, était réutilisée par Jenifer K
Wofford pour un dessin de la série Nurse.
Allongés
sur du sable, tels sont bien les corps de Frank O’Hara peints par
Leslie et celui du Toréro de Manet, l’un sur une plage, l’autre dans
l’arène. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, les indices
permettant d’identifier le lieu, ou les circonstances exactes de
l’accident sont ténues, sinon inéxistantes dans l’espace du tableau.Deux
monstres ont chacun fauché l’une des ces figures : une voiture roulant à
vive allure et un taureau. Aucun ne figure aux cotés de la victime : la
scène est nue.
Autre
proximité de ces deux images : la césure. Chez Manet, celle-ci est
concrète, physique : le recadrage d’une toile plus grande, isolant la
figure, la séparant de son contexte, produit la force du sujet ou plutôt
du non sujet dans un non lieu. La figure noire repose sur le fond ocre
comme, plus tard, l’asperge sur le blanc de la nappe. Le toréro et
l’asperge ne sont que des motifs minimum de la peinture, des signes
d’une écriture très dépouillée.
Les dessins d’Alfred Leslie intitulés on the sand (1968) sont des études; elles s’inspirent, comme l’indique la légende
manuscrite qui les accompagne, d’un témoignage de ceux qui ont assisté
au drame : « Il était allongé sur le sable, sur le dos, une main posée
sur le torse : il semblait dormir ...», description qui bien évidemment
peut faire écho aux derniers vers du poème de Rimbaud, Le dormeur du val : « …Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, tranquille… ».
Ces deux études n’ont pas été utilisées pour les peintures de The Killing Cycle,
Leslie préférant visiblement présenter le corps d’O’Hara comme Manet
l’avait fait pour son torero, tête en avant vers le spectateur.
Cult, 08.2009 |
(article initialement publié sur appeau vert overblog,
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