Michelangelo Antonioni
"C'est
l'histoire d'un homme qui va en Afrique pour tourner un documentaire.
Il se trouve un jour devant l'opportunité de prendre la personnalité
d'un autre et, pour des raisons personnelles qui lui ont provoqué une
profonde frustration, il se jette dans cette aventure avec
l'enthousiasme de celui qui croit aller à la rencontre d'une liberté
inespérée..." avait ainsi résumé Michelangelo Antonioni donnant
rapidement l’argument de Profession : reporter.
Une
land-rover s’engage entre les ruelles étroites d’un village d’Afrique
sahélienne. Son chauffeur, David Locke, un reporter européen, cherche
vainement, d’habitants en habitants, à obtenir les informations qui lui
permettraient de rejoindre un groupe de combattants révolutionnaires
cachés quelque part dans les montagnes. Comme un bousier roulant sa
boule, aveugle aux obstacles qui se présentent sur son chemin, le
reporter, après avoir échoué de peu dans sa tentative, finit par enliser
son véhicule au bout d’une piste, au milieu du désert.
La
lumière écrasante et les contrepoints de couleurs qui structurent les
premiers plans de ce très beau long métrage de M. Antonioni se déplient
lentement sous les craquements de la boite de vitesse du quatre-quatre.
Les images qui constituent ces errances involontaires et surréalistes
situent d’emblée le rythme qui enveloppe l’ensemble du récit, tout en
traçant le portrait de cet homme aussi impulsif qu’impuissant.
Revenu
à pied à son hôtel, Locke découvre, dans une chambre voisine de la
sienne, le corps inanimé d’un autre européen avec lequel il avait lié
conversation, quelques jours plus-tôt. De façon inattendue, se servant
de la ressemblance physique qu’il a avec le défunt, il décide de changer
d’identité, endossant ainsi celle du mort.
Ce
concours de circonstance, ce « hasard objectif », pourrait tenir lieu
d’une renaissance - l’occasion faisant souvent le larron -. Échapper à
sa vie passée et à son métier, changer de peau ou de comportement n’est
cependant pas chose si facile. Ne disparait pas qui veut! Plutôt que de
s’effacer derrière un nouveau patronyme, l’ex-reporter va suivre la
liste des rendez-vous consignés dans l’agenda du mort, endossant bon
gré, mal gré, son nouveau rôle en se laissant porter par la succession
des évènements.
Débute
alors, pour ce personnage, une autre forme d’errance, de Munich à
Barcelone, puis dans le sud de l’Espagne. On ne s’échappe pas de
soi-même. L’illusion de liberté, toute grisante soit-elle, celle d’avoir
laissé derrière soi
une vie réglée et pesante, comme l’exprime la scène où bras écartés,
dans le téléphérique qui surplombe le port de Barcelone, il mime le vol
d’un oiseau, ne dure guère. Bientôt rattrapé par le réel,
« l’enquête-errance » à laquelle il se livre, et au cours de laquelle il
fait la rencontre d’une jeune femme aussi mystérieuse que sauvage (juvénile, fraîche et authentique), tourne à une sorte de cavale dont l’issue s’avère fatale.
Si dans Blow up, la question de la représentation et des faux-semblants structuraient en grande partie l’intrigue du récit, dans Profession : reporter,
l’approche quasi policière et politique, articulée sur un principe d'un
road movie (sans pour autant que ces deux formes résument l’enjeu réel
du film), la question du regard objectif et de ses limites (dont
témoignent par exemple les différents extraits de reportages réalisés
par ce reporter, empêtré dans les compromis que lui dicte son métier,
les arrangements ou les accommodements, tant dans sa vie privée que
professionnelle) qu’il concède et qui brident son désir de s’approcher
de la vérité, sont inscrits en filigrane.
L’avant
dernière scène du film est constituée d’un très célèbre plan séquence.
Celui-ci, d’une durée d'environ 7 minutes, combine un lent traveling
avant, depuis la chambre où Locke se repose, vers la fenêtre, puis une
fois passé les barreaux (dont l’artifice m’étonne à chaque visionnement)
décrit un panoramique à 180 degrés sur la place, avant de revenir en
traveling latéral vers la fenêtre de la chambre ou gît le corps du
reporter.
Il
apparait ainsi évident que ce mouvement circulaire, nous faisant passer
du dedans au dehors jusqu’au contrechamp complet de la situation
initiale, est un raccourci, en temps réel, de la trajectoire du
personnage. La fatigue de l’homme (ou sa résignation) y est exprimée
discrètement lorsque, allongé sur le lit, il s'endort sur le côté
tornant le dos à la fenêtre ouverte, c'est-à-dire au monde.
Inscrit
derrière la trame verticale des barreaux de la fenêtre, dans la lumière
éblouissante d’une place où un cercle est tracé dans la poussière, au
pied des arènes qui bouchent l’horizon, un enfant joue en lançant des
pierres sur un vieillard, une voiture d’auto-école puis la silhouette
frêle de sa compagne rentrent et sortent du champ avant qu’un second
véhicule occupé par les tueurs ne vienne se garer sous la fenêtre et que
ceux-ci n'en sortent…
Dans
ce balai réglé, la mise en scène rejoint le constat simple de la vie
qui continue son cours et dans laquelle nous pénétrons de plain-pied,
tandis que le drame se déroule (dans notre dos). L’arrivée des véhicules
de police qui nous ramènent vers la chambre nous transforme
simultanément en badauds. Nous quittons la fiction et notre proximité
construite jusque là avec les personnages pour ne redevenir que les
spectateurs ordinaires d’un fait divers, tenus à distance par les
barreaux.
Ce
n’est donc que pendant quelques secondes que notre (le) champ de vision
aura vécu (même de façon purement illusoire) sans entrave, sur une
esplanade presque vide. D’un désert à un autre, d’une chambre d’hôtel à
une autre, d’un mort à un autre, c’est par cette traversée du miroir que
tout se noue et se dénoue : la figure en partie rimbaldienne d’un homme
qui, malgré ses tentatives d’échapper à son histoire en s’inventant une
autre existence, ne trouvera cependant pas la force d’en jouir
pleinement. C'est d'ailleurs, en substance, ce que signifie aussi le
sens de l'histoire que raconte David Locke à la jeune femme qu'il vient
de rencontrer : c'est l'histoire d'un aveugle
qui recouvre la vue. D’abord émerveillé par le monde, il finit par ne
plus voir que la laideur partout autour de lui et se suicide.
(article initialement publié sur appeau vert overblog le 09.05.2009 par ap)
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