Gustave Courbet
"Tant qu’elle n’aura pas froid aux fesses, je n’aurai pas froid aux yeux." Eric Chevillard, L'autofictif 773-3
1 – « …ça ne marchera pas ! »
Regardant des
photographies prises dans l’atelier de Montigny entre 2000 et 2004, mon
attention est attirée par un détail. Sur l’une d’elles je relève sur la
partie gauche un groupe d’images dont j’avais oublié l’existence et qui
pourtant, rétrospectivement éclaire en partie (je crois) le propos des
séries « Amont » et « Histoire(s) » peintes à cette époque.
De
ces trois images épinglées, je sais que l’une (le portrait) est un
tirage numérique donné vers 2002 par un ami et que la petite
vignette de l’Origine de Courbet fut découpée dans un magazine, quant à la troisième, il s’agit d’une reproduction d’un nu érotique du 19e,
trouvée dans une bouquinerie (ou donnée elle aussi par un ami ?), dans les années
80, à Aix en Provence (seule certitude cependant,je n'avais pas alors
connaissance de la peinture de Courbet...). Ce
qui m’a retenu dans ce groupe d’images, c’est l’association fortuite
que réveillent ce visage et le nu de Courbet. Non que la composition de l’Origine,
qui en fait précisément l’économie - procédé unique dans l’œuvre du
peintre et rarissime jusque là dans l’histoire de la peinture – trouve
ici, dans le regard de cet enfant une sorte de compensation mais,
plutôt, qu'il me reste le souvenir d’une telle proximité.
Et puis c’est revenu : Sollers questionné par Henric, filmé par Fargier, dans Le trou de la vierge ;
le regard de Sollers dépassant de la couverture du numéro 59 de la
revue Art Press où figurait justement une médiocre reproduction en noir
et blanc de l’Origine.
Fabuleuse mise en scène de l’apparition de l’image venant se substituer – ainsi que l’avait envisagé André Breton dans Nadja - à la description : les mains de Sollers empoignant, touchant, balayant le sexe exhibé, pour illustrer son propos :
« …C’est une forme sans tête et sans jambes, donc sans pieds, où vous pouvez reconnaitre ce qui du corps féminin commence au-dessus des seins et s’arrête… [hésitation] heu !… [le regard cherche quelque chose] un tout petit peu… [Sollers trouve ce qu’il cherche]… ouais merci [on lui tend quelque chose, il s’en saisit – l’objet reste encore hors champ]…au milieu des cuisses, n’est-ce pas !... Je ne sais pas si ça peut se voir là [il montre le haut d’une revue puis ajuste le bas pour le cadreur]…là [le visage disparait derrière la reproduction de l’Origine du monde]….bien !L’effet, n’est-ce pas, l’effet de… [sur la gauche, le visage en partie dissimulé par la revue ; la main balaye l’image dans sa partie basse puis d’un doigt entoure le pubis]…qui se situe ici…avec la fente…. suggérée…doit produire sur le spectateur un effet…calculé…, maximum, puisque ce ne sera jamais quelqu’un ou quelqu’une, et comme vous le voyez, ça ne marchera pas ! »
D’un point de vue
strictement formel l’aspect plutôt « brut » de cet entretien s’avère
évidemment, après plusieurs visionnages, moins spontané qu’il n’y parait
à la première lecture. Il suffit par exemple de suivre les jeux de
regards de Sollers, de prendre en compte l’introduction préparée
(calculée ?) de l’apparition de l’image ou considérer le balai des mains
désignant, masquant, tournant autour du triangle sombre et le visage
plus ou moins dissimulé derrière la revue… Si cette séquence est
construite comme un dévoilement, elle se veut aussi, en 1982, comme une
révélation de l’image par l’image, ou comme l’écrit Jean Paul Fargier,
un évènement : «… et soudain, dans cette double ellipse (Venus et La
Vierge), le sexe peint par Courbet sous le nom d’Origine du Monde,
surgit comme un chaînon manquant. ».
On
remarquera cependant que c’est la couverture d’Art Press (revue à
laquelle participent Sollers et Henric) qui a été choisie pour figurer
sur la vidéo plutôt qu’une simple photographie (ou éventuellement une
reproduction couleur puisque la vidéo l’aurait rendue possible). En
quelque sorte la revue sert ici de « couverture », de masque à la
peinture qui, bien que connue d’un cercle d’initiés (des proches de
Jaques Lacan qui ont pu le découvrir à sa maison de campagne de
Guitrancourt), n’a pas encore été révélée au grand public : « Sylvia
[Bataille] s’occupe de l’Origine, prête la bombe pour une
exposition aux Etats-Unis puis en France, laisse penser qu’elle est
partie au Japon, jusqu’à ce que la revue Art Press (Henric, Muray, Moi)
mette enfin le public au courant. » dira plus tard Sollers.
Je
ne peux cependant m’empêcher de penser, en relevant des hésitations et
quelques imprécisions dans les propos de Sollers (comme par exemple « la
fente…. suggérée… » ?!) que, bien qu’ayant connaissance de l’existence
de ce tableau par une diffusion photographique antérieure, il ne semble
pas l’avoir bien regardé, à moins bien sûr qu’il ne l’ai pas vu en vrai
(malgré sa proximité avec Lacan) et que, se fiant à la reproduction de
mauvaise qualité imprimée qu'il a sous les yeux, il ne puisse percevoir
ce que pourtant la peinture place sans équivoque au premier plan. Maxime du Camp qui avait lui eu le loisir d'examiner la toile, cachée derrière un rideau vert, écrivait en 1878, dans Les convulsions de Paris : «Lorsque
l'on écartait le voile, on demeurait stupéfait d'apercevoir une femme
de grandeur naturelle, vue de face, extraordinairement émue et
convulsive remarquablement peinte, reproduite "con amore", ainsi que le
disent les Italiens, et donnant le dernier mot du réalisme».
En somme, voulant révéler l’existence d’un tableau caché (que l’on disait disparu*),
Sollers et ses amis ne faisaient rien d’autre que d’en exhiber l’image
de l’image de l’image… Ce qui « marche » ici, c’est l’invention de
l’image tronquée, coupée de l’histoire du regard public par sa mise hors
circuit; ce qui « ne marche pas », c’est l’absence de l’original,
l’absence de l’Origine.
__
*
Dans une monographie sur Courbet publiée en 1981 aux Nouvelles
Edifiions Françaises, Georges Boudaille écrivait en effet : « Il faut
bien tirer des conclusions : les contemporains percevaient des
intentions qui leur déplaisaient et parfois les choquaient quand elles
n’offensaient pas leurs sentiments moraux ou religieux. Encore ne
connaissaient-ils pas toute l’œuvre de Courbet. Il est une petite
peinture que nous reproduisons ici qui a fait couler beaucoup d’encre.
Son titre : L’Origine du monde. Probablement détruite ; à tout
le moins disparue. Il nous en reste la photo et la description qu’en fit
Maxime Du Camp. […] La peinture était dissimulée dans un coffre sur
lequel Courbet avait peint un paysage (château ou église sous la neige).
Edmond de Goncourt devant elle rendit, lui aussi, un hommage à Courbet,
le 29 juin 1889 : « Devant cette toile que je n’avais jamais vue, je
dois faire amande honorable à Courbet : ce ventre, c’est beau comme la
chair du d’un Corrège. » […] Certains écrivains s’inclinent devant ce
qui n’est que démonstration de métier mais résistent à ce qu’il y a de
signifiant. Courbet est au Musée du Louvre pour avoir peint l’Atelier et l’Enterrement. N’eut-il commis que des « origines du mondes », fût-ce avec son talent, il serait depuis longtemps oublié. »
2 - Beauté c(r)achée (un air de famille)
Dans les récits à rebondissement qui entourent L’Origine du monde
de Gustave Courbet, tableau licencieux - tout au moins à l’époque de sa
réalisation et suffisamment pour que ses différents propriétaires usent
de masques pour le protéger d’un regard direct - tout pourrait se
résumer à une affaire de cache-cache (ou de passe-passe) avant que l’œuvre ne rentre dans les collections des Musées Nationaux en 1995.
Aujourd’hui, débarrassée de son dernier cache (sexe),
celui peint par André Masson vers 1955 à la demande de Lacan, la toile
est redevenue visible de toutes et de tous sur les cimaises du musée
d’Orsay et, étonnamment, bien que les mœurs et les représentations ne
soient plus celles du Second Empire, la peinture continue d’exercer son
pouvoir de fascination entre délice et dégout, paillardise et moralité
ce qui, à n’en pas douter, continue à occulter cette (la) peinture.
Malgré
son titre aux allures symboliques (le titre est-il même de Courbet ?) ce
morceau d’anatomie ne semble rien raconter. Il se présente (ou nous est
présenté) comme un arbre, un rocher, ou un citron, ce qui ne lui enlève
rien de sa picturalité, bien au contraire, mais qui d’emblée le range
dans le registre de l’étude. L’absence de contexte et l’anonymat de
cette figure ne font d’ailleurs que renforcer ce sentiment. Pas
d’histoire, pas d’allusion, pas d’accessoire : une femme expose sa chair
et son intimité.
Mais
ne serait-ce pas, finalement, toute l’ambiguïté qu'entretient cette
peinture, depuis le début, que de montrer sans réserve ce qui relève
soit du médical, soit du voyeurisme, non que la peinture se soit jamais
interdit la figuration d’un sexe, mais que rarement jusque là, elle se
soit limitée à cette seule représentation.
Par
contre, et le travail de recherche conduit par les Musées Nationaux* en
fait largement état, la source iconographique utilisée par Courbet (et
de beaucoup d’autres peintres de cette période), était la photographie
de nu (académique ou érotique, selon). Auguste Belloc, tout
particulièrement, semble avoir été un pourvoyeur d’exception, et l’Origine de l’origine se trouve vraisemblablement dans l’un ou l'autre de ces clichés.
Pourtant,
si cette documentation (quoique beaucoup plus coûteuse qu’un modèle
vivant) avait la faveur des artistes (autant que des amateurs), et si
certains n’ont pas hésité à l'utiliser telle quelle (Delacroix le
premier), il semble que pour Courbet ce matériel n’était pas le seul, et
que le peintre se soit plu à mélanger plusieurs des points de vues de
ces photographies, ainsi que des gravures ou d’autres peintures (Rubens
souvent mais aussi Fragonard et Boucher) pour élaborer ses compositions,
et de quelques poses directes pour compléter les détails. Le réalisme de Courbet étant d'abord une " vérité en peinture", pour reprendre les propos plus tardifs de Cézanne.
Gustave Courbet dans la Brochure accompagnant l’exposition au pavillon du Réalisme en 1855 écrivait :
« J'ai étudié, en dehors de tout esprit de système et sans parti pris, l'art des anciens et des modernes. Je n'ai pas plus voulu imiter les uns que copier les autres : ma pensée n'a pas été davantage d'arriver au but oiseux de "l'art pour l'art". Non! J'ai voulu tout simplement puiser dans l'entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité. Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Etre à même de traduire les mœurs, les idées, l'aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais comme un homme, en un mot faire de l'art vivant, tel est mon but".
__
* Catalogue de l'exposition Courbet. Collectif, Laurence des Cars, Michel Hilaire, Gary Tinterow, Dominique de Font-Réaulx. Réunion des musées nationaux - 2007
(article initialement publié sur appeau vert overblog en janvier 2012 par ap)
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