dimanche 1 janvier 2017

La fraîcheur dans l’ordinaire

Jeremy Liron


Landscape 52 - 2007
Des lieux anodins ou des cadres exceptionnels. Des espaces de vie ordinaire ou de villégiature, des bâtiments connus et d’autres plus anonymes. Des verticales érigées ou des courbes posées sur une esplanade d’herbe, des façades entrevues en contrebas d’un talus, des volumes blancs, ou oranges perçant de la végétation… Les sujets des peintures de Jérémy Liron sont donc, à première vue, des bouts d’espaces urbains, présentant des éléments d’habitat, plutôt isolés, extraits en partie du tissu des villes auxquelles pourtant ils appartiennent. Ici une villa, là un ensemble d’immeubles, une unité d’habitation radieuse ou les abords d’une résidence luxueuse, un bâtiment administratif ou scolaire.
De ces lieux, cependant, il est important de préciser qu’ils sont vides de toute présence humaine immédiate, quoique manifestement habités, d’où un certain sentiment d’étrangeté, de distance ou de décalage. Ce choix de ne proposer que les bâtiments, sans leurs occupants, leurs usagers ou leurs propriétaires, retire, dans un sens, la relation au temps ou au geste, c'est-à-dire l’idée même d’un mouvement. Ces maisons sont là, telles des décors, en attente d’un évènement.

On pourrait d’ailleurs penser, en regardant rapidement quelques uns de ses accrochages d‘exposition, qui disposent côte à côte ces différents lieux, à ces images suspendues dans les vitrines d’agences immobilières ou  à une présentation de projets d’architectures dans un cabinet d’étude. Ce sentiment s’efface pourtant assez vite lorsque l’on considère d’une part les dimensions réelles des formats (124 x124 cm pour les toiles) et d’autre part le fait qu’il s’agit de peinture et non d’esquisses. Enfin, à les observer plus en détail, on peut y percevoir différentes préoccupations graphiques qui ne sont ni aussi triviales, ni aussi uniformes qu’elles n’y paraissent au premier abord.

Landscape 50, 18, 60, 46 - (2006-2008)
Il faut pour cela être attentif d’une part aux dates de réalisation de ces peintures et d’autres part aux lieux représentés ; pour voir apparaître les sous séries qui composent cet ensemble, et les variations qui l’animent. Les peintures de 2004 - 2005 semblent tournées vers les espaces périurbain, lieux intermédiaires, zones de friches chaotiques où l’habitat côtoie les terrains vagues. Ce n’est donc pas la ville dans son flux ou ses activités qui intéresse Jérémy Liron mais sa périphérie, ses marges. En 2006, sous une lumière plus méditerranéenne, plus crue, l’exploration se poursuit avec ce même souci, quoique plus prononcé (escarpé) à mon sens, d’une insertion de la ligne du bâti dans un milieux végétal plus noueux. Plus récemment en 2007-2008 on peut observer d’une part un choix des points de vue plus abstraits et, d’autre part, une plus grande géométrisation des éléments représentés. Ce glissement, ou cet enchaînement de phases est tout aussi sensible dans la ligne et dans la facture picturale.
[…]

De toute évidence, au départ de ce travail de peinture, il y a la prise de vue photographique, comme moyen d’enregistrement des lieux ou des ambiances. Le cliché comme mémoire du passage, le prélèvement d’indices ou de situations, témoignant du regard du marcheur arpentant les rues, les parcs, et les contre-allées. Un travail de repérage. Puis, dans ces suites d’images (ce matériel initial que j’imagine assez important) il y a le tri et le choix d’un angle particulier et enfin le recadrage (du rectangle au carré) mettant en évidence l’importance du sujet choisi. Le processus de départ n’est donc pas anodin puisqu’il confie à l’œil mécanique la possibilité d’un cadrage préalable, d’un angle de prise de vue. A ce stade l’image qui va servir de modèle est donc déjà en grande partie déterminée, construite.

Dans certains cas (peut-être dans tous ?) l’agrandissement du cliché d’origine passe par la mise au carreau pour asseoir la composition et modifier par le dessin (ou par des retouches - voire l’ajout ou le retrait - certains détails, éloignant encore davantage le sujet retenu de sa nature objective. La peinture agit enfin comme une couverture fluide, aplatissant tantôt la matière minérale ou végétale, écrasant la grande profondeur, accentuant les jeux de lumières des volumes au détriment de celle d’un arbre, d’une pelouse ou d’une montagne…ou l’inverse, matérialisant ainsi, dans tous les cas, une autre consistance des éléments présents dans la structure photographique.

Disons, pour dire les choses simplement, que la peinture ouvre le champ de la métamorphose, sinon celui de la métaphore.

Landscape 15 - 2005
Dans un sens, les figures représentées dans les tableaux de Jérémy Liron, plutôt que de simples constats ou de simples relevés géographiques, ou topographiques - même si le rendu en est assez rigoureux et localisé -, relèvent davantage de l’idée du surgissement. Surgissements de l’angle dur ou du plan lisse d’un mur entre le bleu opaque d’un ciel et le vert flottant d’un horizon, surgissement ou irruption dans l’écran végétal d’une courbe aussitôt absorbée, apparition parfois, au détour d’un pan de mur, ou derrière la verticale d’un tronc d’une petite construction fragile et frustre.
Certaines peintures évoquent d’ailleurs des situations d’embuscades, depuis le rebord d’une fenêtre, d’un balcon, ou à l’abri d’une futaie. D’autres, au contraire, très frontales, déplacent cependant l’objet  architectural vers l’arrière plan, donnant toute possibilité à la nature (pourtant domestiquée) de prendre le dessus.  

En regardant l’ensemble des peintures et des dessins, il me semble d’ailleurs que cette question du point de vue s’est sensiblement accentuée depuis les toutes premières images, déplaçant progressivement le statut d’un observateur scrupuleux  mais distant au passant attentif mais rêveur - ceci n’est qu’une impression bien sûr ! – Il n’y a pas de contemplation dans ces paysages, ni même sans doute la volonté de restituer la perception immédiate de ces lieux, mais bien davantage la reconstruction d’une mémoire sensible, presque tactile d’un espace qui cristallise autre chose que le regard.

Dans les travaux de Jérémy Liron, ce n’est finalement pas tant l’immeuble, en tant que tel, qui retient l’attention mais c’est (pour moi) davantage sa relation au contexte. L’objet apparaît, surgit, vient, entre le vert et le bleu, sort du fouillis végétal, où se découpe contre la plaque le ciel. L’objet se découvre dans le tissu contradictoire de l’herbe, du feuillage, des troncs, des grillages, et des palissades. Il se détache, s’y enroule et parfois s’y perd.

[…]
Landscape 54 - 2008
Bien que relevant de la catégorie du paysage (les œuvres ont pour titre générique Landscape), ces peintures sont peut-être aussi et d’abord des sortes de portraits. On peut regarder des maisons comme on dévisage quelqu’un. L’arête d’un nez ou d’un mur, le plat du front ou du tympan, l’œil d’une fenêtre qui vous regarde, la bouche d’ombre béante d’une autre ouverture. Dévisager les murs pour leurs étranges familiarités, leurs étranges ressemblances avec les figures et les visages des inconnus qui les habitent. Les regarder en face, en façade ou de profil, de biais, à la dérobée, à l’affût. Dévisager ou envisager ces lieux ordinaires ou familiers, même à couvert, sous l’ombre des pins, comme on le ferait avec une personne. Se dire « c’est-elle », ou « c’est lui ! » : la reconnaître (ou presque) et se demander si on ne l’a pas déjà vue, déjà croisée sur sa route.
Tourner la tête au passage…Garder le sentiment vif de l’arrondi des moellons de pierres sur la corniche, la fraîcheur maritime d’un pin qui étend son parasol, la chaleur étouffante bétonnant le goudron d’un parking à midi, le piaillement des enfants sous la tente des draps multicolores qui sèchent sur la terrasse… S’asseoir sur un banc, au pied de l’immeuble, laisser aller son regard dans la scansion des bandes rouges qui descendent en paliers réguliers de la façade et voir soudain surgir au dernier niveau le souvenir de Rothko.

[…]

(article initialement publié sur appeau vert overblog le le par ap) 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire