Gustave Courbet
1 - Une suite
Dans une étude sur Courbet publiée en 1911, Léonce Bénédite disait, à propos de Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie, tableau aujourd’hui disparu :
« le
titre seul est en contradiction avec la haine de Courbet pour les
sujets de la fable. Ses personnages se présentent dans un décor du plus
pur Second Empire. « Ce sont, écrivait-il, deux femmes nues grandes
comme nature, peintes d’une façon que vous n’avez jamais vu de moi. ».
La toile montre en effet une curieuse évolution du talent de l’artiste. A
sa facture franche et un peu grosse, il a substitué, assez
malheureusement, semble-t-il, des recherches de modelé clair et lisse,
de dessin plus mince et plus écrit. Le tableau ne put être envoyé à
temps au salon ; mais il figura cette même année 1864 à l’exposition de
Bruxelles. Il fut acheté 18.000 francs par M. Lepel-Cointet, agent de
change. Le perroquet dont la présence ne s’explique guère, a disparu
dans la suite de cette toile, dont il existe une réplique. ».
La photogravure monochrome qui accompagne cette étude nous donne ainsi un aperçu du tableau, aussi connu sous le titre Le Réveil.
Dans
une lettre à Etienne Haro, le 3 mars 1864, Courbet avait pour sa part
écrit que "le tableau représente deux femmes nues grandes comme nature.
Le sujet est peu de chose, si l’on voulait mettre un titre ambitieux à
ce tableau, ça pourrait être Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie.
Ce que je vous dit là n’est que pour vous donner une idée de la
composition du tableau car, jusqu’ici j’ai résolu de l’intituler Etude de Femmes dans le livret d’exposition."
Contrairement à ce qu'écrit L.Bénédite Vénus poursuivant Psyché, fut réalisé, envoyé et encadré à
temps, mais les autorités du Salon de 1864 rejetèrent le tableau au
motif « d’immoralité ». Courbet en fut très affecté. Considérant qu’il
s’agissait là d’un verdict injuste, il déclarait : "...si ce tableau est
immoral il faut fermer tous les musées d’Italie, de France et
d’Espagne… ". Quelques que soient les « vraies » raisons qui
firent que la toile fut absente du Salon de 1864, et malgré sa
disparition supposée, en 1945, à Berlin, cette toile (ou plutôt la
reproduction qui nous en reste1 reste riche d’enseignements pour l’intérêt que lui portait Courbet, mais aussi sur le processus d’élaboration, .
On aura relevé que les deux titres que l’histoire a finalement retenus (Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie, le Réveil)
ne semblent pas, à priori, décrire (ou recouvrir) une même
signification : l’un est véhément (menaçant), en référence à l’intrigue
du mythe (en effet, Vénus, jalouse
de la beauté de Psyché, lui infligea plusieurs épreuves…) tandis que
l’autre renvoie à une situation plus événementielle et plus triviale.
Bien
que Courbet ne semble pas y attacher plus d’importance que cela et que
pour sa part il n’évoque pas le terme de « Réveil », plusieurs questions
se posent tout de même : on peut par exemple se demander, dans ce
tableau, qui des deux femmes serait Vénus ou Psyché ?
Selon
la tradition iconographique, Vénus est plutôt blonde, ce qui peut
laisser penser que c’est elle qui est couchée. Si tel est le cas, en
quoi donc la femme endormie (Vénus ?) peut-elle exercer une menace sur
sa rivale ? Cependant, la couleur de la chevelure ne semble pas être ici
un bon indicateur d’identification des personnages et il faudrait
peut-être davantage s’attacher à la natte de la dormeuse, marque de
juvénilité et de tempérance, qui laisserait alors à penser qu’il s’agit
là de Psyché rendant plus vraisemblable le sens de la scène mais ne
correspondant à aucun épisode du conte. Par ailleurs, l’oiseau de Vénus
étant la colombe, la présence du perroquet blanc, tenu à bout de bras,
au-dessus de la couche, par la femme brune, paraît incongru (si l’on
s’en tient toujours aux personnages du mythe) car nulle part dans le
récit d’Apulée ou celui de la Fontaine il n’est fait mention de cet
animal, l’attribut de Psyché étant le papillon...
Bref,
comme on peut s’en rendre compte dans la toile de Courbet, non
seulement les éléments iconographiques ne sont pas forcément respectés,
mais encore la situation semble inédite. Pourtant en relisant la version
de Jean de la Fontaine, d'après le conte d'Apulée, on trouve vers la
fin du récit un passage qui est sans doute à l'origine de l'inspiration
de Courbet:
"Vénus,
jetant les yeux sur Psyché, ne sentit pas tout le plaisir et la joie
que sa jalousie lui avait promis. Un mouvement de compassion l'empêcha
de jouir de sa vengeance et de la victoire qu'elle remportent ; si bien
que, passant d'une extrémité en une autre, à la manière des femmes, elle
se mit à pleurer, releva elle-même notre héroïne, puis l'embrassa : Je
me rends, dit-elle, Psyché ; oubliez le mal que je vous ai fait. Si
c'est effacer les sujets de haine que vous avez contre moi, et vous
faire une satisfaction assez grande que de vous recevoir pour ma fille,
je veux bien que vous la soyez. Montrez-vous meilleure que Vénus, aussi
bien que vous êtes déjà plus belle ; ne soyez pas si vindicative que je
l'ai été, et allez changer d'habit. Toutefois, ajouta-t-elle, vous avez
besoin de repos. Puis se tournant vers les Grâces : Mettez-la au bain
qu'on a préparé pour moi, et faites-la reposer ensuite ; je l'irai voir
en son lit.
La
Déesse n'y manqua pas, et voulut que notre héroïne couchât avec elle
cette nuit-là ; non pour l'ôter à son fils : mais on résolut de célébrer
un nouvel hymen, et d'attendre que notre Belle eût repris son teint.
Vénus consentit qu'il lui fût rendu ; même qu'un brevet de Déesse lui
fût donné, si tout cela se pouvait obtenir de Jupiter." (Jean de la
Fontaine, "Les amours de Psyché et Cupidon", 1669)
Léonce Bénédite, rappelant le contexte de l’élaboration du tableau, précisait ceci : « En janvier 1864 (…) il avait entrepris, raconte-t-il, un autre « tableau épique…un sujet de ma façon ! ». C’était La source d’Hippocrène,
"allusion à l’état de la poésie contemporaine, critique sérieuse
d’ailleurs, quoique comique."
Mais quelqu’un creva la toile par
mégarde, au moment où l’artiste était déjà las de sa nouvelle
plaisanterie ; et c’est ainsi que les poètes, au Salon de 1864
échappèrent au sort qui avait déjà frappé les Curés. Pour mettre à profit le peu de temps qui lui restait avant l’exposition, l’artiste mis sans doute en goût par la figure de la Source,
dans la toile dont nous venons de parler […] revint à un de ses thèmes
de prédilection, le nu féminin. Décidément en veine de littérature, il
baptisa la toile : Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie. »
Deux petites peintures (fig.1 et 2) présentent chacune l’une des deux figures de Vénus poursuivant Psyché
(fig. 5). La première (fig.1), donnant à voir une femme blonde
allongée, s’inspire en partie des poses des Venus ou des Nymphes
couchées de la Renaissance ou de l’Epoque Classique. Plus
particulièrement, c’est à un détail du Tableau Bacchus et Ariane de Sebastiano Ricci que l’on peut penser. On retrouvera d’ailleurs cette figure dans dans La femme au perroquet ,1865 et dans le Nu allongé, 1865 (fig.4)
Dans la seconde
(fig. 2), l’attitude de la femme brune, un genou en appui sur le bord
de la couche, un bras levé soulevant un rideau est, sans aucun doute,
celle de la composition du Réveil. L'attitude n’est pas sans
évoquer celles des figures féminines de Rubens ou de Delacroix tandis
que le visage se rapproche de plusieurs des portraits réalisés entre
1863 et 1865.
Malgré le motif torsadé des colonnes du lit à baldaquin, qui figure dans ces deux études (fig.1 et 2) ainsi que dans le Réveil (fig.5), et encore dans La femme au perroquet,
rien ne semble indiquer, de la part de Courbet, au moment de leur
exécution, l’intention de faire de ces deux études une seule et même
composition. Pourtant, si l’on y prête attention, on remarquera que Vénus poursuivant Psyché…
(fig.5) est bel et bien agencé comme un collage : la figure brune
venant « recouvrir » (tout en la découvrant), la figure blonde.
Concernant ces deux études, on peut donc faire au moins deux hypothèses : soit il s’agit d’études réalisées en vue de Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie (processus long pour un tableau de cette dimension décidé « en catastrophe », et réalisé dans un laps de temps très court – Courbet parle de 6 semaines), soit il s’agit d’une rencontre (sorte de télescopage dicté par l’urgence) comme il s’en produit parfois dans l’atelier, le motif du lit (et de sa "littérature" ?) aidant à rapprocher ces deux figures.
Premier cliché du tableau réalisé par Mr Bingham en 1864 (avant l'introduction du perroquet) |
La « seconde » version de Vénus et Psyché (fig.3) - mais il s’agit peut-être, après tout, encore d’une étude préalable ?-,
si elle reprend (ou si elle annonce) le motif du grand tableau disparu,
comporte cependant des variantes importantes. Son mode de composition
d’abord (l’espace étant plus resserré, les figures plus proches l’une de
l’autre, presque imbriquées...) rendant la scène plus intimiste que la
celle de la grande composition (qui est plus théâtrale), ainsi que
quelques détails, telle la rose que la femme brune effeuille au-dessus
du visage de celle qui est endormie. Là encore (et peut-être même
davantage) la réunion des deux personnages semble presque artificiel.
Gustave Courbet Vénus et Psyché , 1865 /1866 - Kunstmuseum Berne
|
Du rideau levé de la
première étude(fig.2), à la rose (fig.3), puis au perroquet (fig.5), il
apparait que Courbet cherche certainement l’objet (l’accessoire) qu’il
peut substituer à celui des compositions habituelles de Psyché, en
s'écartant de l’iconographie convenue, tout en continuant à évoquer le
désir (dévoiler le corps, déflorer le secret…). Mais en ce qui
concerne les deux premiers motifs (rideau, rose), les références
picturales antérieures ne manquent pas et seule « l’astuce » du
perroquet semble pouvoir rompre avec le stéréotype et donc échapper pour
partie au sujet mythologique.
Le glissement des
deux femmes l’une vers l’autre, ainsi que cette variation du motif
(rideau, fleur, perroquet) permettrait peut-être de reconstruire pour
partie le cheminement de Courbet. Il semble évident que l’étude du nu
couché (fig.1), même agrandie, ne pouvait correspondre à un sujet pour
le Salon puisque l’on n’y proposait pas un simple nu, considéré
longtemps comme trop « vulgaire » et sans originalité, mais une déesse
ou une figure historique. Ce nu aurait pu au mieux devenir une
Odalisque, mais le thème orientalisant n’était pas vraiment du goût de
Courbet. Le fait qu’il s’agisse d’une femme sur un lit (et non d’une vue
en extérieur) la rapproche donc davantage de l’iconographie de
certaines Vénus que de celle des Bacchantes ou des Nymphes…Quoique!
Rembrandt Jupiter et Antiope, 1659 - Andrea Vaccario, Nymphe et satyre, 1604 - Charles Dupuis Respectez ce sommeil 18e
|
Il
est probable, que la seconde étude (fig.2), celle de la femme soulevant
le rideau, soit apparue alors pour compléter le dispositif de la femme
endormie (fig.1). Courbet aurait pu choisir de représenter une figure
masculine découvrant, derrière la tenture, une femme couchée, mais cela
était sans doute trop classique et ne pouvait se faire (toujours en vue
du Salon) que sous couvert d’un faune ou d’un dieu… Quadrature du
cercle !
La
solution du couple féminin, peut-être inspirée par le texte de la
Fontaine avait donc l’avantage, sous couvert d’une référence
mythologique, d’évoquer un sujet quelque peu tabou mais dont ses
contemporains étaient friands : tant qu’à être considéré une fois de
plus comme provocateur (cela avait été le cas pour Les demoiselles de bord de Seine), Courbet ne pouvait trouver de meilleure formule.
__
1 - Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie
fut reproduite au moins trois fois dans des ouvrages consacrés à
l’artiste au début du XXe. Les archives en ligne publiées par Bildarchiv
Foto Marburg gardent aussi la trace d’un cliché contenant les indications de sa dernière localisation, le tableau faisant partie de la collection de Otto Gerstenberg.
2 - Rêve d'amour
« (…)
Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur!
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma sœur! »
Charles Baudelaire À Celle qui est trop gaie - Les fleurs du mal
En
fait, la composition de Courbet reprend les nombreuses représentations
de la fameuse scène où Psyché, profitant du sommeil de son amant et
l’ayant éclairé, découvre son identité et, contrairement au monstre qui,
imaginait-elle, allait la dévorer, elle découvre un éphèbe : Amour,
fils de Vénus.
Le détournement qu’opère Courbet dans son tableau est complexe. Modifiant les ingrédients
du récit, il substitue à la silhouette masculine celui d’une femme
(Vénus ?) et à la lampe, il préfère un oiseau exotique. D’autre part,
tout en conservant le dispositif scénique (une femme se penchant sur un
corps endormi), il propose une autre interprétation du mythe, en
intervertissant les rôles : ce que Psyché découvre, dans sa couche
nuptiale (ce quelle n’aurait pas du voir sous peine de rompre le contrat
qui l’unissait à son amant invisible), n’est pas un jeune homme mais
une femme, et pas n’importe laquelle : Vénus, la Beauté même !
Toussaint Dubreuil, Esquisse pour Amour et Psyché, 17e |
Après
tout, cette réinterprétation qui ne manque pas de piquant, est loin
d’être absurde, tant du point de vue des simulacres (et autres
métamorphoses) auxquels les Dieux grecs recouraient pour assouvir leurs
désirs charnels, que d’un point de vue formel : quoi de plus proche d’un
corps de femme que celui de ces jeunes adolescents imberbes qui ont
souvent été choisis pour incarner le dieu Amour dans la peinture
académique ?
« Joli garçon, fille jolie,
Lequel était-ce ? Je ne sais.
C'était lui, c'était elle : à sa marche, à ses traits,
D'un sexe à l'autre errant, j'affirme et puis je nie.
Dans mon doute forcé j'admire, et je me tais ;
De nos grammairiens je crains trop le purisme :
Si par malheur je me trompais,
On pourrait t'accuser, muse, de solécisme.»
Petrone, Sur un bel adolescent Fragments
J’imagine
aussi sans peine que pour un matérialiste comme Courbet, « l’amant ailé
fuyant par la fenêtre sitôt dévoilé par sa jeune maitresse - ou cet
autre plus chaste (l’ange Gabriel) s’introduisant auprès d’une jeune
vierge pour lui annoncer de vive voix qu’elle a été choisie pour mettre
au monde une divine conception - » donnant encore prétexte à des
peintures, relevait d’une grande hypocrisie.
Établissant ce parallèle entre ces deux thèmes (mythologique et religieux), qui
avaient la faveur des amateurs des Salons du Second Empire, il n’est pas
impossible que le choix de Courbet pour le perroquet (animal souvent
figuré dans les peintures religieuses comme l’un des animaux du paradis terrestre,
ou comme attribut de Marie, mais aussi comme symbole du désir dans les
peintures mythologiques), soit non seulement une référence ironique aux
symboles éculés, mais aussi, pourquoi pas, une boutade de potache sur
l’art de répéter (comme l’oiseau en est capable) des formules toute
faites et des niaiseries, pour plaire à sa maitresse (entendre ici l’Académie)
Autrement
dit, le parti pris de Courbet, carrément cynique, consiste à refuser de
continuer, pour sa part, à faire prendre des vessies pour des lanternes
(à huile) et à leur préférer tout compte fait le cri rauque d’un
perroquet, qui charmait tout autant les demoiselles de la bourgeoisie.
D’autant que, malgré la reproduction en noir et blanc qui nous reste, on
peut imaginer que ce perroquet pourrait être un cacatua sulphurea citrinocrista,
plus communément appelé « cacatoès souffre à crête orange* », dont la
couleur flamboyante de sa huppe pouvait rappeler les flammèches de la
dite lampe de Psyché.
On
se souviendra aussi mais peut-être ne s’agit-il là que d’un concours de
circonstances, que Psyché en plus de son éclairage s’était munie d’un
rasoir en demi-lune dont elle avait aiguisé le fil (afin de se
débarrasser du soi-disant monstre) et que, à cet égard, le bec de
l’oiseau est aussi réputé pour posséder cette qualité tranchante.
« L'Inde fut mon berceau, bords sacrés que l'aurore
De ses rayons de pourpre illumine et colore,
Où partout l'encens croît et fume pour les dieux.
Du langage romain les sons mélodieux
M'ont d'un chant étranger désappris la rudesse ;
Et vos cygnes chéris, doux échos du Permesse,
De louer Apollon me vont céder l'emploi :
Car vos cygnes chéris ne sont rien devant moi. »
Petronne, le perroquet, Fragments
***
La peinture Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie (fig.5) ou Le Réveil ne fut donc pas présentée au Salon d’Automne de 1864, mais acceptée au salon de Bruxelles où un collectionneur,
M. Lepel-Cointet, s’en porta acquéreur. Entre temps, le diplomate
Khalil Bey, ayant entendu parler de l’œuvre de Courbet, se montra lui
aussi intéressé. Courbet ne pouvant se dédire de son engagement (et par
ailleurs vexé par ce nouvel échec au Salon), proposa donc au
collectionneur Turc de réaliser une autre peinture sur un sujet
analogue.
On peut ici s’étonner que le second tableau sur le thème de Vénus et Psyché
(fig.3) n’ai pas été proposé au diplomate Turc ; deux possibilités :
soit la toile n’existait pas encore (donc elle ne serait pas inscrite
dans l’élaboration dont j’ai fait plus haut l’hypothèse), soit elle
était jugée comme moins importante par Courbet lui-même pour figurer aux
côtés des autres œuvres que possédait déjà Khalil Bey…
Le Sommeil (dit aussi, Paresse et Luxure ou Les deux amies) succède donc au Réveil.
Drôle de suite (ou de poursuite) qui, même si on peut comprendre qu’il
s’agit pour Courbet de pousser plus loin l’intention de la première
scène, survient dans le récit temporel de façon totalement anachronique
et inattendue.
L’intention
de Courbet n’était pas évidement de composer une séquence temporelle ;
la « suite », si l’on en accepte l’idée, est d’abord thématique.
D’ailleurs rien dans cette peinture ne reprend apparemment (mis à part
le duo féminin) les éléments du Réveil. La scène peinte n’a rien d’allusive, elle donne simplement à voir un couple après l’amour.
Le
décor lui-même se veut sans ambigüité comportant des éléments du
mobilier bourgeois du Second Empire : la tenture, la table basse, le
guéridon, les flacons et le vase… Pourtant, parmi ces éléments du décor
figurent, en plus des fleurs en bouquet, des oiseaux.
« Petit moineau, plaisir de ma maîtresse,
Amusement qu’en son sein elle presse,
Auquel son doigt elle offre à becqueter
Car l’âcre plaie il lui plaît de causer
Lorsqu’elle cherche, astre de ma demande,
Un je ne sais quel jeu qui la détende
Pour apaiser quelque peu sa douleur
Et soulager, je crois, sa folle ardeur,
Qu’avec toi je voudrais même allégresse
Pour alléger mon cœur de sa tristesse !
(...)
J’en suis charmé comme, dit-on, l’agile
Fille le fut par cette pomme d’or
Qui permit un hymen longtemps hostile. »
Catulle, « Complainte sur le moineau de Lesbie »
Les
premiers, les plus visibles se trouvent représentés sur le décor du
plateau de la table basse (au premier plan) au milieu de fleurs. Les
seconds constituent (autant que je puisse en juger) une partie du motif
peint du vase ovoïde, à l’arrière plan(1). Ce rappel discret des fleurs
et des oiseaux est le lien ténu (presque enfoui) qui, si besoin était,
réunit bel et bien les deux peintures (voire plus) en une « suite ».
Pour
autant, la scène est inscrite au présent et ne revendique plus rien des
artifices mythologiques : seules deux femmes nues enlacées dans un
intérieur bourgeois. Mieux, au calme de l’abandon qui a saisi les deux
corps, le peintre laisse à deviner la fougue qui l’a précédé, comme en
témoignent les effets éparpillés sur les draps : collier de perles
brisé, peigne et broche…
Un
autre détail, plus évocateur, laisse surtout deviner l’origine de leur
plaisir : la main de la femme brune, au premier plan, posée sur le
revers rose de la literie.
Si
les corps témoignent de l’acte, la forme, la texture et la pigmentation
de ce simple pli de tissu incarnent l’objet du délice.
« Adieu sagesse! Adieu trop chaste muse!
Je vais conter les doux larcins d'amour,
Ses jeux lascifs, et la blonde Aréthuse,
Tantôt parée et tantôt sans atour,
Toujours charmante ; et cet obscur détour
Par où, la nuit, mon intrépide amante
A pas muets visite mon séjour.
Que je la voie à mon cou languissante
S'entrelacer, et de ses charmes nus,
Dont l'attitude à chaque instant varie,
Me retracer la lubrique série
Des doux tableaux tant chéris par Vénus.
Qu'elle ose tout, et de rien ne rougisse :
Mieux que moi-même experte en volupté,
Aux chocs d'amour que ma souple beauté
Sous le plaisir et s'agite et bondisse. »
Petrone, Epitaphe d’une jeune Pemsie, Fragments
***
Dans un petit tableau de Fragonard, intitulé Rêve d’amour vers 1768), on retrouve non seulement la posture du corps de la femme brune du Sommeil
– à ceci près que celle-ci n’embrasse qu’un traversin –, mais aussi
cette même intention du peintre de jouer du pli de l’étoffe pour,
métaphoriquement, représenter la nature du désir si non la source du
plaisir : la torsade de ce coussin rappelant tout aussi bien celle du
serpent enroulé sur le tronc du jardin d’Eden que le souvenir duveteux
des plumes du cygne de Léda.
Chez Courbet, le rêve est devenu réalité, le (la) partenaire absent(e) a pris corps.
__
1 - Concernant le
medaillon peint sur le vase - dont j’ai du mal à distinguer le motif
réel sur la reproduction - il semble cependant qu’il représente un
vase, des oiseaux ainsi qu'un visage… sujet assez fréquent pour ce type
de décoration.
3 – Encanailler l’art
« Oui, M. Peisse, il faut encanailler l'art. Il y a trop longtemps que vous faites de l'art bon genre à la pommade. Il y a trop longtemps que les peintres, mes contemporains, font de l'art à l'idée et d'après des cartons.» Gustave Courbet – lettre du 29 novembre 1849 (à Louis Peisse, critique du Salon).
L’exemple le plus complexe me semble-t-il de ce mode d’élaboration se trouve dans Le Sommeil, toile de « commande » dont le premier propriétaire fut aussi, comme pour l’Origine du Monde, le fameux diplomate Khalil-Bey.
Censée être « la suite » de Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie, œuvre dont le diplomate ottoman aurait souhaité faire l’acquisition mais qui était déjà réservée à un autre collectionneur, Le Sommeil présente deux femmes nues enlacées se reposant après leurs ébats.
On
a dit de ce thème qu’il était assez inédit, ce qui n’est pas totalement
vrai. François Boucher, par exemple, avait déjà abordé ce sujet du
couple féminin (Pan et Syringe) et Honoré Fragonard dans plusieurs illustrations revient sur ce motif.
"Le lit et tous les secrets qu'il a de la femme, la chemise et ses indiscrétions, les effarements du réveil, les culbutes des courtes-pointes, la surprise qui renverse les têtes, les cache derrière le charmant mouvement du bras levé, les peurs qui courent à demi nues, ce premier sursaut de si jolie impudeur mettant sur pied une chambrée de femmes, le vent qui joue, le linge qui fuit, un visage qui se voile, un dos qui se montre tout du long, - comme Fragonard touche cela! " Edmond et Jules de Goncourt, L'Art du XVIIIe siècle, Charpentier, 1881-1882, tome 3
Des gravures des poèmes et certains récits, tel « Gamiani ou deux nuits d'excès »,
d’Alfred de Musset (1833) ont encore pu nourrir le sujet de la toile,
en exploitant un thème Saphique proche de l’esprit orientaliste, et donc
susceptible de plaire à celui qui venait de faire l’acquisition du Bain Turc de Ingres.
"Les filles de Lesbos dorment entrelacées,
Comme deux jeunes fleurs sur un même rameau ;
Elles dorment ! Leur sein éblouissant et beau,
Se gonfle au souvenir de leurs folles pensées.
D’un mutuel amour leurs lèvres caressées
Semblent prêtes encor pour un baiser nouveau ;
Et demain dans ce lit, voluptueux tombeau,
Le plaisir rouvrira leurs corolles lassées.
Leur corps n’est entouré d’aucun voile jaloux ;
J’écoute soupirer leur souffle, et je me penche
Pour mieux voir les contours de leur nudité blanche. […] "
Henri Cantel – Les tribades (1859)
Enfin
des photographies ont aussi pu servir de point de départ pour les deux
nus enlacés. Ce qui frappe pourtant dans ces deux corps peints, et plus
particulièrement celui de la femme brune, c’est l’impressionnante
torsion que lui fait subir Courbet et qui la montre sous plusieurs
angles simultanés. S’il est bien évident qu’une telle pose reste possible, elle ne correspond pas exactement à une figure de l’abandon.
Ce
que Courbet cherche donc à montrer n’est évidemment pas une énième
figure du sommeil de bacchantes ou de nymphes, mais la volupté qui a
précédé (voire la passion pressante qui a conduit à ce que « le collier
de perles » se brise). Pour
traduire cet élan antérieur, il lui faut donc introduire un mouvement
dans la fixité traditionnelle du nu couché. Paradoxe graphique qu’il va
résoudre en tournant ses regards vers Rubens, peut-être dans L’Enlèvement des filles de Leucippe. ou plus simplement ; dans l’une des copies que celui-ci fit de Leda et le cygne, s’inspirant de la version de Rosso d’après Michel-Ange. Dans cette dernière on retrouve le mouvement cambré du corps figurant l’accouplement improbable d’une terrienne et de Zeus métamorphosé en cygne.
Si Courbet avait promis au collectionneur une « suite » à Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie , Le Sommeil n’a
pas grand chose à voir avec le récit original de Psyché, mais sûrement
davantage avec l’interprétation proposée par Jean de La Fontaine (Les Amours de Psyché et de Cupidon -1669)
qui évoque une liaison entre ces deux femmes. La « suite » n’est donc
pas inscrite dans un registre mythologique strict, mais dans une
variante plus personnelle et plus moderne.
"(...) Tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,(…)"
Charles Baudelaire, Le cygne – Les fleurs du mal - 1857
Illustration trouvée dans un ouvrage d'estampes érotiques (vraisemblablement de Thomas Rowlandson ?) |
Courbet
en choisissant ce mode plus trivial, moins moral et plus charnel, ne
pouvait que se rapprocher de ce que l’amateur d’estampes ou de maisons
closes de l’époque (son commanditaire par exemple) souhaitait voir.
3 - Une vénus
Il est généralement admis, en s’appuyant plus particulièrement sur quatre portraits de Jo, la belle irlandaise, peints par Courbet vers 1865, que la femme blonde qui aurait servi de modèle pour Le Sommeil serait Joanna Hifferrnan. Il est vrai que les traits des visages peuvent se prêter au rapprochement.
Joanna Hifferman, au moment où Courbet en fit ces portraits, était le modèle et la compagne de James Whistler. Courbet aurait fait sa connaissance alors que le couple se trouvait, comme lui, en résidence à Trouville, rencontre qu'il n'évoque que tardivement dans une lettre à Whistler, en 1877 : « Rappelez-vous Trouville et Jo qui faisait le clown pour nous égayer. Le soir elle chantait si bien des chants irlandais, car elle avait l’esprit et la distinction de l’art. (…) J’ai encore le portrait de Jo que je ne vendrai jamais, il fait l’admiration de tout le monde. ».
En comparant quelques représentations respectives que firent Courbet et Whistler, à la même époque (entre 1861 et 1865), de la fameuse Joanna, il est pourtant assez difficile d’y trouver une réelle ressemblance.
Il
n'est cependant pas impossible que la fréquentation de Whistler ait
donné à Courbet l'occasion de mieux découvrir le travail des
Préraphaélites - peut-être par l’intermédiaire de reproductions - et
que le portrait qu’il fit alors de Joanna à Trouville (puis les copies
ultérieures) soit en partie marqué par les modèles de Dante Gabriel
Rossetti lequel était depuis 1862, non seulement un voisin (dans le
quartier de Chelsea) mais surtout un ami de Whistler.
"(…) Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
(...)
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passait devant mes yeux clairvoyants et sereins (…) "
Charles Baudelaire, Les Bijoux – Les fleurs du mal - 1857
Je ne sais si Courbet eut connaissance de cette version de Léda
peinte par François Boucher (1740), mais il est troublant de constater
que le point de vue du cygne n’est pas sans rappeler celui que nous a
attribué le peintre de l’Origine du monde. En nous assignant à la place de l’oiseau (place pourtant divine),
Courbet court-circuite radicalement l’imagerie érotique d’usage : il
gomme tout artifice ou dispositif grivois, il évacue définitivement
toute métaphore.
Gustave Courbet (détails du Sommeil et de l'un des tableaux de Jo, la belle irlandaise) |
Joanna Hifferman, au moment où Courbet en fit ces portraits, était le modèle et la compagne de James Whistler. Courbet aurait fait sa connaissance alors que le couple se trouvait, comme lui, en résidence à Trouville, rencontre qu'il n'évoque que tardivement dans une lettre à Whistler, en 1877 : « Rappelez-vous Trouville et Jo qui faisait le clown pour nous égayer. Le soir elle chantait si bien des chants irlandais, car elle avait l’esprit et la distinction de l’art. (…) J’ai encore le portrait de Jo que je ne vendrai jamais, il fait l’admiration de tout le monde. ».
En comparant quelques représentations respectives que firent Courbet et Whistler, à la même époque (entre 1861 et 1865), de la fameuse Joanna, il est pourtant assez difficile d’y trouver une réelle ressemblance.
Par
ailleurs, si Courbet semble découvrir la jeune femme dans son atelier
de Normandie, il en connaissait déjà l’existence par le biais de « La dame en Blanc » tableau que Whistler avait exposé en 1861 à Paris et qui avait retenu l'attention de Courbet.
Sauf
à supposer que la physionomie de Joanna soit à ce point « élastique »,
l’identité habituellement attribuée pour la jeune femme blonde du Sommeil
reste donc gentiment hypothétique (tout autant, à mon sens, que les
différentes fictions qui voudraient que la même Joanna devint la
maitresse de Courbet et servit de modèle pour l’Origine du monde).
Gustave Courbet, Jo - 1865 |
On sait par ailleurs que, en 1864, Rossetti peignit une étude d’une jeune femme occupée à démêler sa longue chevelure avant de réaliser Lady Lilith en 1868. Entre ces deux tableaux « se glisse(nt) », en 1865, le (ou les) portrait(s) de La belle irlandaise de Courbet.
En 1854, s’attelant à Found
(une scène de genre figurant un paysan qui, venant à la ville, retrouve
sa fiancée devenue prostituée), Rossetti réalisa une série d'études de
visages dont les traits autant que la pose sont aussi à rapprocher de
ceux du visage féminin de Jo peinte par Courbet.
Il faut cependant noter que le modèle féminin utilisé par Rossetti pour Lady Lilith et Found était une certaine Fanny Cornfort.
***
Ayant
peut-être eut connaissance des gravures réalisées par Whistler lors de
son séjour parisien, Courbet n'aurait-il pas eu recours à l'une d'entre
elles, Une Vénus, pour installer la pose de la figure blonde du Sommeil ?
James Abot Whistler Une Vénus - 1859 |
Ce n’est pourtant pas Joanna qui servit de modèle à Whistler pour cette gravure, en 1859, mais jeune bohémienne surnommée Fumette, qui louait « ses services » aux artistes... Aurait-elle aussi visité l'atelier Courbet?
Plutôt que de chercher à identifier dans les personnages du Sommeil telle ou telle personne, il semble plus vraisemblable d'imaginer que Courbet a peint tantôt d'après des modèles (réels ou photographiques) qu'il avait à sa disposition, tantôt en puisant dans les différentes sources iconographiques. Le réalisme de Courbet est moins l'affirmation d'une représentation objective du monde que la transposition condensée des signes qui constituent le travail de la peinture.
(article initialement publié sur appeau vert overblog en janvier 2010 par ap)
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