dimanche 1 janvier 2017

Ocres en creux et gouttes noires

Robert Motherwell

(notes)

Moins romantique que la figure de Jackson Pollock, moins mystique que la peinture de Mark Rothko (telle tout au moins qu'on veut bien nous la servir), moins spectaculaire que les épanchements virtuoses de Willem de Kooning, la peinture de Robert Motherwell n’est souvent citée, de ce côté de l’Atlantique, qu' à travers ses Elégies faites à la République Espagnole. On ne peut éviter, évoquant l’Expressionnisme Abstrait Américain, de mentionner au moins l’une de ses peintures, mais rares sont finalement, aujourd’hui, dix huit ans après sa disparition, les lieux ou les auteurs qui lui rendraient hommage, en prenant la pleine mesure de cette œuvre. Ce peintre américain, résolument tourné vers la culture européenne, et plus particulièrement méditerranéenne, tant dans les domaines de la philosophie, des lettres, de la musique que des arts plastiques, fut amoureux de la poésie française (celle de Baudelaire et de Mallarmé), passionné par les dessins d’Eugène Delacroix et ceux de Seurat, sensible à l'univers des Dadaïstes et Surréalistes (qu’il a croisé dès la fin des années 30); il marque aussi, très tôt, son intérêt pour les formes et la pensée orientale.

Si l’on pouvait ramasser en une formule ces différentes propositions - et même si j’en conviens d’avance cela ne peut-être que caricatural - on pourrait sans doute avancer que l’ensemble du travail est placé sous un principe héraldique - à  savoir la figure du blason - décliné sous ses formes les plus variées, se jouant sans cesse de la frontalité du tableau ou de la page, tendu entre ses structures  nécessaires et rigoureuses et le flottement des signes graphiques. Cette formule pourrait bien entendu s’appliquer à d’autres peintres du XXe siècle, dont la démarche est assez proche, et tout d’abord, bien entendu, de plusieurs artistes américains de sa génération ,dont Rothko, Newman, Goetlib, Still,… Cependant, contrairement à eux, me semble-t-il le travail de Motherwell ne s’inscrit pas dans une modulation stricte d’un élément, ou d’un principe plastique, mais tend plutôt à le distordre, ou plutôt, travaillant par les reprises des motifs, par jeux d’amplifications, de réductions, de condensations, à les étirer progressivement, un peu comme naîtrait une signature, de la combinaison d’un ensemble de traits, de gestes, de vitesses d’exécution, se muant peu à peu en une forme, sans jamais se figer.
 

L’ensemble du travail est élaboré sur des séries qui, pour certaines, peuvent couvrir de très longues périodes et ainsi se chevaucher dans le temps. Ce sont ces chevauchements, ces interférences qui mettent en mouvement les signes naissants, nourris par ailleurs des différent procédés : le dessin répondant à l’estampe, celle-ci récupérant les effets du collage dont les principes de contact des formes se retrouvent intégrés dans les recouvrements de peinture. 
Dès les premiers travaux, on peut percevoir l’intérêt qu’il porte à Picasso et à Matisse tant par ses constructions charpentées que par l’importance qu’il accorde au dessin ainsi qu'à l’organisation des plans chromatiques. D’un côté la force de Guernica, de l’autre la souplesse de La Danse. Ces deux œuvres contiennent d’ailleurs les questions liées à une approche de la muralité dont Motherwell fit l’une de ses préoccupations.



Tenir et restituer les évènements graphiques présents dans un croquis, appartiennent à une tradition quelque peu révolue de la peinture. L’agrandissement d’une image, même en passant par la mise aux carreaux ne peut que restituer les proportions et l’emplacement de formes dans le cadre. Au lieu d’opter comme le firent ses contemporains américains pour le procédé mécanique de la projection, procédé ouvrant d’ailleurs à un tout autre genre de questions plastiques liées à la représentation photographique, Motherwell fit le choix de la transposition manuelle et des écarts qu’elle impliquait.
 
Beau geste, Lithographies - 1989
Un aspect de l’œuvre de Motherwell touche au décoratif ou, tout au moins, n’hésite pas à assumer cette dimension esthétique, quelque peu délaissée aujourd’hui par les artistes contemporains. Il est un fait que ce type de projet, comprenant l’intégration d’une œuvre dans un lieu, correspondait davantage, dans les années cinquante et soixante, à une volonté, aussi bien aux Etats Unis qu’en Europe ,de renouer avec la grande tradition de « L’invenzione » de la Renaissance, autrement dit des œuvres à programme, capable de combiner les différents arts et d’affirmer, par le choix des formes artistiques présentes dans les lieux et les espaces publics, l’identité d’une société. Car si décorer est devenu une simple occupation triviale, elle eut par le passé une fonction bien plus complexe, avec des ambitions aussi politiques qu’éducatives (des palais aux églises…).

L' œuvre de Motherwell se prête assez bien à cette tradition, d’une part par cet aspect héraldique – des peintures fonctionnant non sur un sujet narratif mais sur la puissance des signes, tel un drapeau – et, d’autre part, grâce (ou à cause) de la thématique de certaines de ces peintures, dont les Elégies font évidemment partie.

Pour autant, ne retenir que cet aspect du travail serait limitatif. La peinture de chevalet qu’il a continué à pratiquer tout au long de sa vie, les multiples d’éditions réalisés ou non pour accompagner des livres comme le très beau « Trois poèmes » qu’il fit avec son ami Octavio Paz, montre la diversité des voies et la richesse des thèmes abordés.

Une des peintures qui m’a toujours extrêmement touché s’intitule The Hollow Men, en référence à un poème de T.S. Eliot. La toile datant de 1983, de dimensions respectables (180 x 360 cm) et est constituée en son centre d’une série d’enveloppes souples, tracées au fusain sur une sous-couche transparente. Celle-ci par endroits a conservé des zones de réserves.
 
 
La texture ocre jaune de ce fond n’est cependant pas unie mais animée par les différents coups de brosses, étirant la couleur, posée humide sur la toile verticale. Le contact cassant (rêche) de la trace de fusain, apposée sur cet espace flottant et vibrant, produit l’effet d’une profondeur et, simultanément, d’une densité différente selon les boucles qui se referment sur lui.

 

Ces traces courbes - évoquant vaguement des silhouettes de fruits, reprenant donc en partie le vocabulaire des fameuses Elégies -, dessinées sans que l’on ne distingue d’effacements, composent un ensemble à la fois compact et aéré. Sur la gauche et sur la partie haute de la peinture un recouvrement sombre de touches serrées, posé sur une couche rouge, découpe les limites de cette masse fluide. Sur la partie basse de la toile une bande jaune horizontale sert d’assise aux figures de fusain.

 « Nous sommes les hommes creux

Nous sommes les hommes empaillés

Appuyés les uns sur les autres

La caboche remplie de bourre. Hélas !

Nos voix desséchées, quand

Nous murmurons ensemble

Sont tranquilles et insensées

Comme le vent dans l’herbe sèche ou

Comme les rats avec leurs pattes sur le verre brisé

Dans notre caveau sec

 

Figures sans forme, ombre décolorée

Geste sans mouvement, force paralysée ; [...]» T.S.Eliot

 

Coques vides, maintenues en suspend entre ciel et sol, figures évanescentes soudées entre elles, fantômes fantasques qui cristallisent, par la vacuité qui circule en elles, toutes les figures passées fixées à la paroi,  toutes les foules que l’on traverse, toutes les distances que l’on ne saura jamais nommer entre les êtres et les choses et qui plutôt que de les séparer les unissent, toutes ces choses que la peinture, toujours, laisse affleurer sans peser.

 

D’autres toiles de la série Open usent magistralement, avec une géométrie cependant plus affirmée, plus tendue, de ce dialogue entre la ligne fragile du fusain et les surfaces brossées en nuances. D’autres de la série telles Fusain sur ocres de 1973, accentuent encore davantage la tension entre le signe charbonneux et la fluidité balayée de la surface, jusqu’au point de rupture de la trace, à sa dissolution.
 

Radicalement abstraites, lyriques mais sans excès, sensibles sans être fragiles, les peintures et lithographies de Motherwell, de l'ossature forte de ces compositions conjuguée aux incidences du hasard confiées aux gestes et à l’état des médiums utilisés, se situent au carrefour des grandes questions qui drainent le champ pictural, permettant sans conteste de tracer quelques unes des frontières qui bordent ce territoire.

(article initialement publié sur appeau vert overblog le par ap)

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