Robert Motherwell
(notes)
Moins romantique que la figure de Jackson Pollock, moins mystique que la peinture de Mark Rothko (telle tout au moins qu'on veut bien nous la servir), moins spectaculaire
que les épanchements virtuoses de Willem de Kooning, la peinture de
Robert Motherwell n’est souvent citée, de ce côté de l’Atlantique, qu' à
travers ses Elégies faites à la République Espagnole. On ne
peut éviter, évoquant l’Expressionnisme Abstrait Américain, de mentionner
au moins l’une de ses peintures, mais rares sont finalement,
aujourd’hui, dix huit ans après sa disparition, les lieux ou les auteurs
qui lui rendraient hommage, en prenant la pleine mesure de cette œuvre. Ce peintre américain, résolument
tourné vers la culture européenne, et plus particulièrement
méditerranéenne, tant dans les domaines de la philosophie, des lettres,
de la musique que des arts plastiques, fut amoureux de la poésie
française (celle de Baudelaire et de Mallarmé), passionné par les
dessins d’Eugène Delacroix et ceux de Seurat, sensible à l'univers des
Dadaïstes et Surréalistes (qu’il a croisé dès la fin des années 30); il
marque aussi, très tôt, son intérêt pour les formes et la pensée
orientale.
Si
l’on pouvait ramasser en une formule ces différentes propositions - et
même si j’en conviens d’avance cela ne peut-être que caricatural - on
pourrait sans doute avancer que l’ensemble du travail est placé sous un
principe héraldique - à savoir la figure du blason - décliné sous ses
formes les plus variées, se jouant sans cesse de la frontalité du
tableau ou de la page, tendu entre ses structures nécessaires et
rigoureuses et le flottement des signes graphiques. Cette
formule pourrait bien entendu s’appliquer à d’autres peintres du XXe
siècle, dont la démarche est assez proche, et tout d’abord, bien
entendu, de plusieurs artistes américains de sa génération ,dont Rothko,
Newman, Goetlib, Still,… Cependant, contrairement à eux, me semble-t-il
le travail de Motherwell ne s’inscrit pas dans une modulation stricte
d’un élément, ou d’un principe plastique, mais tend plutôt à le
distordre, ou plutôt, travaillant par les reprises des motifs, par jeux
d’amplifications, de réductions, de condensations, à les étirer
progressivement, un peu comme naîtrait une signature, de la combinaison
d’un ensemble de traits, de gestes, de vitesses d’exécution, se muant
peu à peu en une forme, sans jamais se figer.
L’ensemble
du travail est élaboré sur des séries qui, pour certaines, peuvent
couvrir de très longues périodes et ainsi se chevaucher dans le temps.
Ce sont ces chevauchements, ces interférences qui mettent en mouvement
les signes naissants, nourris par ailleurs des différent procédés : le
dessin répondant à l’estampe, celle-ci récupérant les effets du collage
dont les principes de contact des formes se retrouvent intégrés dans les
recouvrements de peinture.
Dès
les premiers travaux, on peut percevoir l’intérêt qu’il porte à Picasso
et à Matisse tant par ses constructions charpentées que par
l’importance qu’il accorde au dessin ainsi qu'à l’organisation des plans
chromatiques. D’un côté la force de Guernica, de l’autre la souplesse de La Danse.
Ces deux œuvres contiennent d’ailleurs les questions liées à une
approche de la muralité dont Motherwell fit l’une de ses préoccupations.
Tenir
et restituer les évènements graphiques présents dans un croquis,
appartiennent à une tradition quelque peu révolue de la peinture.
L’agrandissement d’une image, même en passant par la mise aux carreaux
ne peut que restituer les proportions et l’emplacement de formes dans le
cadre. Au lieu d’opter comme le firent ses contemporains américains
pour le procédé mécanique de la projection, procédé ouvrant d’ailleurs à
un tout autre genre de questions plastiques liées à la représentation
photographique, Motherwell fit le choix de la transposition manuelle et
des écarts qu’elle impliquait.
Beau geste, Lithographies - 1989 |
Un
aspect de l’œuvre de Motherwell touche au décoratif ou, tout au moins,
n’hésite pas à assumer cette dimension esthétique, quelque peu délaissée
aujourd’hui par les artistes contemporains. Il est un fait que ce type
de projet, comprenant l’intégration d’une œuvre dans un lieu,
correspondait davantage, dans les années cinquante et soixante, à une
volonté, aussi bien aux Etats Unis qu’en Europe ,de renouer avec la
grande tradition de « L’invenzione » de la Renaissance,
autrement dit des œuvres à programme, capable de combiner les différents
arts et d’affirmer, par le choix des formes artistiques présentes dans
les lieux et les espaces publics, l’identité d’une société. Car si décorer
est devenu une simple occupation triviale, elle eut par le passé une
fonction bien plus complexe, avec des ambitions aussi politiques
qu’éducatives (des palais aux églises…).
L'
œuvre de Motherwell se prête assez bien à cette tradition, d’une part
par cet aspect héraldique – des peintures fonctionnant non sur un sujet
narratif mais sur la puissance des signes, tel un drapeau – et, d’autre
part, grâce (ou à cause) de la thématique de certaines de ces peintures,
dont les Elégies font évidemment partie.
Pour
autant, ne retenir que cet aspect du travail serait limitatif. La
peinture de chevalet qu’il a continué à pratiquer tout au long de sa
vie, les multiples d’éditions réalisés ou non pour accompagner des
livres comme le très beau « Trois poèmes » qu’il fit avec son ami
Octavio Paz, montre la diversité des voies et la richesse des thèmes
abordés.
Une des peintures qui m’a toujours extrêmement touché s’intitule The Hollow Men,
en référence à un poème de T.S. Eliot. La toile datant de 1983, de
dimensions respectables (180 x 360 cm) et est constituée en son centre
d’une série d’enveloppes souples, tracées au fusain sur une sous-couche
transparente. Celle-ci par endroits a conservé des zones de réserves.
La texture ocre jaune de ce
fond n’est cependant pas unie mais animée par les différents coups de
brosses, étirant la couleur, posée humide sur la toile verticale. Le
contact cassant (rêche) de la trace de fusain, apposée sur cet espace
flottant et vibrant, produit l’effet d’une profondeur et, simultanément,
d’une densité différente selon les boucles qui se referment sur lui.
Ces
traces courbes - évoquant vaguement des silhouettes de fruits,
reprenant donc en partie le vocabulaire des fameuses Elégies -,
dessinées sans que l’on ne distingue d’effacements, composent un
ensemble à la fois compact et aéré. Sur la gauche et sur la partie haute
de la peinture un recouvrement
sombre de touches serrées, posé sur une couche rouge, découpe les
limites de cette masse fluide. Sur la partie basse de la toile une bande
jaune horizontale sert d’assise aux figures de fusain.
« Nous sommes les hommes creux
Nous sommes les hommes empaillés
Appuyés les uns sur les autres
La caboche remplie de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous murmurons ensemble
Sont tranquilles et insensées
Comme le vent dans l’herbe sèche ou
Comme les rats avec leurs pattes sur le verre brisé
Dans notre caveau sec
Figures sans forme, ombre décolorée
Geste sans mouvement, force paralysée ; [...]» T.S.Eliot
Coques
vides, maintenues en suspend entre ciel et sol, figures évanescentes
soudées entre elles, fantômes fantasques qui cristallisent, par la
vacuité qui circule en elles, toutes les figures passées fixées à la
paroi, toutes les foules que l’on traverse, toutes les distances que
l’on ne saura jamais nommer entre les êtres et les choses et qui plutôt
que de les séparer les unissent, toutes ces choses que la peinture,
toujours, laisse affleurer sans peser.
D’autres toiles de la série Open
usent magistralement, avec une géométrie cependant plus affirmée, plus
tendue, de ce dialogue entre la ligne fragile du fusain et les surfaces
brossées en nuances. D’autres de la série telles Fusain sur ocres de 1973,
accentuent encore davantage la tension entre le signe charbonneux et la
fluidité balayée de la surface, jusqu’au point de rupture de la trace, à
sa dissolution.
Radicalement abstraites, lyriques mais sans excès, sensibles sans être fragiles, les peintures et lithographies de
Motherwell, de l'ossature forte de ces compositions conjuguée aux
incidences du hasard confiées aux gestes et à l’état des médiums
utilisés, se situent au carrefour des grandes questions qui drainent le
champ pictural, permettant sans conteste de tracer quelques unes des
frontières qui bordent ce territoire.
(article initialement publié sur appeau vert overblog le
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