samedi 14 janvier 2017

Retour à la source (2)

 Giorgione

 

"J’hésite à embrasser cette grenouille : la princesse aura-t-elle d’aussi jolies cuisses ? », L’autofictif, 861 (2)

"Si tu regardes derrière toi, tu aperçois des lumières qui se défont et s'éloignent selon un triangle s'élargissant : des marques d'eau coulent pendant que tu rumines ta plainte. La pelote de routes en se démêlant tend l'épiderme, tu rajeunis, tu reviens. Pleure, si tu t'es dépensé pour voir cela."L’homme sans réseaux, 413 (Derrière)

 ***

1 - L’empreinte fugace

Un détail, souvent, en ravive un autre. Il ne s’agit pas toujours de références explicites, mais simplement de rencontres, de télescopages, dont nous sommes les témoins, dont nous avons gardé  la mémoire de l’empreinte fugace, mais suffisante, et qui remonte à la surface.


Un triangle noir, par exemple, observé dans la toile d’Arshile Gorky (Waterfall), fait étrangement écho à celui-ci, plus ancien, à cette entaille dans la terre plongeant dans une mare sombre. Il se pourrait bien, que, de part la place qu’elle occupe au premier plan d’un paysage en sous bois, cette anfractuosité, qui pourrait n’être, dans d’autres cas, qu’un simple accident du relief, soit bien plus qu’un simple détail. D’ailleurs, plus qu’une analogie formelle, la consistance même de ce talus évoque un fragment de corps.
 

Il n’est pas rare, dans l’histoire des représentations, que de telles apparitions trouvent leur origine dans l’observation rêveuse de la nature. Les nuages, les troncs, les roches… offrent en de maintes occasions la possibilité de ces métamorphoses, sinon de ces métaphores. Les artistes de la préhistoire imprégnant de pigments rouges les passages resserrés au fond des grottes, Vinci assimilant les taches de moisissures d’un mur à des scènes de batailles, ou Ernst s’émerveillant des frottages réalisés sur un plancher témoignent tour à tour d’une même perception et d’une même utilisation de ces phénomènes. 

La lumière descend dans le branchage, glisse le long des troncs, émaille le touffu d’un buisson, rebondit le long des franges sombres qui se découpent en contre jour sur un pan de mur jaune ou sur le gris bleuté d’un ciel lourd. 


Quelques gouttes claires, déposées sur un frottis sombre, suffisent ici à traduire la masse compacte d’un feuillage. Plus bas, la densité des touches vertes opacifie l’écran végétal. On aurait vite fait de s’y perdre ! Ailleurs, des myriades de points noirs et or criblent l’azur. Un coup de lumière montant du sol embrase les cimes, le ciel roulé en boule est déchiré par la zébrure d’un éclair.

 
Dans l’ovale basculé des ramures qui ploient, au-delà de l’entablement d’un pont rustique, sous ce ciel cabossé, flottent les façades plates et blanches d’une ville. 

Là-bas, nulle âme qui vive. Sous l’ombre du pont, qui marque la charnière de ce paysage, se dressent quelques vestiges  gagnés par la végétation.

Ici se tiennent trois personnages. Sur la gauche, un homme debout, appuyé sur une longue perche, tourne son regard vers une femme en partie dénudée, assise dans l’herbe et qui allaite un jeune enfant.  A peine surprise, celle-ci regarde dans notre direction.
 

De ce tableau, attribué à Giorgio da Castelfranco, dit Giorgione (1477-1510), nous ne disposons que de peu d’informations. Désigné tantôt sous le titre de La Tempête ou Le soldat et la bohémienne dans un paysage d’orage, la peinture semble avoir été réalisée aux alentours de 1507, c'est-à-dire quelques trois ans avant que Giorgione ne soit emporté par la peste. 
On suppose qu’il s’agit d’une œuvre de commande, passée par Gabriele Vendramin, jeune noble proche d’un cercle de poètes humanistes vénitiens (Le cercle d’Asolo initié par Pietro Bembo). Les trois philosophes, et la Vénus, autres toiles datant de cette époque, restées inachevées à la mort de l’artiste, auraient été, elles, commandées respectivement par Taddeo Contarini et  Girolamo Marcello, deux autres membres de ce cercle, amis de Giorgione. A ce jour, les historiens s’accordent pour considérer que si Sébastiano del Piombo et Titien ont participé chacun à l’achèvement de ces deux tableaux. Seule La Tempête  serait de la main unique de Giorgione. 
 
2 - Allégories

La Tempête fait partie de ces tableaux qui, par la composition de la scène autant que par le sujet, a intrigué, et intrigue encore, suscitant diverses interprétations. Ainsi, certains, prenant en compte l’importance accordée ici au paysage, mettent en avant la représentation des quatre éléments. D’autres se concentrant davantage sur les figures avancent qu’il pourrait s’agir, soit par les attitudes, soit par les positions qu’elles occupent dans le paysage, d’une allégorie des caractères humains. D’autres encore y ont reconnu tantôt une transposition d’un épisode biblique (Adam et Eve après avoir été chassés de l’Eden ou une allusion à La fuite en Egypte), tantôt un récit mythologique (L’enfance de Paris, une allusion à La nymphe Io allaitant son fils sous la surveillance de Mercure )…



Prenons par exemple cette dernière proposition dont il a été signalé, en effet, que le tableau, dans la collection de Gabriele Vendramin, était  initialement identifié sous le titre de “Mercurio e Isis”.

Zeus, ayant une fois de plus cédé à la tentation en séduisant la jeune Io, cru bon de masquer ses frasques aux yeux de son épouse en transformant momentanément la jeune nymphe en génisse (Zeus manquait parfois de tact). Flairant l’entourloupe, Héra, l’épouse trompée, demanda à ce que ladite génisse lui soit offerte et en confia la garde à « celui qui voit tout », Argos Panoptes. Hermès (Mercure chez les Romains), déguisé en berger serait venu délivrer la génisse en endormant, d’une douce musique, son gardien…. Libre, la belle, devenue Isis, se serait réfugiée sur les bords du Nil pour donner naissance au fils de Zeus, Epaphos…

 

Brièvement résumé, ce mythe pourrait en effet, au travers de quelques uns des éléments (le berger, la femme qui allaite un nourrisson, l’éclair divin…) faire écho à ce que l’on croise dans la peinture de Giorgione. Les ingrédients seraient là, décrivant simultanément différents temps du récit. Mais, il apparait bien vite que d’autres éléments (comme  la ville ou les ruines) n’ont pas été  pris en compte.

Une radiographie de la Tempête, réalisée en 1939 a révélé ce que laissait déjà entrevoir un recouvrement : sous la figure masculine se trouvait la présence d’une baigneuse assise au bord de l’eau. Une analyse plus poussée a par ailleurs conclue que la figure de gauche précède l’autre figure féminine disposée sur la droite.


Ce repeint  peut évidemment indiquer plusieurs choses, mais deux idées  retiennent l’attention : soit l’artiste a modifié en cours de route le sens de sa composition - ce qui peut laisser penser que le sujet  n’était pas décidé d’avance mais s’est imposé en cours de travail - soit il a réutilisé après coup une toile comportant déjà le motif d’une (ou de deux femmes ?) et en a rectifié la signification en substituant au personnage de la baigneuse (une nymphe ?), un berger (un soldat?), ou, de façon plus générale, une femme nue par un jeune homme habillé.
Si l’on retient le thème des deux femmes dévêtues, qui ont du se côtoyer quelque temps avant le dernier recouvrement - dont l’une s’apprête au bain et l’autre donne le sein - celui-ci évoque quelques scènes identifiées de la mythologie grecque ou romaine. On pense, surtout à Vénus et Cupidon près d’un ruisseau où se baigne l’une des nymphes. On se souviendra à ce sujet que cet enfant, né d’une relation adultère avec Mars, déclencha la colère de Jupiter au point qu’il voulu le soustraire à Vénus, mais celle-ci avertie cacha Cupidon dans un bois... 


Dans ce cas, le remplacement du personnage féminin par celui de ce jeune homme (Mars ?) aurait peut-être donc eu l’avantage de réunir l’ensemble des protagonistes. Rien cependant n’est moins sûr, car si la radiographie témoigne du processus – hésitation ou transformation d’un motif initial - aucun indice précis ne permet d’affirmer qu’il s’agit  bien là de l’une ou de l’autre des figures de ce mythe, pas plus qu’il ne permet d’assurer que nous aurions affaire à Hermès et Io, à L’ enfance de Paris…
[...]

Dans son introduction au chapitre consacré à la peinture Vénitienne (de Giorgione à Véronèse), Lionello Venturi rappelle les différences profondes qu’il existe entre les conceptions esthétiques développées à Florence et celles pratiquées à Venise : « A la vision florentine fondée sur le dessin, les proportions, la construction et la perspective, Venise opposa une vision faite de masses chromatiques pouvant absorber les hommes aussi bien que les choses. »


D’un côté, donc, une conception humaniste, raisonnée et ordonnée du monde, de l’autre une approche sensible de l’espace, une représentation plus sensuelle et attentive aux phénomènes de la nature. Venturi écrit encore : « Quand les Florentins, Alberti par exemple, écrivaient un traité sur l’art, ils s’appliquaient surtout à découvrir une vérité scientifique. Au lieu de rechercher, comme eux, un ordre perspectif, le Vénitien Dolce, au contraire, écrit en 1559 que le commencement de la peinture est au-delà de l’ordre et que la nécessité des motifs naturels ne doit paraître en peinture ni étudiée ni recherchée mais produite au hasard. »
C’est en s’appuyant sur ces principes, qui fondent une pensée moderne de la peinture (préférant le concept d’’invention à celui de composition), que Venturi propose en particulier une lecture des œuvres de Giorgione.


En ce qui concerne la Tempête il insiste, lui aussi sur le processus de création révélé par la radiographie du tableau, et qui, selon lui, fait apparaitre une grande liberté d’élaboration échappant à toute logique d’un sujet préexistant, voire d’un sujet tout court, programme qu’il résume par une formule : « La tempête est le premier tableau qui représente un paysage avec des figures et non des figures dans un paysage », indiquant par là que le seul sujet de ce tableau réside dans la représentation de la nature et que les trois figures (homme, femme, nourrisson) n’en seraient que les éléments secondaires, présences nécessaires à participer à l’atmosphère ambiante …

 

Gabriele d’Anununzio, quant a lui, interprète la relation des figures comme une sorte de vision : « La femme et l’enfant, écrit-il, ont évidement le caractère d’une apparition fantastique, d’une de ces intenses hallucinations qui prennent le relief de la réalité. L’homme placé à gauche, séparé du groupe, a l’aspect de celui qui, dans la solitude, est tout entier absorbé en une contemplation intérieure. Il est seul. Il n’a pas de lien avec les autres figures comme avec des créatures vivantes et proches. Il ne fait aucun geste vers elles parce qu’il sait ne pouvoir les atteindre et parce qu’il sait être seul. »


Kenneth Clark penche aussi en faveur de cette idée : « il fait peu de doute qu’il s’agit là d’une rêverie libre et imprévue. […] Son charme provient de ce qu’elle défie toute logique, de l’étrange isolement des personnages qui semblent s’ignorer les uns les autres, ou de l’orage qui s’approche et du caractère inexplicable des ruines à mi-distance, qui n’auraient jamais pu faire partie d’un édifice réel. »

Ces différentes interprétations, quoique citées ici de façon partielles, semblent en fait éluder une partie des éléments (voire parfois ne pas s’en soucier du tout) pour amplifier un aspect ou l’autre de cette peinture. Par manque d’indices facilement lisibles (codes habituels du genre), elles déplacent la question ou illustrent un concept qui leur est cher. Peut-on leur en tenir rigueur sachant que l’œuvre résiste effectivement  assez bien à toutes les entreprises d’explications sommaires ?
 


Pourtant, concernant l’idée de l’œuvre qui se construit au fur et à mesure, il semble difficile de lui accorder trop de crédit, étant donné le faible nombre de repentirs qu’il existe dans ce tableau (même si le changement observé plus haut n’est pas anodin). Il n’y a non plus, me semble-t-il, aucune raison particulière qui peut laisser penser qu’une commande - puisqu’il semble avéré qu’il s’agisse bien de cela - ne soit pas directement liée à un sujet déterminé par le commanditaire, ou tout au moins convenu entre les deux parties. Dans le cas d’une commande privée, il est possible que celle-ci soit restée assez vague, et que le sujet n’ait pas été « l’illustration » de telle ou de telle histoire, mais davantage la représentation d’une situation, d’un contexte ou d’une idée plus générale liée notamment à la conception philosophique et esthétique qui avait cours à Venise, ce qui d’ailleurs ne retire  rien  à la liberté d’écriture ou à la part d’interprétation laissée au peintre.  


Donc, et puis-qu’aucun document historique ne témoigne que, pour la réalisation de La Tempête, Giorgione se soit appuyé sur un récit particulier, rien non plus n’interdit  de penser que sa mise en scène n’ait été inspirée par les lectures et les idées du cercle des intellectuels vénitiens qu’il fréquentait.

 

[…]


« Et toujours la foudre gronde, et l'air froissé s'entrouvre pour faire place à l'éclair. »Stace, Thébaïde,  Livre 1


[…]

3 - Un Paradis perdu ? 

Salvatore Settis, dans son essai intitulé « L’invention d’un tableau »*, récapitulant nombre des interprétations déjà proposées, déroule une analyse minutieuse du tableau et de son contexte historique pour proposer, à son tour, une lecture plutôt argumentée (et assez convaincante) de La Tempête de Giorgione.

 

Après avoir passé en revue les différents éléments, il écrit donc : 
« A l’arrière plan, au-delà d’un pont désormais infranchissable, au-delà du fleuve de l’Eden, se distingue l’inaccessible civitas du paradisus volupttatis, hérissé de tours et de colonnes, entourée de murailles. Au-dessus de la ville et du pont, déchirant les nuages, plane l’éclair menaçant du lointain, vox a longe qui a signifié et répète la condamnation de l’homme et du serpent. Ainsi Adam immobile, s’appuie sur une perche ; Eve allaite le jeune Caïn et cache difficilement sa nudité derrière un buisson. Entre ces deux protagonistes, les colonnes brisées sont l’emblème de la mort qui fait irruption dans la vie humaine. Caïn, en apparence inoffensif, annonce par sa seule présence son crime à venir et le douloureux cheminement de l’humanité sur la voie du Péché et du châtiment divin. A peine visible au premier plan, le serpent s’enfouit insidieusement dans la terre. Instigateur de la Tentation et du Péché, il fut pour cela frappé lui aussi de la malédiction divine et condamné à être écrasé par le talon de la Femme : les sévères paroles divines sont donc aussi promesse de l’Incarnation du Verbe et de la Redemption. »

La proposition de Salvatore Settis se fonde sur une source iconographique religieuse dont il déchiffre les différentes strates de significations. L’image qui lui sert particulièrement de « déclencheur » est un bas relief de Giovanni  Antonio Amadeo (1447-1522) ayant pour thème « Dieu admoneste Adam et Eve », figurant sur la frise basse de la façade de la chapelle Colleoni à Pergame et dont Giorgione aurait pu, en tenant compte des dates, avoir connaissance. Aux analogies de la composition il apporte par ailleurs des compléments précieux sur la signification des deux colonnes brisées ou sur la substitution de la figure divine dans le bas relief par celle de l’éclair…


L’auteur insiste par ailleurs sur les jeux de références savantes et l’utilisation d’artifices visant à masquer le sens direct de la peinture, celle-ci s’adressant d’abord de façon complice au commanditaire : « Le goût des significations atténuées ou cachées rapproche ces tableaux de l’art des « devises », qui devaient selon leurs utilisateurs ne pouvoir être comprises que par « un esprit ingénieux et inventif. Autrement dit, ces œuvres étaient « d’une telle subtilité d’invention et d’une telle délicatesse qu’un gentilhomme érudit pouvait, par leur intermédiaire, exprimer son goût personnel, s’offrir et offrir à ses amis un échantillon de sa culture et de sa vision du monde. »

Ainsi, pour Salvatore Settis, le choix du costume de l’homme dans La Tempête (celui d’un gentilhomme vénitien plutôt que d’un soldat ou d’un berger) pourrait avoir comme intention avouée de ramener la représentation de l’épisode biblique à une réalité vénitienne contemporaine et peut-être, plus encore, de permettre à Gabriele Vendramin (si c’est bien le commanditaire) de s’identifier au contenu de la scène représentée, le tableau devenant une sorte de miroir de ses pensées secrètes.

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* Salvatore Settis "L'invention d'un tableau" (la tempête de Giogione) - Traduit de l'italien par Olivier Christin. Editions de Minuit ( Coll. Le sens commun), Paris, 1987.
 


4 - Une feuille qui masque encore la lumière

Les preuves sont réunies et les pièces éparses du puzzle s’emboitent bien : le dossier de l’enquête pourrait se refermer ici.
 



Pourtant, il y a dans le tableau de Giorgione quelque chose qui semble se dérober à cette seule (cette simple) transcription de l’épisode biblique. Il y a quelque chose d’autre qui reste glissé entre le sujet et sa représentation, une feuille qui masque encore la lumière, opacifie la transparence du propos, une sorte de brindille dans la chaussure, une fissure non colmatée dans l’espace de la narration.


Qui est-il celui qui se retourne sur son passé proche envisageant si serein l’avenir? Qui est-elle l’insouciante qui ne semble pas redouter  les menaces du ciel ? Serions-nous les seuls à voir venir l'orage ? Quel est cet oiseau blanc sur le toit ? Pourquoi l’eau sous le pont semble-t'elle s’être retirée des berges ? Pourquoi l’homme et la femme sont-ils séparés par cette mare sombre ? Pourquoi, ici, alors que rien ne coïncide vraiment (ni le temps, ni l’espace, ni les regards…) tout nous semble si familier?
Toute précise et argumentée qu’elle soit, l’analyse de Salvatore Settis n’arrive pas à satisfaire totalement. Cela tient surtout - à mon sens - à ce que la reconstitution qu’il propose reste soumise à celle d’un décryptage induit essentiellement par une iconographie religieuse*, lié au rapprochement formel entre le tableau de Giorgione et le bas relief de Giovanni Antonio Amadeo.  Ceci suppose que non seulement Giorgione aurait pu s’inspirer (directement) d’une composition assez proche, mais aussi du sujet religieux qu’elle représente, même si la composition a été finalement aménagée, adaptée aux besoins de la commande privée.

 

Des trois tableaux, inscrits dans la logique de la commande privée, à savoir Les trois philosophes, La vénus et La Tempête, les deux premiers ont souvent été signalés pour l’originalité de leurs dispositifs scéniques. On peut donc s’étonner que seule La Tempête ne n’ai pas fait l’objet d’une composition totalement originale.


D’ailleurs, si Giorgione avait eut l’intention de reprendre à son compte le dispositif du bas relief, cette intention n’apparait pas de façon probante au regard de la composition initiale, révélée par les rayons X. L’explication qu’en donne Settis, pour justifier malgré tout la présence de la seule baigneuse (premier état qui est assez éloigné de l’image finale) s’appuie encore sur une référence religieuse : le bain purificateur d’Eve après la naissance de Caïn. Pour le coup, on se dit que l’auteur cherche « le raccord juste » face à une situation initiale qui pourrait être tout aussi bien d’une toute autre nature. Déesse, nymphe, sainte, princesse, paysanne, n’importe laquelle de ces figures aurait pu tout aussi bien, à ce premier stade du tableau, avoir été choisie pour la baignade et, faut-il le préciser, une femme qui se baigne n’est pas forcément une jeune accouchée : et si cela était, où est passé l’enfant ?


Giorgione a-t-il vraiment eu connaissance de ce bas relief ? Existe-t-il d’autres représentations (iconographiques ou textuelles) susceptibles d’avoir motivé, chemin faisant, le changement initial  de composition? On pourrait peut-être même avancer l’idée, (évidemment invérifiable) que l’état n°1 de La Tempête serait une ébauche (abandonnée) de la Vénus de Dresde.


Tempesta, titre du tableau tel qu’il nous est finalement parvenu (mais quel était-il en fait ?) n’a pourtant rien de particulièrement religieux, pas plus que la colère divine, matérialisée par l’éclair, n’est le symbole d’une seule croyance.

Par ailleurs le terme de tempête (qui sous-entend généralement l’idée d’une violente perturbation atmosphérique) semble en fait excessif au regard de l’orage qui gronde à l’arrière plan du tableau et qui ne semble pas alarmer, outre mesure, les personnages (ni le héron posé sur un toit ?).
 
 
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* - Signalons tout de même, que à plusieurs moments de l’analyse, et particulièrement dans le dernier chapitre de l’ouvrage ,Salvatore Settis nuance en partie ce propos : « Dans la Tempête comme chez Pic de la Mirandole, Adam ne lève pas le visage arrogant du rebelle vers la foudre divine : il est présenté au commencement de l’histoire humaine, après l’expulsion de l’Eden, entouré de « hiéroglyphes » qui tracent les limites de son destin, à savoir le travail, la souffrance, le péché et la mort. Sous l’éclat de la voix divine, la conscience de soi semble se traduire avant tout par une méditation de la place de l’homme dans le monde. […] Sur son visage pensif qui attire le regard du spectateur vers les ombres et les lumières du tableau pour y  rechercher des présences cachées, la réprobation divine évoquée par la Bible semble encore visible, mais elle paraît susciter en lui, plutôt que la terreur, une tristesse retenue, élégiaque ; nostalgie du ciel et amour du monde s’entremêlent avec la même force. »

5 -  Entretenir le doute
 
En s’intéressant aux autres thèmes traités par Giorgione, il apparait qu’il est souvent difficile de dire avec certitude si les motifs - mis à part les sujets religieux facilement identifiables – s’inspirent plutôt d’une fable, d’un poème, d’un récit épique, d’un texte mythologique ou sacré, ce qui explique d’ailleurs les multiples interprétations. C’est le cas de tableaux comme Le concert champêtre, Le coucher du soleil (Il Tramonto), Les Philosophes et, dans une certaine mesure, la Vénus.


Ainsi, Les Philosophes peuvent aussi bien incarner trois générations de penseurs, trois formes de pensées ou bien les trois rois mages. La Vénus, pourrait, malgré son titre, être tout aussi bien une représentation d’Eve après son expulsion de l’Eden, couchée devant un tronc d’arbre coupé et sur une étoffe rouge, dont les motifs évoquent un peu les écailles d’un reptile… Ne serait-ce pas la présence d’un cupidon ajouté par Titien (recouvert ultérieurement pour une raison que l’on ignore) qui aurait laissé croire qu’il s’agissait là de la déesse de la beauté ?


N’y aurait-il pas finalement un glissement possible entre ces sujets (particulièrement à cette époque et dans les conditions de commandes privées), une confusion plus ou moins entretenue que la représentation picturale pouvait rendre lisible ? 

6 - D'autres histoires

Il faut peut-être revenir à l’une des  premières interprétations faites de ce tableau, proposée par Franz Wickhoff, en 1895, que Salvatore Settis, tout en la signalant, écarte pourtant assez rapidement. Selon Wickhoff, le sujet de la toile de Giorgione s’inspirerait de la rencontre entre Adraste et Hypsipyle. 


La scène à laquelle il est fait référence se situe dans le Livre IV et V et peut se résumer ainsi : Adraste, roi d’Argos, avait levé une armée contre Thèbes pour venger l’affront fait à son gendre Polynice par le Roi de Thèbes (Etéocle), celui-ci se trouvant par ailleurs être le frère de Polynice, tous deux étant fils d’Œdipe. Pour ralentir l’avancée des troupes, Bacchus, dieu protecteur de Thèbes, provoque une sècheresse. Assoiffée, affaiblie et sur le point de renoncer à son projet, l’armée d’Adraste trouve refuge dans une forêt. C’est là que se fait la rencontre avec Hypsipyle :


« Enfin, au milieu des forêts, dans leurs courses errantes, ils aperçoivent tout à coup, belle encore malgré ses chagrins, Hypsipyle : quoique à sa mamelle soit suspendu un enfant qui n'est pas le sien, Opheltès, fils de Lycurgue, roi de Némée, quoique sa chevelure soit négligée et son vêtement pauvre, il y a des marques de royauté sur son visage, et ses malheurs n'ont pas effacé en elle un reste de grandeur.

Adraste ne sait pas encore qui est cette jeune femme qu’il prend d’abord pour une déesse. Adraste, tant il est étonné, lui adresse ces paroles :  
"Puissante divinité des forêts, car ton noble visage dit assez que tu n'es pas d'une race mortelle, toi qui, sous ce ciel de feu, n'as pas à chercher où étancher ta soif, viens au secours de nations qui tiennent à toi par le sang […] Dans cette calamité, viens à notre aide, indique-nous, ne fût-ce qu'un ruisseau bourbeux, ne fût-ce qu'un marais infect; rien, en de telles conjonctures, rien n'est honteux, rien n'est vil: c'est de toi à présent que nous implorons des vents et de la pluie, ce n'est plus de Jupiter. […] Puisse sous un astre favorable croître ce fardeau que tu portes ! Que Jupiter nous ramène seulement vainqueurs dans notre patrie, oh! combien de dépouilles ennemies tu recevras en offrandes ! Parmi les troupeaux de Thèbes, je te choisirai, ô déesse, autant de victimes que tu auras sauvé de guerriers, et dans ce bois je te consacrerai un magnifique autel".


Bien que troublée, Hypsipyle propose en effet son aide :


"Déesse, moi! Bien qu'en effet j'aie une origine céleste, d'où le pensez-vous? Plût aux Dieux que je n'eusse jamais dépassé l'humanité par mes douleurs! Vous voyez une mère sans enfants, nourrice d'un étranger; mes fils! Quel sein les a nourris, quelles mamelles les ont allaités, un Dieu seul le sait; et moi aussi, cependant, j'eus un royaume, j'eus un père illustre.

Mais pourquoi vous parler ainsi? Pourquoi vous retenir loin de ces eaux qu'implore votre détresse? Venez avec moi; peut-être Langie a-t-elle conservé ses ondes, qui n'ont jamais tari […] Aussitôt, afin de n'être pas pour les Grecs un guide trop lent, ce nourrisson pendu à son sein, (ah! malheureux enfant!) elle le place (ainsi le voulaient les Parques) sur un tertre voisin, le couche malgré lui sur un lit de fleurs, […] Les Grecs suivent Hypsipyle à travers les halliers et les sombres fourrés de la forêt, où nul chemin n'est frayé […] bientôt, aux approches de la fontaine, la vallée retentit, et le murmure des eaux qui coulent sur les rochers frappe leurs oreilles; alors, bondissant de joie, à la tête de l'armée, entre les rangs des troupes légères, où il se trouve, Argus élève son enseigne, et s'écrie - « Les eaux ! ».[…] Ils se précipitent vers le ruisseau, pêle-mêle, sans distinction, et soldats et chefs; il n'y a plus de rangs, la soif les égalise […] Les ondes frémissent, la rivière est arrachée loin de sa source; son eau, naguère d'un vert si doux, naguère si pure et si transparente, est maintenant souillée de la vase de son lit; les rebords de ses rives tapissées de gazon s'éboulent; ce n'est plus qu'un torrent fangeux. La soif est assouvie, et l'on boit toujours.[…] »


Une fois désaltérés, les soldats rentrent dans le rang, tandis que Polynice (et non Adraste !) s’adresse à cette bienfaitrice :


« Au milieu d'un cercle nombreux de princes grecs, le noble fils de Talaüs s'était arrêté sous un frêne antique. Placé à son côté, appuyé sur sa lance, Polynice interrogea. "Qui que tu sois, dit-il, toi  à  laquelle a été donnée la gloire de sauver ces innombrables cohortes, honneur insigne que ne dédaignerait pas le père des Dieux lui-même, dis-nous (puisque nous voici joyeux près de ton fleuve) quelle est ta famille, ta patrie, à quels astres as-tu puisé la vie; dis-nous enfin quel est ton père. Sans doute tu touches de près aux Dieux, quoique ta fortune soit passée. La noblesse de ton sang et une divine majesté respirent sur tes traits affligés. »

 

Hypsipyle, touchée par l’attention qu’on lui porte, débute alors le long récit de sa vie et des malheurs qui l’ont, jusqu’ici, frappée, oubliant de revenir vers l’enfant dont elle a la charge. Pendant ce temps, un serpent mord mortellement le nourrisson.


Nombreux on le voit sont finalement les éléments qui se recoupent entre le récit de Stace (particulièrement dans les passages cités, mais pas seulement)  et la toile de Giorgione : de la source au serpent, en passant par les descriptions des faits et gestes des personnages représentés, voire par l’allusion de leurs destinées respectives décidées par les dieux dont l’orage serait la matérialisation…

 

Nombreux aussi les rapprochements possibles (bien qu’il s’agisse d’un tout autre registre) entre le texte de Stace et l’interprétation Biblique de La Tempête par Settis. Le lot de catastrophes et de douleurs, porté autant par Polynice (après son exil de Thèbes…) que par Hypsipyle (chassée de Lemnos pour avoir épargné son père du massacre…), peut en effet être rapproché de l’expulsion d’Adam et Eve de l’Eden (pour n’avoir pas respecté le contrat Divin). Ou encore, l’allusion à l’histoire de Caïn et d’Abel qui peut être mise en parallèle avec la menace du futur combat fratricide qui opposera Polynice et Etéocle.



Comme beaucoup de poèmes épiques, celui de Stace fonctionne sur un jeu de tiroirs. L’évènement dramatique qui se produit ici, dans un havre épargné de la malédiction divine (puisque les eaux y coulent encore ), épisode qui ne semble être qu’une parenthèse dans le récit du conflit qui sert de toile de fond à la trame narrative, est en réalité une « réplique », ou plutôt une variante qui fait écho à un autre épisode situé plus en amont.

En effet, dans le Livre II du Thébaïde, un moment fondateur de la ville Argos (celle qui brille) est raconté, lors de leur première rencontre,  à Polynice par le roi Adraste : Phébus (Apollon), après avoir terrassé le monstre Python, trouva refuge auprès d’un ancêtre d’Adraste. Sans se soucier des convenances, il séduira la jeune fille de son hôte, laquelle, vite abandonnée par Phébus, donnera naissance à un fils. Voulant cacher à son père le fruit de ses amours clandestines, la jeune femme en confira la garde à des bergers. L’enfant aurait pu grandir s’il n’avait été dévoré par des chiens un jour qu’il était resté sans surveillance. 

Histoire tragique qui redouble donc, sans la répéter, celle de Hypsipyle qui ne sut pas protéger l’enfant royal qui lui avait été confié et résonne sans doute encore davantage avec celle de Polynice (dont le père, Œdipe, fut élevé dans des conditions semblables…).

Le récit de Stace indique surtout, par le principe des répétitions d’évènements internes au poème, l’étonnante proximité des destinés humaines.

Gravure extraite du Songe de Poliphile
Il serait encore possible d’évoquer bien d’autres sources susceptibles d’avoir partiellement nourri l’imaginaire du peintre, des légendes populaires (qu’elles existent encore ou qu’elles soient perdues) des chansons, voire des dictons qui ont pu s’agréger à l’un ou l’autre des récits déjà cités, autorisant tantôt l’utilisation de certains éléments du paysage, tantôt même les attitudes des personnages,


Parmi celles-ci on trouve l’univers onirique du Songe de Poliphile (Combat d'amour en songe), ouvrage publié à Venise en 1499, dont l’auteur présumé serait Francesco Colonna. Ce qui frappe particulièrement dans ce texte, proche dans sa structure narrative de La divine comédie de Dante, ce sont les multiples descriptions de monuments ou de ruines, que traverse le personnage ainsi que les différentes figures allégoriques et mythologiques qu’il croise en rêve. Errudit et complexe, Le songe de Poliphile, entretient lui aussi ses parts de mystères et de poésie, d'apparitions et de situations improbables telles que l'on peut les ressentir  dans la Tempête.

Une autre référence possible se situe dans un passage de l’Enéide de Virgile. Lors de la « Descente aux enfers » (Révélations et prophéties d'Anchise,  Retrouvailles - Au bord du Léthé) on croise une description succincte de Silvius, fils d’Enée et petit fils d’Anchise :

« Ce jeune homme que tu vois appuyé sur le manche d'une lance, le sort lui a réservé la place la plus proche de la lumière ; le premier, ayant son sang mêlé de sang italien, il s'élèvera vers les brises éthérées : c'est Silvius, au nom albain, le fils qui naîtra après ta mort, lui que ton épouse Lavinie te donnera tard dans ta vieillesse, mettant au monde dans les bois un roi, père de rois, d'où notre race régnera sur Albe-la-Longue. »


Le « manche de la lance » en question (hasta pura), serait une « lance pure », c'est-à-dire « sans fer », attribut qui était offert à un jeune guerrier valeureux. Selon Caton l'Ancien, après la mort d'Énée, Lavinie enceinte et craignant la jalousie du roi Ascagne, se réfugia chez un ancien intendant d'Énée, pour mettre au monde un fils. Celui-ci élevé dans les bois reçut le nom de Silvius. Toujours selon la légende, Silvius régna sur Albe la longue, après la mort d'Ascagne. Cette cité antique serait l'une des plus anciennes cités d'Italie et précèderait (suite à quelques péripéties) la fondation de Rome.

 

Gravure d'après Anchise et Vénus - Carracci (Palais Farnèse)
Bien que la scène décrite par Virgile soit très éloignée de celle représentée par Giorgione, on retiendra surtout  la mise perspective de la descendance qu’elle propose, celle d’Anchise, dont le mythe grec raconte par ailleurs qu’il fut le premier mortel à s’unir à Vénus suite à un sort de Jupiter. De cette union naîtra Enée…

Si  le « masquage du sujet » existe bien dans la peinture de Giorgione, comme l’explique très justement Salvatore Settis, il est peut-être aussi dans la façon dont furent croisés les fils de plusieurs de ces récits, au point de produire une trame si serrée qu’elle en est devenue une forme « exemplaire ». Ce qui nous la rend encore aujourd’hui à la fois insaisissable et, paradoxalement, totalement familière.

 


Elisabeth Pavan, dans son essai « Imaginaire et politique : Venise et la mort à la fin du Moyen Âge », analysant les rapports complexes des vénitiens à la nature lacustre de leur ville, aux menaces permanentes de son enlisement, fait observer que cette angoisse, qui existe depuis l'origine de la République vénitienne, s’est particulièrement développée depuis la fin du Moyen-âge.


L’eau participe dit-elle à la prospérité de la ville, elle la protège aussi, mais, simultanément, elle menace de l’engloutir. La République de Venise, sans cesse inquiétée par cet "imaginaire d’une mort aquatique ", outre le fait qu’elle s’emploie à y répondre par des actions concrètes (travaux cyclopéens parfois voués à l’échec), s’invente par ailleurs différentes légendes1 capables d’affirmer la durée éternelle de Venise et produit de fait l’image d’une invincibilité, voire d’une immortalité : « Les histoires rédigées par des citoyens ne finissent pas alors de célébrer cette éternelle durée. Que l’on compare les exploits romains aux succès vénitiens et la balance ne penche pas forcément en faveur des premiers. […] L’empire vénitien est le seul aujourd’hui que dans sa grandeur tous les princes du monde contemplent. Ainsi Venise a duré, dure et durera, libre, triomphante et heureuse aussi indéfiniment que durera le monde. […] La ville s’exclut du temps et du devenir. Son futur ne peut être autre chose que la répétition à l’infini de son présent ; il n’est lui-même que la redite du passé. […] Venise refait Rome en améliorant le modèle original, mais elle s’immobilise dans sa splendeur… »



Dans l’élaboration de cette mythologie de l’immortalité, un point important repose bien évidemment sur la fonction de la croyance religieuse et particulièrement la morale. L’auteur de l’essai note ainsi que les personnes qui s’opposent à la République sont d’abord associées aux forces des ténèbres qui menacent la cité. Aussi, que des traitres à la République s’opposent au Doge ou à son pouvoir et c’est aussitôt « le bruit épouvantable de la foudre avec le mugissement de la mer en fureur. La submersion guette, elle menace la ville, le pouvoir, le bien. Seuls les justes peuvent s’abriter au cœur de la lagune. », autrement dit : « Perpétuellement au péril de l’eau, Venise l’est plus encore quand le mal sévit et résiste. Le fabuleux défi d’ériger une « ville si ample  au sein des paludes salées » n’a réussi que grâce à la bienveillance divine, il faut la conserver. Même si elle n’est pas toujours formulée, la référence à Sodome et Gomorrhe est donc, dans ces textes, constante. Mais le châtiment encouru diverge de celui subi par les deux cités pècheresses. Plus que le feu du ciel, c’est la violence des eaux que Venise craint d’éprouver […] Le feu s’abat sur les terres et la ville punies, mais il est déluge de souffre (aqua sulfura) et non foudre et flammes, il ne dévore pas, il ne consume pas, il noie, il submerge ».



On aura sans doute remarqué que Giorgione, tout peintre vénitien qu’il était (et pour ce que l’on en connait) n’a pas représenté l’aspect aquatique de Venise. Au contraire, sa peinture est plutôt champêtre, tournée vers les paysages des « hautes terres » vénitiennes, et ne semble donc pas avoir particulièrement pris en compte cet imaginaire de la cité lacustre évoqué par E. Payan. Au plan d’eau de la lagune et à ses canaux il préféra les courbes souples des collines, la combe où s’écoule la source, la végétation verdoyante, les bosquets touffus, l’ombre caverneuse, le lacet des chemins et des routes de l’arrière-pays, qui appartiennent davantage au vocabulaire de ce peintre.

Aussi pourrait-on s’étonner, au premier abord, de ce décalage entre ces deux imaginaires du paysage et les mythologies qu’ils façonnent, mais ce serait sans compter sur le fait, comme le rappelle encore Salvatore Settis, qu’à Venise « à l’aube du nouveau siècle, les «jeunes » semblaient opposer aux « anciens » une image de soi et du monde plus audacieuse et plus confiante […] Cette nouvelle conception aristocratique et « moderne » à la fois, s'appuyait d’un côté sur un culte de l’Antiquité retrouvée et, de l’autre, sur une religiosité intime et personnelle.[…] Cette nouvelle conscience de soi et du monde se cherchait des modèles dans la mythologie antique et prenait parfois alors le visage de Prométhée.[…] En volant le feu divin et en formant des hommes d’argile, Prométhée offre une image orgueilleuse de l’homme, découvreur de la nature et démiurge. »  

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1 - Elisabeth Payan en donne plusieurs exemples, comme celui de l’apparition salvatrice de San Marco, saint patron de Venise, lors d’une tempête qui menaçait de submerger la ville en 1340. Ainsi, alors que les éléments se déchainent  et qu’une armada  « de diables » menace de s’emparer de la ville, San Marco se signant engloutit les démons. Aussitôt la tempête s’apaise la cité est sauvée.

 

 7 - ...où s'envole un héron
« Un éclair :
dans l’obscurité éclate
Le cri d’un héron. »
Bashô
Ardée, citée des Rutules, située sur  l’une des pentes des monts Albains, fut, avant sa destruction tragique, la demeure du roi Turnus (ou Turne). L’emplacement de la ville antique était situé sur une petite colline entourée de deux cours d’eau, le Fosso della Mola et le Fosso dell’Acquabona. Ville d’une certaine renommée à l’époque archaïque, son prestige décroit au milieu de l’époque républicaine pour ne plus être qu’un simple hameau à l’époque impériale. Certains racontent que cette ville fut fondée par Danaé, ce dont témoignaient encore les peintures du temple de Junon à l’époque de Pline l’ancien. On raconte aussi que c’est pendant le siège de cette cité par Tarquin que se produisit le viol de Lucrèce.

Passons rapidement sur les premiers épisodes tourmentés de la légende de Danaé, (celle qui symbolise la terre souffrant de sècheresse et sur laquelle une pluie fertilisante descend du ciel), racontés aussi bien par Eschyle, Sophocle ou Virgile et venons-en à son petit fils Turnus roi d’Ardée. Celui-ci, promis à Lavinia , fille de Latinus roi des latins, se trouve en sévère concurrence avec Enée, un troyen. (On se souviendra que Lavinia est celle qui donnera à Enée un enfant posthume nommé Silvius…). Un conflit éclate donc entre les deux camps et débouche sur la victoire d’Enée (fils de Vénus) sur la mort de Turnus (arrière petit fils de Jupiter), et le saccage de la ville. Ardée est transformée en un immense brasier, d'où s'envole un héron (ou ardea).
 

Illustration pour Ovide - 1631
Si l’on reprend un à un les différents éléments de ce nouveau puzzle, où les figures se croisent de façon très complexes à travers les différents épisodes de l’Enéide, on peut  s’amuser à reconstruire une énième interprétation du tableau de Giorgione.
 
8 - Interlude 



Deux éléments de décor : Nuage pour l'apparition de l'ombre d'Anchise dans Didon de Puccini  - 1783 RMN

 ***
L’ombre des Lumières

(poème réplique en six eaux)

 ***

 (Le rideau se lève. On entend dans le lointain le bruit d’une rivière Un vieil homme barbu entre sur la scène. L’aube est sur le point de paraître. Il grimpe sur un fût d’essence. Accourt un enfant qui le rejoint sur ce promontoire de fortune.. Le bruit  de l’eau enfle au fur et à mesure que monte la lumière. Face à la salle, le vieil homme, presqu’en contre-jour,  pointe une longue perche et prend la parole) 

 

« Regarde dans ce bois, assise près d’un cours d’eau, cette femme allaite un enfant, c’est Lavinia et le fils posthume d’Enée : Silvius ! Vois, sur la gauche, debout, appuyé sur sa lance pure, c’est le même Silvius, se regardant, enfant, et regardant sa mère. Nous voyons cela par les yeux de son père, Enée, et de son grand père, Anchise. Ainsi donc : Enée voit sa femme et l’enfant qu’il n’a pas connu, ici présent, à deux moments de son existence. Mais peut-être Enée voit-il aussi Vénus, sa propre mère l’allaitant. Quant à Anchise, de son côté, il peut donc contempler, en une seule et même scène, son petit fils (Silvius aux deux âges), sa bru (Lavinia), son fils (Enée), et sa maitresse (Vénus).

Là, derrière eux, les nuages s’amoncellent au-dessus de la cime des grands arbres, et, bientôt, l’orage gronde aux portes d’une ville. »

 

(Des roulements de timbales couvrent en partie sa voix)

 

« Entends-tu Zeus ? - car c’est lui -, il décoche ses éclairs, non pour effrayer les habitants mais pour les défendre. Ce héron blanc que tu vois, juché sur un toit, confiant face à l’arc électrique, le sait bien. Car Turnus invoque le dieu des dieux de foudroyer la flotte d’Enée qui menace Ardée : Zeus lui accorde sa faveur ! Mais Vénus est là, qui veille au grain. Elle étouffe les flammes par un sortilège. Le combat s’engage entre les deux prétendants. Enée sortira vainqueur. Le héron s’arrache au-dessus des ruines d’Ardée.

Enée et Lavinia auront une longue descendance, dont le dernier : Silvius qui reviendra, non loin d’Ardée, bâtir les fondations d’une nouvelle cité : Albe-la-longue… »

 

(L’enfant jusque là silencieux se racle la gorge, il regarde autour de lui, la salle est vide.)

 

« Ho! Grand-père, t’as des visions ? »


8 - Tout recommence toujours

La composition de La Tempête, même si elle est proche de la distribution des figures du bas relief de Giovanni Antonio Amadeo (Adam et Eve), est évidemment plus complexe, ne serait-ce que par l’importance accordée à l’espace.


On peut par exemple regarder le tableau en isolant momentanément la partie haute de la partie basse. Dans la partie haute, la ville sous l’orage, encadrée par la cime des arbres. On remarquera que la présence de la façade, sur la gauche peut à peine passer, sous cet angle, pour une ruine et qu’elle semble s’inscrire dans la continuité des autres bâtiments. Pur paysage pittoresque.


Dans la partie basse, les trois figures se situent dans un lieu dont seul le muret de briques surmonté de deux colonnettes nous indique qu'il n’est pas aussi sauvage qu’il n’y paraît. Seule (c'est-à-dire hors de la tourmente du ciel), cette bande horizontale donne à voir un simple couple dont l’homme légèrement à l’écart considèrerait une scène maternelle.  Il y a donc bien là deux espaces autonomes, deux moments distincts. De façon moderne on pourrait parler ici d’un collage.


Si l’on divise le tableau selon un axe vertical, la relation des figures au paysage est non seulement modifiée, mais la nature de chacun des éléments figurés, arbres, bâtiments se met à fonctionner différemment. (dans le panneau de gauche par exemple les associations formelles deviennent très lisibles : jambes/colonnes, puis colonnes/troncs, le redoublement des cercles sur la façade en ruine, l’écho de ces points blancs avec le dôme inscrit dans l’arrière-plan… etc.).  Ainsi chacune des figures semble inscrite dans un paysage spécifique et chacun des volets définit, sinon un caractère de la figure, tout au moins un contexte qui lui est propre.

Dans ce cas, l’hypothèse du « paysage avec figures » évoqué notamment par Venturi ne tient plus. Par ailleurs, ce n’est plus tant à Adam et Eve que l’on pense ici qu’à Gabriel et Marie. S’agirait-il d’une sorte d’Annonciation déguisée (et sacrément profane) ?

 

Enfin un procédé de construction plus unitaire, plus subtil se trouve inscrit dans un mouvement plus général, englobant les différents plans.

On aura en effet remarqué, dans le tableau de Giorgione, que c’est la courbe qui prédomine : de l’ouverture ovale entre les arbres qui donne sur une ville profilée en escalier, des plans assouplis du talus et de la berge où se tiennent les figures, de l’arrondi du corps féminin aux branches qui ploient, au ciel qui ourle, aux décorations blanches sur le pan de mur à gauche, au dôme qui scintille comme une perle dans le lointain. Le sol, le ciel, la végétation et même les figures participent de cet élan. Seuls le pont et le petit muret surmonté de deux colonnettes viennent contrebalancer cette torsion générale. L’absence d’un dessin appuyé, le balayage léger et amorti du pinceau qui enchaine les différentes parties, accentuent encore cette circularité de la vision, malgré les zones d’ombres et de lumière. L’œil monte et descend, comme une feuille aspiré par un tourbillon. Le regard plonge et rebondit sur les franges du feuillage avant de se laisser aspirer vers la clarté irréelle de la ville qui éclaire le ciel.


La vraie tourmente ne serait-elle pas là, dans le vertige de cette ligne qui s’enroule et « nous » propulse du gravier des berges à la pointe de l’éclair ? Un tourbillon du temps (tempus) où semblent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les évènements ou les phénomènes dans leur  succession : spirale qui relie et tient en équilibre les différents éléments (figures et paysage) entre sérénité et menace.
« Rien dans l'univers n'est stable : tout passe ; toute forme est éphémère. Le temps lui-même ne cesse de couler comme un fleuve ; les eaux du fleuve ne s'arrêtent jamais, et jamais les heures légères ; le flot pousse le flot ; chassé par celui qui arrive, il chasse celui qui le précède. Ainsi des heures ; elles fuient, se suivent, et sont toujours nouvelles ; celle qui fut naguère n'est plus, celle qui n'était pas commence, et tous les moments sont renouvelés. » Ovide - Les Métamorphoses, XV


L’œil s’abime sans fin dans le miroir sombre de l’eau, et croit reconnaitre dans la racine morte d’un buisson qui crève la terre, la queue d’un reptile.



On a beau connaître les histoires, en être averti et méditer sur leurs conséquences funestes, rien ni personne n’est à l’abri des orages qui font et défont le paysage. Faut-il craindre les tourmentes passagères (du ciel, de l’existence) qui allument les façades aveugles ?  Faut-il céder à la menace qui gronde et qui se répercute de loin en loin ?


Les ruines futures sont déjà celles d’un passé où la nature reprend ses droits. La source, nourrie par les ondées, s’écoule entre les jambes fendues de la terre. L’histoire suit son cours. Tout recommence toujours.

(article initialement publié sur appeau vert overblog en avril 2010 par ap) 


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