Georg Baselitz
"La notion de catastrophe qui suppose quoi ? Qui suppose évidement que la peinture ait, avec la catastrophe, un rapport très particulier et ça je n’essayerai pas de le fonder théoriquement d’abord. C’est comme une impression, un rapport très particulier; ça veut dire que, l’écriture, la musique n’auraient pas ce rapport avec la catastrophe, ou pas le même, ou pas aussi direct..." Gilles Deleuze, La peinture et la question des concepts, Séminaire (31.03.1981)
(reproduction de La chambre à coucher (1975), G.Baselitz |
« Et je me suis dit que s'il en était ainsi, il me fallait prendre dans la peinture ce qui était traditionnel, au niveau du motif. C'est à dire un paysage, un portrait, un nu et je les retourne, je les peins à l'envers. C'est le meilleur moyen de vider de son contenu ce que l'on peint. Quand on peint un portrait à l'envers il est impossible de dire : ce portrait représente une femme et je lui ai donné une expression particulière. »
Revenir
sur ces propos de Georg Baselitz, au regard des peintures, et se dire
qu’il y a plusieurs façons d’envisager les figures retournées qui
s'installent vers 1969, dans l’œuvre de Baselitz.
L’une
d’elle, la plus évidente, est celle de la provocation, posture que le
peintre a choisi d’endosser dès ses débuts : « Si l'on veut protester,
il faut se montrer inconvenant, comme un enfant tire la langue. Quand,
pour ma première exposition, j'ai exposé à Berlin-Ouest en 1963 «la
Grande Nuit foutue», j'avais l'intention délibérée de choquer.
L'agression était double. Elle tenait à ma manière de peindre et au
sujet : un jeune garçon se masturbant. Le tableau fut saisi pour délit
d'indécence. (1)».
Provoquer, au sens premier, c'est faire venir, faire naître quelque chose,
ce qui induit l’idée d’une irruption, d’une rupture et donc d’une
certaine manière l’annonce d’un déséquilibre de l’ordre établit, voire
d’un désordre. Provoquer, c’est exciter une partie adverse, c’est la défier et l’inciter au combat.
« Ce fut aussi une provocation en 1969 quand j'ai inversé le motif et
représenté les personnages la tête à l'envers. Dire «non», c'est déjà
être sur la bonne voie. Il ne faut pas tenter d'atteindre le beau, il
faut danser à rebours : faire ce qui n'a jamais été fait.» indiquait
encore Georg Baselitz dans un entretien récent(1).
Une
seconde supposition permet plutôt de revisiter une certaine tradition
de la peinture : celle de la cruauté ordinaire. On peut ainsi penser aux
volailles ou des lapins pendus par les pattes à un clou de la cuisine, à
un bœuf écorché… Mais, plus encore que ces motifs répertoriés de la
nature morte, ce sont les thèmes emblématiques des martyres suspendus
par les pieds - dont l’exemple le plus connu est celui de Saint Pierre,
crucifié la tête en bas, ou à la très belle peinture de Titien
représentant le Supplice de Marsyas - qui sont ravivés(2).
Une
autre possibilité, celle qui est la plus souvent véhiculée, y compris
par l’artiste, pourrait effectivement être que, par ce renversement du
sujet peint, il s’agit d’une façon de se défaire du signifiant,
d’évacuer le rapport à la figure : « Un objet peint à l’envers est
adapté pour peindre parce que il est peu convenable en tant qu’objet »,
dit Baselitz. Kandinsky racontait, lui aussi(3),
que c’est à la suite d’une vision accidentelle d’une de ses peintures,
retournée dans l’atelier, qu’il a pu se libérer du poids de la
figuration.
Cette
hypothèse, assez séduisante n’arrive pas cependant à me convaincre tout
à fait, d’une part parce que chez Baselitz les figures comme sujets
resteront le nœud central de son travail (ne cédant jamais vraiment à
une abstraction) et d’autre part parce que, à l’envers ou à l’endroit,
les figures, par leurs caractéristiques formelles, restent lisibles. Un
nu, un aigle, un chien ou un arbre, même disposé la tête en bas, restent
identifiables. Ce qui change pour le spectateur c’est le centre de
gravité.
Effectuer
la bascule à 180°, simplement pour se rendre compte à quoi cela
ressemble, une fois l’horizon revenu à son point de stabilité, notamment
pour les peintures réalisées entre 69 et 75, est une expérience
troublante en ce sens que les peintures ne souffrent nullement de ce
retour d’aplomb ; d’une certaine manière, elles pourraient même, à
l’exception de quelques traces de peintures ou de coulures, avoir été
partiellement exécutées dans ce sens : ni l’anatomie, ni les jeux de
lumière, ni même le décor du fond ne semblent avoir subi de déformations
excessives.
Seule
la signature indique le sens de lecture obligé. Ce n’est qu’à partir du
milieu des années 70 que le retournement qui semblait plutôt être une
position de principe, une manière de se démarquer, est devenu une réelle
contrainte de travail.
Baselitz
dit : « Quand j’ai décidé de retourner les images, j’ai été serein un
moment… Mais au bout d’un certain temps le problème s’est posé à
nouveau… Vous n’en n’avez jamais fini. Pendant 25 ans j’aimais les
peintures que je faisais, mais il fallait aussi que je les détruise […].
Lorsque vous êtes jeune, vous voulez toujours modifier le monde. Et
pour changer le monde, vous devez d’abord détruire ce qui existe, et
alors il faut d’abord détruire la peinture parce que c’est la chose la
plus stable du monde. Les guerres détruisent les hommes, les maisons,
des nations entières, mais pas la peinture. La peinture est préservée.
Mais si vous aimez ces peintures, comment pouvez-vous les détruire?
D’abord il faut trouver quelque chose qui n’a jamais été fait. En
conséquence, ma tâche est d’agir de façon à ce que les autres peintures
existantes soient éliminées, que seule la mienne existe. Je sais que
cette attitude n’est pas très sérieuse, mais je pense que tous les
artistes fonctionnent selon ce principe… Lorsque vous regardez tout ça,
vous vous dites : “Qu’est-ce qu’il me reste à faire, quel type de
destruction vais-je opérer ? Pour ne pas succomber [à la convention]
vous devez hisser le drapeau", vous affirmer, ne jamais baisser la garde
».
Quels
étaient donc ces adversaires si redoutables qu’il faille ainsi rester
en alerte? On peut bien évidemment interroger le contexte historique, et
même revenir, à la limite sur l’histoire familiale de l’artiste. On
peut se dire aussi qu’il ne s’agit là au fond que d’un truc, une façon
de se distinguer (« me voici ! »), en faisant le pitre.
Revenir
à l’hypothèse première : celle de la provocation. Détourner le sujet du
regard sans se détourner de la figure. Retourner, renverser, pour
choisir la voie chaotique du chamboulement, du chambardement : verser le
sens des attendus et des codes cul par-dessus tête, faire pivoter d’une
simple rotation l’axe de la vision - on se rappellera, en passant, du
coup de la Fontaine chez Marcel - c’était effectuer (au sens propre) une révolution, sa révolution.
Là
où cependant les choses sont étonnantes c’est que les figures en
questions, chez Baselitz sont tout d’abord des autoportraits ou des
personnes proches. Cette cruauté, ce geste de suspension, semblent donc à
priori le concerner au premier chef. Cette provocation, j’en suis
convaincu, c’est d’abord à lui-même qu’il l’adresse, comme un défi, pour
s’intercepter, pour ne pas céder à la virtuosité, pour prendre acte que
la peinture est bien d’abord l’espace des catastrophes(4).
[...]
Gilles
Deleuze, s’interrogeant sur cette notion de catastrophe disait « Or,
peindre d’une certaine manière ça a toujours été peindre des
déséquilibres locaux », et, citant Claudel à propos des maîtres
hollandais : « Une composition c’est toujours un ensemble, une structure
mais en train de se déséquilibrer ou en train de se désagréger ». […]
Le point de chute, un verre dont on dirait qu’il va se renverser, un
rideau dont on dirait qu’il va retomber. ». Prenant l’exemple de Cézanne
il ajoutait «…les pots de Cézanne, l’étrange déséquilibre de ces pots,
comme s’ils étaient vraiment saisis à l’aurore, à la naissance d’une
chute. ». Enfin il précisait : « … quand je m’interroge sur l’importance
d’une catégorie comme celle de catastrophe en peinture, à savoir une
catastrophe qui affecterait l’acte de peindre en lui-même.[ …] La
catastrophe est au cœur de l’acte de peindre.[…] Elle appartient
tellement à l’acte de peindre qu’elle est avant que le peintre commence
son acte. Elle est avant. Elle va être là, pendant aussi. Mais elle
commence avant, la catastrophe. Le tableau est encore à peindre. Sous
cette fine pluie, je respire la virginité du monde... (5)».
Et,
effectivement, chaque peinture est, avant, pendant et parfois encore
après, une catastrophe, un bouleversement. Peindre c’est avancer
d’effondrements en effondrements, chaque coup de brosse étant le coup de
balancier qui compense la chute. Peindre, c’est tenter de faire avec
cet équilibre étrange : avancer en sachant que le sol se dérobe mais
continuer de croire qu’un point d’appui (même infime) reste possible
auquel tout peut se ré-agréger. Au pas suivant tout recommence, tout
chavire à nouveau. Et puisque provoquer c’est aussi « inciter la
curiosité autant que le désir ». L’art, n’est-il pas, par principe, un
exercice permanent de provocation, de transgression des règles, sans
lequel il n’y aurait aucune possibilité de surgissement ou de
dépassement ?
____
1 – Georg Baselitz, entretien avec France Huser, Le Nouvel Observateur Juillet 20092 - Que l’on se souvienne encore dans l’histoire du sort réservé aux sorcières au cours du moyen-âge ou du traitement infligé au corps du maréchal Concini après son meurtre, ou encore plus proche de nous cette terrible photographie montrant les dépouilles de Mussolini et de sa maitresse, suspendues sur la place Loreto à Milan, en avril 1945…
3 – W. Kandinsky , Regards vers le passé, en 1913
3
- Catastrophe : nom formé à partir du mot grec « katastrophê » qui
signifie "renversement" (nom lui-meme dérivé du verbe "strepho" /
tourner) et passé ensuite en français par l'intermédiaire du latin.
D'après son étymologie, ce mot signifie donc "bouleversement".
4 – Gilles Deleuze, séminaire 1981
(article initialement publié sur appeau vert overblog, le 15.07.2009 par ap)
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