Alex Colville
« J’ai peur en effet du chaos et je ressens vivement la précarité de la civilisation. » Alex Colville, 1983
La
carrière de peintre d’Alexandre Colville a débuté dans la boue, la peur
et l’horreur de la guerre qui ravageait l’Europe à la fin de la seconde
guerre mondiale. Officier, enrôlé comme artiste de guerre dans l’armée
canadienne, il a à peine vingt cinq ans lorsque, quelques jours
seulement après leur libération, il découvre les survivants du camp de
Bergen-Belsen. Colville
garde de ce charnier l’image obsédante «… des cadavres émaciés en tenue
de toile jonchant le sol comme s’il s’agissait de tapis ». Il en fera à
son retour d’Europe une peinture.
Cette
expérience traumatique le marquera durablement : «Comme plusieurs
autres personnes de ma génération, je crois posséder un sens aigu de ce
que c’est qu’être en vie.[…] Et pour ceux d’entre nous qui ont pris part
à la Seconde Guerre mondiale, les petites choses bourgeoises de la vie,
par exemple avoir un emploi, une maison, une voiture, des enfants, un
chien, sont dorénavant très précieuses.». Les aquarelles et les
peintures qu’il réalise durant cette période (de 1944 à 1946 et surtout
après…) en portent, profondément imprimée, la marque.
Dès les années 50, on associe son approche réaliste à celle d’artistes américains comme Andrew Wyeth alors
que, visiblement son dessin plutôt dépouillé ou le traitement des
volumes sont plus proches de celui de Grant Wood, tandis que son univers
l’est tantôt de celui de Edward Hopper tantôt de celui de Balthus.
D’ailleurs, comme ces deux derniers, il détermine ses sujets à partir de
son environnement immédiat, situations ou scènes ordinaires de son
quotidien, avec cependant un caractère plus surréaliste.
Nude and Dummy, 1950 |
Le tableau Nude and Dummy,
(1950), marque visiblement une transition entre les transcriptions de
scènes de guerre et une nouvelle orientation de son travail. Dans une
sous-pente, vide de tout mobilier, le buste d’un mannequin de couturière
fait étrangement écho à la figure d’une femme nue, de dos, qui se
trouve près d’une fenêtre. Comme si quelque chose (ou quelqu’un) venait
de pénétrer dans la pièce la femme a détourné son regard du paysage et
regarde par-dessus son épaule. La présence imposante du buste féminin au
premier plan, tronc creux presque inquiétant, évoque une apparition et
produit une sensation d’étrangeté, comme dans certaines toiles de
Chirico ou de Delvaux. La qualité des lumières douces, en demi-tons,
renforce cet aspect assez irréel.
D’autres
peintures de la même période (Quatre personnages sur un quai,
Deux femmes assises sur une jetée, …) et surtout le fameux Cheval et train
contiennent cette atmosphère mi-réaliste, mi-onirique, comme si les
corps étaient des statues, ciselées ou moulées, des blocs fantomatiques
posés à la lisière des rêves, figures que l’on croise particulièrement
dans les contes ou les légendes. Dans ce tableau, le nu a cependant,
malgré le léger voile laiteux qui baigne ces combles, une présence
charnelle. L’association entre la coque vide du mannequin et la figure
faisant face à la perspective très accentuée du champ labouré qui pointe
vers l’horizon, suggère à la fois une conversation et une sorte de mue,
voire une métamorphose.
La
construction stricte de l’image, sa fausse symétrie construite sur la
verticale d’un pilier, le choix des plans inclinés de la pièce qui
renforcent le sentiment d’un espace encaissé, le prolongement des lignes
du parquet dans les sillons rectilignes du labour indiquent bien, par
ailleurs, une volonté évidente d’introduire, par cette géométrie, une
intention symbolique. Ne s’agirait-il pas là, dans cette figure qui se
retourne, de la transposition d’une moderne Eurydice.
Deux autres images réalisées dans les années 60, June moon et Snow reprennent,
sinon le dispositif scénique, tout au moins le motif du nu avec un jeu
de profondeur analogue (buste au premier plan pour Snow, lignes de la tente ouvrant sur un paysage avec figure de dos dans June moon.) Les thèmes du couple et du regard y sont présents, mais cette fois-ci associés à l’idée d’érotisme.
June moon et Snow |
Dans
les années 60-70, la peinture d’Alex Colville fut un peu trop
hâtivement rapprochée du mouvement Photo-réaliste, alors même que cet
artiste ne s’est jamais appuyé sur un corpus photographique pour
élaborer ses peintures, préférant privilégier un mode de construction
très classique de ses tableaux. Chacune des images procède ainsi d’une
lente maturation passant souvent par de nombreux croquis et esquisses.
Ces études préparatoires révèlent un travail mesuré et minutieux inspiré
des règles de composition des peintres de la Renaissance ; dans
certains cas Colville n’hésite pas à réaliser des épures ou des dessins
techniques des objets qu’il représente. Il y a quelque chose de
l’horlogerie de précision dans ces peintures, qui se vérifie jusque dans
les minuscules touches de couleurs juxtaposées qu’il applique
méticuleusement (à la façon de Seurat) et par les jeux de glacis.
Living room - 2002 |
A
ce lent processus d’élaboration correspond d’ailleurs un soin jaloux
des procédés techniques(1) qu’il met en œuvre. Soucieux de la pérennité
de son travail, Colville précise en effet: «Je souhaite réellement que
mes tableaux durent. Il en a toujours été ainsi. Certains peintres
aiment voir leurs tableaux vieillir et se transformer… et c’est
justement ce que j’essaye d’éviter.»(2).
Le ponton - 1994 |
Une
sortie en mer, une baignade ou un plongeon, une promenade dans la lande
ou dans les marais, une femme qui étend du linge ou alimente son
fourneau, un pique-nique, une sieste sur une plage ou sur un bateau, un
corps nu faisant le poirier sur une terrasse, un autre assis dans une
baignoire ou penché sur un lit défait… Un chien bondissant sur l’herbe
parsemée de neige, un vol de corbeaux le long d’une route en rase
campagne, un épervier en rase-motte le long d’une voie ferrée, un héron
volant sur le miroir tendu d’un plan d’eau, un chien qui ronge un os sur
les marches d’un ponton, le même plus vieux que l’on brosse devant
l’âtre d’une cheminée, un autre que l’on embrasse au sortir du bain…
Dog and groom - 1991 |
Les
sujets qui constituent l’univers de Alex Colville sont inspirés de sa
vie de tous les jours : sa famille, ses animaux de compagnie et les
paysages près de chez lui. Pourtant à bien regarder ses peintures, on
comprend assez vite qu’il ne s’agit pas de restituer cette réalité, mais
plutôt de la reconstruire de toute pièce : morceau par morceau, il
réunit les éléments, les juxtapose et les assemble par le travail du
dessin, puis de la peinture.
Ainsi
combinées, les postures des corps, les objets et les animaux dialoguent
de façon étrange, légèrement décalée, d’où cette sensation constante de
flottement. On remarquera par exemple que les ombres portées des
personnages sont souvent absentes, que les gestes où les attitudes sont
saisis en pleine action, comme s’il s’agissait précisément d’un
photogramme extrait d’une séquence plus longue. La mise en espace de ces
scènes, qui semblent souvent chargées de silence, use simultanément des
procédés les plus classiques sans dédaigner les audaces de cadrages
cinématographiques, produisant l’effet d’un arrêt sur image où se
cristallise l’évènement.
Morning -1982 |
L’effet
de ces « artifices » est sans doute à l’origine du sentiment
d’étrangeté et même parfois de l’impression de malaise qui se dégage de
certaines de ses œuvres. «
La vie est à mes yeux essentiellement dangereuse. J'ai une vue sombre
du monde et des humains. [...] Le sentiment d'angoisse caractérise notre
époque. »
Prêtre et Chien - 1994 |
Car
il ne s’agit visiblement pas, pour Colville, de reproduire l’ordinaire
du quotidien mais bien d’en réinterroger les apparences, en proposant
des images denses où alternent violence et sérénité. « À titre de vrai
réaliste, je dois réinventer le monde ». L’espace charpenté de ses
tableaux contient paradoxalement un équilibre précaire, une fragilité.
Les télescopages de signes forts, d’attitudes figées, produisent ainsi
des situations étranges, parfois inquiétantes où les personnages et le
temps semblent suspendus. Dans l’immobilité que proposent ses peintures
et ses sérigraphies s’égraine une douce mélancolie et une tranquillité
inquiétante.
La
puissance énigmatique qu’instaure ainsi Alex Colville dans ses
peintures est donc un savant mélange (équilibre) de rigueur géométrique
de ses compositions, d’une facture mesurée et précise, ainsi qu’une
façon assez inattendue d’envisager les sujets les plus ordinaires.
Femme montant une rampe, 2006 |
__
1
- Colville change plusieurs fois de technique. Il passe de l'huile à la
détrempe, puis retourne à l'huile et aux résines synthétiques et, après
1963, à une émulsion de polymère à l'acrylique. Depuis la fin des
années 1950, il n’est pas rare non plus que l’artiste indique de façon
détaillée, au verso de ses peintures ; les matériaux et les procédés
utilisés.
2 – Propos issus d’une conversation avec Debra Daly Hartin, à Ottawa, en février 2004.
(article initialement publié sur appeau vert overblog le 25 07 2009 par ap)
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