note 4 - L’image complexe
« Pour connaître le sexe d’un merle, capturer l’oiseau, soulever ses plumes caudales, tâter doucement du bout du doigt entre ses pattes, sous le tiède duvet, délicatement palper la zone afin de sentir vibrer le pénis vestigial ou s’entrouvrir le cloaque – on peut aussi regarder son bec : s’il est jaune, un mâle, s’il est brun, une femelle. » Eric Chevillard, L’autofictif, 27 07 08
Max Ernst, Oedipus Rex,1922 |
« C’est au mythe du célèbre criminel de la tragédie grecque que s’attache ici l’artiste : Œdipe
fils de Laïos et de Jocaste qui, accomplissant la parole de l’oracle,
deviendra l’assassin de son père et l’époux de sa mère. Suivant les
théories freudiennes selon lesquelles la relation œdipienne structure en
profondeur la psyché humaine, les surréalistes ont vu en Œdipe un héros de la révolte contre l’autorité paternelle.
Le tableau Œdipus Rex
s’impose et se donne à voir comme un cauchemar reconstitué. Dans un
espace dominé par l’irruption du gros plan, des jeux d’échelles
arbitraires, une main géante sort d’une fenêtre. Elle tient dans ses
doigts une noix transpercée, comme le sont aussi les doigts, par une
sorte d’arbalète, tandis que de deux trous au sol sortent les têtes de
deux curieux oiseaux, en apparence mâle et femelle.
Le
spectateur est frappé par leurs yeux au regard humain. Le châtiment
semble vouloir les frapper par la présence d’une barrière en bois qui
représente l’enfermement et qui voudrait limiter leur
regard, allusion à la cécité d’Œdipe qui se transpercera les yeux pour
se punir de son crime. Tous les éléments du mythe sont là : le couple
des amants fautifs (les deux oiseaux), le transpercement, l’aveuglement
mais, comme dans le travail du rêve, ils ont subi des modifications et sont méconnaissables au premier abord. »
Reprenant en partie l’argumentation, Angèle Paoli2 nous en propose le complément suivant :
« Dans
un espace enclos entre des murs, deux personnages, un homme et une
femme, symbolisés par deux têtes zoomorphes et hybrides, regardent
fixement devant eux. Les cornes du mâle sont reliées à un fil ténu qui
pend au-dessus de sa tête. La femelle, apparentée à un oiseau, a le col
souligné par les claies d'une barrière. Chacun des deux personnages est
donc retenu par un obstacle. À l’arrière, dans leur dos, une main
gigantesque surgit de la fenêtre creusée dans le mur. La main tient une
noix de même taille que les deux têtes du couple. Traversée de pointes,
flèche, aiguille, fil et fût de fusil-arbalète qui transpercent aussi
pouce et index enserrant le fruit ».
Composée comme une énigme onirique, la toile renvoie par son titre, Œdipus Rex, au
mythe thébain d’Œdipe. Et au couple d’Œdipe et de Jocaste. Tous deux
prisonniers de leur aveuglement, enfermés dans leur culpabilité. Leur
regard fixe est aveugle à la réalité qui est la leur. L’assujettissement
du couple aux forces occultes qui le dominent est suggéré par la main
disproportionnée qui tient leur destin invisible entre ses doigts. Quant
à la coque de noix, dont l'amande est cachée mais suggérée par
l’interstice qui sépare les deux parties disjointes, peut-être
pourrait-on y voir l’enveloppe crânienne du cerveau humain. Qui abrite
conscient et inconscient. Les aiguilles et flèches qui transpercent la
chair du doigt et la coque de noix, pouvant symboliser l’acte
d'auto-mutilation d’Œdipe et son aveuglement. »
On peut remarquer d’emblée que le premier texte évoque la présence de deux oiseaux (aussitôt décrétés mâle et femelle !?) alors que pour Angèle Paoli il s’agit un couple symbolique, (homme et femme / Œdipe et Jocaste ) représenté par un taureau et un oiseau. Elle fait le choix d’aborder le sujet du tableau en commençant d’abord le groupe de droite puis, s’intéresse à la main qui sort par la fenêtre. Elle note justement le rapport de taille entre les deux têtes et la noix, mais semble ne pas prendre en compte celle improbable de l’oiseau par rapport au taureau.
Si,
par ailleurs, dans les deux textes, la barrière et le fil sont
assimilés à des entraves, ou évoquent (pour le premier) l’idée que les
animaux semblent prisonniers du sol, ils n’établissent pas le parallèle
avec la main qui, dans les deux cas est donnée comme surgissant
d’une fenêtre, alors qu’elle pourrait tout aussi bien y signifier elle
aussi un emprisonnement car enfin, qui se trouve enfermé dans cette
maison ou à quel géant coincé derrière ce mur de brique appartient cette
main ?.
Par
contre, ni l’un ni l’autre ne cherchent à expliquer la présence de la
flèche fichée dans la coquille, la couleur rose du mur, la fausse
perspective, ni le ballon. Notons enfin que ces deux interprétations
soulignent l’importance du complexe d’Œdipe et l’influence supposée des théories freudiennes dans les mécanismes du tableau.
Werner Spies, dans son ouvrage (Les collages, inventaire et contradictions)
s’attache à préciser les conditions d’élaboration de ce tableau, citant
aussi bien les sources iconographiques sur lesquelles s’est appuyé
Ernst, que les différentes amorces et résurgences des motifs de la main,
ou de l’oiseau, comme par exemple dans quelques collages de Une semaine de bonté où la figure d’Œdipe est nommément citée.
Illustration tirée de La Nature, 1898 - Collage pour Invention (Répétitions) – Une semaine de Bonté (4e Cahier : mercredi Œdipe),1934 |
Werner Spies établit par ailleurs un rapport évident avec un autre collage (Sans titre, 1921) où la présence des mains et de fils ainsi que la tête d’un oiseau (en amorce) montre un dispositif analogue à celui de Répétitions dont nous avons déjà parlé précédemment, et qui préfigure, en quelque sorte, le mode d’associations que l’on trouve dans Oedipus Rex.
Max Ernst, Sans titre, 1921 |
Il indique aussi que, dans les trois cas (Répétitions, Sans titre, Oedipus Rex), ce sont des gravures montrant des tours de prestidigitation qui ont servi de point de départ pour les compositions.
Enfin, il insiste sur l’influence probable (consciente ou non) d’une gravure de Max Klinger (l’enlèvement)
où des mains tendues, traversant les carreaux d’une fenêtre essayent de
rattraper, par la queue, un ptérodactyle qui tient un gant dans son
bec.
Max Klinger, Un gant (l’enlèvement), 1881 |
A
cette référence, ajoutons aussi une lithographie de Odilon Redon, pour
son caractère fantastique (mais aussi pour la présence d’un ballon à
l’arrière plan de la toile de Ernst (dont la forme en goutte peut aussi être assimilée à celle, au premier plan, de la coquille de noix…)
Odilon Redon, L’œil ballon, 1878 |
[...]
Reprenons quelques uns des éléments évoqués plus haut. Commençons par la taille de l’oiseau (vert) et du taureau.
On sait l’importance accordée par Ernst au coté plausible des
proportions dans ses collages, ainsi même lorsqu’il se joue des échelles
attendues, il s’arrange toujours pour atténuer les greffes qu’il
réalise (recadrage, introduction d’éléments de perspective…). Or si la
taille de la main3 et du profil de l’oiseau peut sembler compatible, celle de l’oiseau accolé au taureau relève d’une réelle disproportion : couplage improbable, accolement monstrueux. Ceci étant, dans l’histoire de la peinture, le fait n’est pas nouveau, et c’est sûrement du côté des univers fantastiques de Jérôme Bosch, ou des gravures de William Hogarth, qu’il faut tourner le regard pour trouver un équivalent.
Jérôme Bosch, Le jardin des délices (détail), 1504 |
William Hogarth, Evening (détail), 1863
|
[...]
Concentrons nous un instant sur l’oiseau,
et plus particulièrement sur son œil. En comparant avec un grand nombre
de reproductions on peut constater que rarement chez Ernst – sinon
jamais - un œil d’oiseau n’est représenté de cette façon là, en général
il s’agit d’un rond ou d’une bille. Ici le dessin en forme de feuille ou
d’amande, bordée de cils, ne fait aucun doute : il s’agit bien d’un œil
humain - et pourquoi pas celui de Gala4 Eluard, tel qu’on peut encore le trouver dans une autre œuvre datant de 1924? -.
Max Ernst, La roue de la lumière (Histoires naturelles), 1926 |
Max Ernst, Portrait de Gala, 1924 |
Max Ernst, La femme visible, 1923 |
Les
deux figures zoomorphes (dont les yeux sont représentés de façon
identique) sont donc bien plus que des allusions à des personnages (ou
des personnes) puisqu’elles portent les signes d’une humanité (et pas
des moindres) : les yeux qui sont les miroirs du corps, pour Reverdy, ou la serrure des rêves chez les Surréalistes.
[…]
Revenons donc au taureau (ou au bœuf). Dans deux collages de 1922 qui figurent dans Répétitions,
la figure du taureau est aussi présente. Dans l’une la tête d’un bovin
est harnaché d’un appareillage étrange (fusil et tubage gastrique…),
dans le second, (Luire) les figures représentées (une femme, un
cheval et un boeuf) sont enfoncées ou émergent du sol par des orifices
percés dans un plan de faible épaisseur (semblable à celui de Oedipus Rex).
Toutes trois semblent effectivement prisonnières encastrées ou plantées
dans un plancher surélevé, physiquement séparées les unes des autres,
assignées dans leur trous (dans des stalles ?). La femme tourne le dos
aux animaux qui, face à face, lèchent chacun un bloc de sel.
« Qui fait l'oiseau? C'est le plumage. » faisait dire cyniquement Jean de La Fontaine à une Chauve-souris dans sa fable… Ernst de son côté, dans Au-delà de la peinture, malicieux, ajoutait : « Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage. »
Si ce n’était pas un cheval mais un âne (ou un oiseau dans le tableau Odipus Rex) on serait tenté de rapprocher le collage (et les deux figures zoomorphes du tableau) de quelques représentations de Nativité où le bœuf (et non le taureau) figure généralement tronqué (mangeoire, porte…), ligaturé par les cornes et proche d’une barrière ou d’un enclos (étable).
Si ce n’était pas un cheval mais un âne (ou un oiseau dans le tableau Odipus Rex) on serait tenté de rapprocher le collage (et les deux figures zoomorphes du tableau) de quelques représentations de Nativité où le bœuf (et non le taureau) figure généralement tronqué (mangeoire, porte…), ligaturé par les cornes et proche d’une barrière ou d’un enclos (étable).
Giotto, Epiphanie, 1320 / Fra Angélico, Adoration des Mages, 1387-1395 / Domenico Ghirlandaio L’adoration des Mages, 1485 / Pietro Perugino, l’Adoration des Mages,1473 / Pietro Perugino Scènes de la vie du Christ, 1500-1505 |
Ce
rapprochement formel (et thématique), un peu inattendu, j’en conviens,
ne donne pas dans l’immédiat d’explications claires de son utilisation
par Ernst, surtout dans le cas de Oedipus Rex, si ce n’est,
peut-être, le témoignage, dont une fois encore l’enchaînement (le
glissement) des formes, par associations d’idées (procédé éminemment
surréaliste), est à l’œuvre dans l’élaboration d’une image. Ceci
étant, cette résurgence du thème religieux, brassée avec les mythes
(syncrétisme), est suffisamment fréquente chez l’artiste pour qu’elle
mérite d’être interrogée. Aussi, en allant dans cette direction, on peut
trouver différents éléments qui sont notamment en rapport avec d’autres
détails du tableau.
Paolo Uccello La profanation de l’Hostie (panneau de gauche), 1465 / Jérôme Bosch l’Adoration des Mages, 1470-75 / Giotto l’Annonce faite à St Anne (Assise), 1266 |
La
représentation de la fenêtre, marque incontestablement une analogie
formelle avec celle des premières perspectives comme dans ce panneau de
Paolo Ucello, La profanation de l’hostie, tableau dont André breton parle justement dans Nadja,:
« J’ouvre en m’émerveillant, une lettre d’Aragon, venant d’Italie et
accompagnant la reproduction photographique du détail central d’un
tableau d’Ucello que je ne connaissais pas*. […]* je ne l’ai vu
reproduit dans son ensemble que quelques mois plus tard. Il m’a paru
lourd d’intentions cachées et, tout compte fait, d’une interprétation
très délicate. ». De même en est-il des personnages (témoins) dépassant
des différentes ouvertures, ménagées dans les cloisons, dans L’adoration des mages de Jérôme Bosch (1474-1475), ou encore, cette surprenante apparition de l’ange Gabriel encastré dans une fenêtre de la chambre de Sainte Anne, dans cette Annonciation de Giotto.
A
propos de la main et de la noix transpercée par une flèche, d’autres
références s’imposent. La plus immédiate (à mes yeux) est celle des
différentes versions de Saint Sébastien, sans doute parce que le torse
du martyre chez Andréa Mantegna, ou chez Carlo Crivelli (par exemple),
évoque justement la matière bosselée de la noix.
Andréa Mantegna Saint Sébastien, deux versions (1480, 1470) / Carlo Crivelli Madone au Saint Sébastien, 1491 et Saint Sébastien, 1490 |
Une
autre occurrence, si l’on tient compte du fait qu’il n’y a qu’une
flèche, nous ramène vers des figures mythologiques, d’abord celle
d’Amour - et j’ai pensé tout particulièrement non pas à la flèche
décochée qui traverse le cœur des amants (quoique !), mais davantage aux
représentations où Vénus désarme Amour ou brandit une flèche…- Dans
cette lignée, on pourrait encore inscrire Diane, Apollon…
François Boucher, Venus désarmant l’Amour, 1751 / François Boucher), Venus désarme l’amour, 1749 / Lambert Sustris Vénus et l’Amour, 1515 -1520 / François Boucher, Cupidon blessant Psyché,1741 |
Pourtant,
mise à part peut-être l’idée du destin ou de la fatalité qui frappe le
personnage d’Oedipe (par la prophétie d’Apollon), les rapports avec ce
Parnasse et Saint Sébastien restent obscurs…
Enfin, la main tenant la noix - dont je n’ai pas trouvé d’équivalent en terme de sujet - peut faire penser aux différents gestes de présentation d’un fruit défendu (Adam et Eve, Marie…)...
Enfin, la main tenant la noix - dont je n’ai pas trouvé d’équivalent en terme de sujet - peut faire penser aux différents gestes de présentation d’un fruit défendu (Adam et Eve, Marie…)...
Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Eve, 1553 / Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Eve, 1533 / Hans Sebald Beham (gravure) Adam et Eve, 1543 / Hugo van Goes, La Tentation (diptyque, partie gauche), 1467 / Albrecht Dürer, Madone, 1526 |
… ou
celui, plus précieux, de Gabrielle d’Estrées pinçant entre deux doigts
le téton de sa sœur qui elle-même tient un anneau entre ses doigts -
dont la position des doigts rappelle celle qui figure sur le collage de
couverture de Répétition – et encore l’allusion à la pomme
dorée désignant « la plus belle », à savoir la pomme de discorde que
Paris, chargé de départager Athéna, Héra et Aphrodite, attribua à cette
dernière. On connaît la suite : l'inimitié éternelle des deux perdantes
pour la citée Troyenne et l’enlèvement d’Hélène, épouse du roi de Sparte
qui aillait entraîner la guerre de Troie.
Anonyme (Ecole française), Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur…1594 / Alessandro Rosi, Le jugement de Paris, vers 1687 |
___
1 - Cette lecture du tableau de Max Ernst est proposée par le Centre Georges Pompidou dans un dossier consacré à la Révolution Surréaliste, exposition datant de 1982.
2 - Angèle Paoli sur son blog Terre de Femmes
3 - Ceci étant, la première disproportion évidente du tableau reste celle de la main coincée dans la fenêtre. On peut ici penser à la fameuse représentation que fit John Tenniell en1865 pour l’illustration de la première version d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
4 - Cette
hypothèse d’associer Gala à la figure de l’oiseau peut sembler
plausible. Il existe en effet de nombreuses représentations de Ernst
(peinture et collages : La belle jardinière, La sainte conversation,….) qui établissent ce parallèle en associant la figure féminine et l’oiseau ; de même chez Eluard.
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