Francis Bacon
Sous
un ciel orange, tendu comme l’aplat d’un mur, la masse sombre d’un
monstre, cornes baissées, vient s’enrouler dans un ovale blanc. Debout, à
l’aplomb de cette tache laiteuse, un homme se tient debout. Derrière,
sur la gauche, s’élève l’encadrement étroit d’une porte-fenêtre convexe
qui semble contenir une foule. Autant le sujet principal est exposé en
pleine lumière - quoique celle-ci soit terriblement artificielle -,
autant les silhouettes blanches qui se pressent dans le rectangle
vertical sont plongées dans une ambiance nocturne.Certes,
il y a la masse tournoyante de l’animal, la menace de ses cornes
acérées, découpées dans la lumière crue, les traces sanglantes de ses
blessures, le lacet de sa bave écumante… Certes, il y a cet orangé,
souligné d’un bandeau rose, qui rappelle les tonalités acidulées des
accessoires de la course taurine, mais, à vrai dire, beaucoup des signes
figurants ici font déjà partie du vocabulaire plastique de Francis
Bacon lorsqu’il entreprend cette peinture et ne doivent donc pas grand
chose au thème lui même. Tout au plus, c’est le motif de la corrida qui
s’invite dans l’espace des peintures de Francis Bacon.
Mais,
et malgré le motif central, rien ici ne se veut réaliste. Ni la
dimension ridicule de la piste où pivote le taureau, ni la présence des
spectateurs remisés dans ce placard de verre, encore moins l’absence des
attributs habituels du toréro (costume de lumière ou cape…), ne peuvent
laisser penser qu’il s’agit bien là d’une célébration de la
tauromachie.
Francis Bacon, Étude pour une corrida N°3, 1969 (MBA Lyon)
Cette
peinture de Francis Bacon, dernière d’une série de trois, réalisée en
1969, est simplement désignée, comme beaucoup d’autres de ses travaux,
par le terme générique « d’étude ». Pourtant, plus qu’une étude, au sens
pictural du terme - à savoir une première approche d’un sujet ou d’une
composition, un travail préalable à l’œuvre - cette huile sur toile
s’affirme davantage, par la synthèse des formes et le dessin des
figures, comme une œuvre aboutie (et je n’ose pas dire « achevée » en
souvenir de ce que Picasso soulignait de l’aspect définitif de ce
terme). .
Il
n’y a d’ailleurs pas, ou très peu, d’étude préparatoire dans l’œuvre de
Francis Bacon, aussi faudrait-il peut-être entendre ce terme
« d’étude » au sens « d’Essai », comme il en existe en philosophie ou en
littérature : un ouvrage tentant pour partie d’ouvrir une question,
d’en explorer quelques aspects, sans pour autant clore le débat.
Ou,
s’il l’on préfère, toute peinture, chez Bacon est une approche de
celles qui viendront, son œuvre étant un ensemble, constitué d’une suite
de propositions qui forment un tout. Dressées l’une après l’autre comme
autant de constats, ces peintures tracent, au fil du temps, le profil
d’un homme.
Francis Bacon, Étude pour une corrida : Étude N°1 - Étude N°1, Version 2 - Étude N°2 - 1969
La suite de ces trois Études pour une corrida (Study for bullfight) a d’ailleurs ceci de particulier que, du premier tableau, au troisième, peu de choses semblent avoir bougé.
Entre
le premier et le troisième, on notera bien sûr que la position du
taureau est différente (montré de dos, puis de face, comme si l’animal
avait tourné autour du toréro), que l’ouverture bleue verticale de
l’arrière plan, est passée de droite à gauche (mais que les
caractéristiques de la foule sont restées identiques) et que, mais ce
n’est peut-être qu’un détail, les études N°1 comportent l’inscription
du chiffre 4 alors que sur l'étude N°2 il s’agit du chiffre 5.
La
seconde étude, quant à elle est visiblement une reprise de la première
mais ramenée à une forme moins narrative : le combat seul, sans témoin.
Ce
qui est par contre frappant, c’est la différence de traitement des
visages du toréro, plutôt anonyme dans le premier panneau, simplifié à
l’extrême dans le second, il semble prendre les traits d’un portrait
(voire d’un autoportrait) dans le dernier.
Le
combat de deux figures est un sujet récurrent chez Francis Bacon : des
corps luttant sur le désordre de l’herbe ou des draps (1952 -53), des
accouplements inspirés par les photographies de Muybridge qui trônent au
centre des triptyques de 1970, 1971, 1972, ou encore l’étude pour Figure en mouvement (1976) en sont les exemples les plus représentatifs.
Il
en est de même pour la représentation animale, plus particulièrement
liée aux scènes de zoo ,dans les années 50-60, ou matérialisée par les
quartiers de bœufs suspendus dans Peinture (1946) ou Figure avec viande (1954)… Dans un cas comme dans l’autre, c’est la bestialité, la férocité, la crudité du traitement des corps ou des chairs qui s’impose.
Le
sujet de la corrida, en cela, avait sans doute l’avantage, aux yeux de
Francis Bacon, de réunir ces deux aspects (combat et animalité) en une
seule forme (formule), tout en permettant d’y associer les figures
mythiques d’Eros et de Thanatos. Or, précisément, ce sont entre ces deux
bornes (séduction et mise à mort) que se déploient les significations
profondes qui animent le rituel des courses de taureau, permettant ainsi
de donner figure aux pulsions réelles (mais enfouies, honteuses,
innommables… ?) de l’humanité… Toutes choses que des auteurs comme
Bataille autant que Leiris ou Deleuze ont fort bien exprimées par
ailleurs, en en pointant les enjeux complexes, aussi bien que
l’ambivalence de l’identité des protagonistes qui incarnent, dans
l’arène, ce mouvement de balancier où le souffle de la mort peut parfois
toucher au sublime.
Dans
deux des trois études de corrida (1 et 3), la représentation de la
foule, contenue dans l’ouverture bleue sombre, a souvent été assimilée -
à cause notamment d’un petit étendard rouge surmonté de la silhouette
d’un rapace - aux rassemblements fanatiques et militaires de la seconde
guerre mondiale.
Chez
Bacon la référence à l’Histoire (et aux images qui en constituent les
reliefs de la mémoire) a toujours été un puissant ressort d’expression.
Bacon en a cependant rarement utilisé les signes directs, préférant
brasser son matériel iconographique pour en détacher quelques
indicateurs suffisants et les utiliser à travers une série d’invariants
formels. La plaie, le bandage, la chair tuméfiée, la dentition
découverte, le carcan ou la cage, les tubulures du mobilier, l’ampoule
nue, le journal déchiqueté… en sont quelques uns des éléments insistants
de son vocabulaire.
Il existe cependant quelques exemples où le peintre se fait plus explicite (comme c’est le cas du sigle) qui figure sur un brassard porté par de l’un des personnages, dans le panneau droit du triptyque, Étude pour une crucifixion de 1965.
Cependant,
limiter le sens historique de cette foule aux seuls évènements
tragiques du XXe siècle serait perdre de vue que l’emblème rouge
surmonté d’un aigle royal a des origines plus anciennes : les arènes ne
datent pas d’hier… Et, s’il ne fait nul doute que cette marée humaine,
massée au seuil de cette petite piste, est bien venue pour assister à
une mise à mort, il ne faudrait certainement pas en conclure trop
hâtivement que la corrida (qui représente plus particulièrement un
aspect de la culture hispanique) serait ici assimilée au régime
franquiste, ni que Francis Bacon signe ici un manifeste contre la
tauromachie.
Les
désastres de la guerre, les massacres planifiés de populations, les
carnages en série qui noircissent les pages de l’Histoire, quels qu’en
soient les auteurs, sont, bien évidemment, sans commune mesure avec un
combat singulier, n’en déplaise à ceux qui, s’appuyant sur ce genre
d’amalgame (la foule fascinée et assoiffée de sang) considèrent les
courses de taureaux comme une boucherie.
On
pourrait d’ailleurs s’interroger (au regard des autres peintures) sur
la forme et sur la fonction de ce qui ressemble à une ouverture et qui
n’est peut-être qu’un reflet, renvoyé par un miroir déformant, reflet
d’une marée humaine dont nous sommes peut-être l’une des taches
anonymes.
Enfin,
ce serait négliger la dimension érotique qui est toujours à l’œuvre
dans la peinture de Francis Bacon et qu’incarnent ici les deux
protagonistes dans l’arène.
Les
deux points de vues retenus par Francis Bacon dans ses études pour une
corrida sont bien ceux du corps à corps, le moment où, resserrant les
gestes de sa cape, le matador vient s’enrouler au plus près de l’animal.
La circularité de la composition accentue cet instant du vertige où se
nouent les corps, où les souffles se mêlent, où ceux qui s’affrontent ne
font plus qu’un.
Dans
une peinture de 1977 le peintre, revenant sur ce motif taurin en
présentant une métamorphose de l'homme en animal (ou plutôt
l’emboîtement de ces deux figures - Centaure? -), en donne clairement
une interprétation érotisée : le mythe de Pasiphaé n’est pas loin !
Quant
au dispositif scénique et au "mobilier", ils permettent de mesurer, à
rebours, l'espace de l'arène, à peine plus grande qu'une chambre, avec son armoire à glace, son tapis rond, son pan de mur orangé souligné d'une plinthe rose...
Francis Bacon, Homme se transformant en taureau - 1977
La
corrida de Francis Bacon, même si c’est un sujet qu’il a peu
représenté, s’inscrit dans la logique des crucifixions. Le thème n’est
pas retenu pour son aspect folklorique ou spectaculaire, mais bien pour
les symboles qu’il condense : c’est une figure des passions.
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