3 - empreinte familiale
Si le premier panneau de Autobiography se présente sous la forme d’un blason, ou d’une armoirie ironique et grinçante) le second panneau apparaît dans un premier temps comme plus littéral.
En
effet la spirale de mots qui constitue le motif principal de cette
composition est, tout simplement, une biographie de l’artiste. Au centre, la
spirale commence en 1925, avec le lieu de naissance (Port Arthur – Texas),
ainsi qu’une brève généalogie, puis rend compte des divers éléments de son
parcours, tant d’un point de vue privé que public, depuis les premières études
jusqu’aux dernières expositions en 1968.
Ce fil déroulé d’une vie ne se contente pas seulement de donner des dates.
Rauschenberg cite les artistes avec qui il a collaboré, donne quelques
descriptions rapides de dispositifs visuels ou des performances et des
spectacles auxquels il a participé. (voir ici agrandissement) Malgré la taille
réelle de cette spirale, le motif ovale fait songer à une empreinte digitale.
En 1964, Rauschenberg avait déjà proposé un collage intitulé Self-Portrait
(for New Yorker profile) composé d’une seule empreinte, encadrée
au trait sur un carré blanc, accompagnée de deux initiales de l’artiste
(R.R) : un portrait réduit au minimum d’une identité civile sur une fiche
policière.
Pietro
Manzoni, dans une lettre à Ben Vautier avait écrivait en 1961 :
«J'aimerais que tous les artistes vendent leurs empreintes digitales […]
L'empreinte digitale est le seul signe de la personnalité qui peut être
acceptée : si les collectionneurs veulent quelque chose d’intime, de vraiment
personnel à l'artiste, il y a encore la propre merde de l'artiste qui est
vraiment à lui. ». Manzoni appliqua d’ailleurs, dans son œuvre, ces deux
principes proposant d’une part des moulages en plâtre d’œuf durs marqués de son
empreinte et, d’autre part, des boites contenant ses excréments.
Le
geste de Rauschenberg est sans doute moins provocateur, même s’il comporte un
point de vue critique sur la question de l’identité, lui qui justement avait
choisi d’en changer, laissant de côté ses prénoms de Ernest et Milton
pour leur préférer le surnom de Bob.
Mais
cette question de l’empreinte doit aussi être interrogée en regard de l’œuvre
de Duchamp dont plusieurs objets et ready-mades utilisent le procédé.
L’empreinte ou le moulage du corps seront d’ailleurs aussi utilisés par Jasper
Johns et d’autres artistes du Pop Art dans les mêmes années, permettant tout
autant le jeux de multiples que celui de la réutilisation de ces signes-objets
dans plusieurs œuvres. Indiquons enfin que l’empreinte est d’abord pour
Rauschenberg un procédé premier lié à l’impression, procédé dont on sait qu il
fera l’un de ses mediums d’expression favori.
Sous
le texte imprimé en spirale se trouve une photographie (reproduite en bleu) qui
présente l’artiste enfant, dans une barque, entouré de son père et de sa mère.
Elle fut prise dans le marais (le Bayou) qui se trouve près de Port-Arthur en
1927 ou 28. Le choix de ce cliché familial marque l’attachement de l’artiste à
ses origines, tout autant que sa fascination pour l’élément liquide et pour le
marais dont on sait, par ailleurs, que son dernier atelier à Captiva Island
était précisément une maison sur pilotis installée sur l’eau, au bout d’un
ponton...
Rauschenberg reviendra tardivement, en 1999, sur d’autres images de sa famille, dans la série Ruminations. Y sont présents ses parents, sa sœur, sa femme, son fils Christopher et des amis de la première heure : J. Cage, M. Cunningham, J. Johns ou Cy Tombly… les inscrivant ainsi au sein de son œuvre comme il le fit avec la liste des noms qui figurent dans la spirale biographique : ainsi, comme il l’a souvent répété, l’œuvre et la vie sont pour lui indissociables.
La
présence de cette photographie de la barque a cependant ceci d’étrange qu’elle
renvoie à un temps d’avant l’œuvre, celui de la petite enfance, un temps ou le
petit Milton n’était bien évidemment pas (et surtout ne pouvait savoir qu’il
deviendrait) le grand Bob, un lieu presque primitif et originel. Je ne sais
pourquoi – cela n’a sans doute aucun rapport – mais cette image m’évoque aussi
presque une scène biblique. Thème qui, au passage, était déjà présent en
filigrane dans le premier panneau.
Le
denier élément qui compose cet ensemble biographique - et que l’on retrouve
dans plusieurs lithographies des années 60-68 - est le dessin géométrique d’un
pavé par ses arêtes, contenant une flèche qui pointe vers le bas. Je dois
avouer que, mis à part l’opposition graphique (droites et lignes courbes) et
peut-être la même symbolique (objectif et subjectif) qu’implique sa présence
par rapport à la spirale, j’ai du mal à en saisir la signification (à compter
qu’il faille obligatoirement en trouver une !), mais ce cube me fait
me souvenir d’un objet réalisé par Rauschenberg Sans titre, 1953
et qui a peut-être un rapport tout au moins en ce qui concerne la forme.Il
s’agit d’une boite en bois assemblé de façon assez grossière et qui contient un
cube de papier calque monté sur des baguettes de bois ; ce cube remplit
l’espace intérieur de la boite. La relation entre le contenant rustique,
artisanal et la forme épurée du contenu, dit peut-être, finalement, mieux qu’un
long discours, la question de l’esthétique contemporaine et particulièrement
celle que Rauschenberg n’a cessé de mettre en œuvre dans son travail, ruminant
les formes du passé, portant une attention extrême aux différents objets, y
compris les plus ordinaires, l’artiste peut inventer le présent des images.
4 - Le corps du danseur
"J'ai été très influencé par la peinture : mais si j'ai évité de dire cela, c'était à cause de la tendance générale, jusqu'à une époque très récente, qui consistait à croire que l'art n'existe que dans l'art. A toute occasion, jai essayé de corriger cette idée, en suggérant que l'art est seulement une partie, un des éléments avec lesquels nous vivons. [...] Comme je suis un peintre, je prends probablement la peinture plus au sérieux que quelqu'un qui conduit un camion ou autre chose. Comme je suis un peintre, je prends aussi probablement plus au sérieux son camion.[...] En ce sens que je le regarde, je l'écoute, je le compare à d'autres camions, et je perçois sa relation avec la chaussée et le trottoir et ce qui l'entoure et le chauffeur lui même. Observer et mesurer, c'est mon métier." R. Rauschenberg, entretien avec Richard Kostelanetz Partisan Revue n°35, 1968
Le
dernier panneau de cette Autobiographie de Rauschenberg est, visuellement, le
plus chargé des trois. C’est aussi celui qui est le moins coloré. Composé d’une
plus grande quantité d’images sa construction en est aussi plus complexe :
les superpositions multiples de plusieurs sources graphiques (carte,
photographies, formes géométriques…) produisent en effet une trame plus dense.
L’image principale est la reprise d’une photographie (ou d’un photogramme?)
prise lors du ballet Pelican (1965), auquel participa Rauschenberg avec
deux autres danseurs : Carolyn Brown et Alex Hay (ce dernier était alors
son assistant).
On
sait l’importance que Rauschenberg accorda aux divers modes d’expressions et
son intérêt pour les rapports entre art et technologie. La place de la
performance dans son travail s’est manifestée très tôt, dès 1952 au black
Mountain Collège en compagnie de John Cage, puis de façon plus régulière dans
les années 60, réalisant notamment les éclairages, les costumes et les décors
de certaines chorégraphies de Merce Cunningham.
Ayant rejoint le Judson Dance Theater en 1963, Rauschenberg participera à
diverses chorégraphies du collectif, De 1963 à 1967, il mettra en scène et
interprètera ses propres performances, attribuant une égale importance au
performeur et aux accessoires scéniques.
Dans Pélican, Le trio se déplace sur des patins à roulettes, dans un jeu de scène circulaire. Les deux hommes ont, accroché dans le dos, des voiles évoquant la forme d’un parasol ou d’un parachute et donc par analogie d’ailes. Dans certains cas, les déplacements se font sur un chariot à deux roues où les danseurs sont installés à genoux. Ce ballet très fluide, mi animal, mi mécanique contient par ailleurs les deux accessoires qui figurent en bas du premier panneau de Autobiography.
L’aspect
de ce voile, ainsi que toutes les variantes formelles qui lui sont associées,
sont présentes dans de nombreux travaux graphiques ou de Combines de
Rauschenberg, de la toile de parapluie dépliée dans Charlène (1954), en
passant par les volants colorés des costumes pour les ballets de Cunningham,
aux palles des éoliennes qui ont servi de motif dans Glacial Decoy Serie 1
(1979), Eco-Echo IX (1992) ou dans Sterling whirl (1993).
Associée
au corps du danseur, cette voile circulaire, montée sur une armature, évoque
par ailleurs aussi bien les premiers pionniers de l’air munis d’ailes de toile,
que les jeux de tissus utilisés par la danseuse Martha Graham exprimant,
dans un cas comme dans l’autre, une volonté réelle ou virtuelle de s’affranchir
des lois de l’apesanteur.
Mais
ces ailes nervurées peuvent tout aussi bien faire penser à la représentation de
cette figure diabolique dessinée par Sandro Botticelli pour illustrer Les
chants de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante. Cette référence n’est pas
arbitraire puisque l’on sait que l’artiste réalisa, entre 1965 et 1966, une
très belle suite de 34 lithographies sur ce sujet.
En
regardant cette illustration de Botticelli on peut d’ailleurs retrouver –
est-ce un hasard ? – le tracé d’un cercle, inscrit sur le corps velu de ce
personnage, sur un mode étrangement semblable à celui du motif astral de
l’artiste, dans le premier panneau. On remarquera, par ailleurs, de près, que
l'image du danseur est mouchetée de petits points (criblée?), motifs dont l’on
devine une certaine analogie avec un autre dessin de Botticelli, toujours
réalisé pour l’illustration du texte de Dante. Ces marques couvrant la figure
du danseur sont en fait, des indications maritimes, inscrites sur cette carte
du Golfe du Mexique que Rauschenberg a utilisé pour son montage. Ainsi
disposées, ces ponctuations suggèrent une sorte de constellation renforcée visuellement
par la forme de la voile rappelant, une fois encore ,la figure du premier
panneau.
Ici
encore, les signes iconographiques se croisent sur plusieurs registres. L’image
extraite de ce ballet représentant une sorte de cérémonie nuptiale - rappelant
précisément celle de pélicans - est donc bien d'ordre métaphorique. La
carte renvoie au lieu de naissance de l'artiste, mais aussi aux abysses
maritimes localisés où il circule, et l’invitation aux voyages que l’ensemble
suppose (des découvertes aux écueils).
Le bandeau photographique de la
ville de New York, disposé (rejeté) en marge, a été l’un de ses horizons,
puisque c’est la ville où il a construit l'essentiel de son œuvre entre 1950 et
1965, la métropole incontournable de la création artistique à cette époque. La
référence à cette ville est encore présente dans l’ombre de ces citernes,
disposées sur les toits des immeubles, que l’on pourrait ici assimiler, par
l’allure, à des sortes de donjons, ou de balises, que la figure ailée survole.
Autant
de territoires réels ou fictifs, merveilleux et inquiétants qui furent ceux de
Rauschenberg et qu’il ne cessa pour certains de revisiter inlassablement dans
ses œuvres (Random Order, 1963.Night Light,1962 – Gluch,
1964).
Si
la tonalité de ce panneau est "d’esprit romantique", comme il l’a
signalé lui-même, c’est sans doute autant pour ce que l’on perçoit de l’aspect
crépusculaire : ombres et gouffres, ténèbres et enfers (à peine
dissimulés), que de ce que l’on pressent de l’ivresse enfantine à circuler sur
ces patins à roulettes, les ailes au vent, léger et insouciant, figure
lointainement angélique et étrangement primitive, suspendue entre deux mondes.
En
1968, Rauschenberg avait 33 ans. Artiste reconnu au plan national et
international, premier prix de la Biennale de Venise en 1964, ses œuvres se
vendaient plutôt bien et il multipliait ses activités dans le champ de la
peinture de la gravure et des performances. L’horizon, dans ces conditions,
aurait donc paru plutôt radieux et dégagé pour plus d’une personne. Cependant,
historiquement le climat social aux États-Unis, à la fin des années 60, était
morose. Le pays marqué par quelques crises sociales profondes, liées entre
autre à la guerre froide et aux conséquences désastreuses de la guerre du
Vietnam. A l’allégresse festive et contestataire de la jeunesse du début
des sixties, succédait un sentiment de malaise, voire de désillusion. «Tous les
gens que je connaissais faisaient des dépressions nerveuses. Tout s’effondrait,
il y avait une profusion de mauvaises nouvelles.[…] J’étais si déprimé que je
suis allé voir un astrologue… », précisera plus tard Rauschenberg, dans un
entretien avec Barbara Rose. Sensible à ce climat social, qu’il jugeait
déprimant, il décidera de rompre avec l'univers urbain pour trouver refuge sur
la presque île de Cativa, en Floride. C’est donc une version sombre, inquiète
et finalement assez nostalgique que dessine ce triple autoportrait.
Ce
triptyque vertical, que l’on peut finalement lire dans les deux sens (du haut
vers le bas comme un "retour amont", ou du bas vers le haut, comme
une ascension placée sous l’égide de la Fortune et de sa roue) est plus qu’un
simple portrait de l’artiste : il donne à voir, de façon métaphorique, et par
fragments recomposés, le parcours d’un enfant du siècle pris dans le tourbillon
d’une époque contrastée. En ce sens, ce que Rauschenberg prétendait, lorsqu’il
disait que son "œuvre entière était celle d’un journaliste", est à
prendre au sérieux. Mais il ne s'est pas contenté d'être un simple observateur
des faits et gestes du monde contemporain, mais davantage un déchiffreur,
particulièrement sensible à l'esprit des temps.
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