Note 5 – L’œuf, l’air de l’arc et la licorne
La
coquille de noix tenue à bout de doigts en est sans doute, à cet égard,
l’élément clé (crucial), au sens où elle enclenche, pour Ernst, lors de
sa rencontre initiale avec l’illustration trouvée dans La Nature1, la possibilité de cette cristallisation, comme par exemple, le fait que cette main n’a que quatre doigts2, ou que cette image, sensée illustrer une « Expérience d’élasticité, faite avec une noix » appartient à la rubrique Physique sans appareils
dont le texte explique, en substance, comment faire tenir une noix sur
son index en exerçant une pression au niveau des jointures des deux
coques et en ouvrant la fente au sommet.
L’auteur
de l’article parle clairement de mystification, et en effet cet
exercice relève davantage de la prestidigitation que de la physique à
proprement parler. En réalité, cette expérience, toute proportion
gardée, c’est un peu l’œuf de Christophe Colomb, à l’envers…
William Hogarth, L’œuf de Christophe Colomb (détail) |
On
pourrait presque penser à une boutade (l’œuf de Colomb), mais les
exemples de jeux de mots chez Ernst, comme le dit Wernes Spies [….] sont fréquents (La femme sans tête : la femme sang tête, la femme s’entète / Castor et Pollution : Castor et Polux…).
On
peut donc raisonnablement penser que la vision de la main tenant la
noix et la lecture du texte ont suggéré l’idée, dans un premier temps
tout au moins, de traduire cette vision sous forme d’un œuf de colombe,
tout en conservant l’image de la noix (procédé de décalage simple),
d’autant que, la forme simplifiée de la coque, dans la peinture, marque
assez fortement les ailettes du fruit, au point que l’on pourrait
presque y voir un rapprochement avec celle du casque à crête des
conquistadors espagnols. De coque à casque, un glissement a fort bien pu s’effectuer.
[...]
L’illustration, quant
à elle, insiste sur l’effleurement de la pointe écartée des deux
coquilles dont l’index, qui la surplombe, a quelque chose de phallique.
L’analogie, lèvres et sexe y est donc bien présente par l’idée suggérée d’attouchements de la fente en cette partie de la noix.
Ernst, dans sa peinture, n’a fait subir que peu de modifications à l’image d’origine ; il retaille
légèrement l’ongle du pouce ainsi que les deux extrémités du majeur et
de l’annulaire – en pointe comme des seins ? – et agrandit la fente de
la noix. Par ailleurs, il introduit la couleur3
et ajoute les différentes prothèses : flèche avec un empennage rouge et
jaune (gueules et or si l’on veut utiliser le vocabulaire héraldique),
pointe d’un coquillage (ou pointe de vis ?), tige métallique (tube,
buse?) et fragment d’un arc.
En observant les
traces de recouvrement, lisibles dans cette zone du tableau (le cou des
animaux, le sol sur la gauche, les cornes…), on peut supposer que le taureau fut d’abord un oiseau (une colombe)
et que ce n’est qu’après la matérialisation du second oiseau, pour une
raison que j’ignore, que les cornes furent ajoutées pour en faire cet
être hybride (mi-oiseau, mi-taureau).
[Un instant, j’ai pensé que c’était en utilisant l’ombre portée probable d’une de cette main que Ernst avait produit les motifs de des deux animaux, sur la droite, utilisant l’artifice des ombres chinoises, après vérification, il n’en est rien. Certes la forme qui apparaît est monstrueuse, vaguement animale mais elle n’est sûrement pas à l’origine de ce couple zoomorphe.]
Si
cette transformation s’est bien effectuée comme je l’imagine ici, elle
pourrait donc faire apparaître d’une part que ce recouvrement partiel
travaille comme une mémoire enfouie, mais qui affleure par endroits et,
d’autre part, elle présente un sujet qui venant en couvrir un autre le
dénature4. Elle révèle en tous cas que le travail de peinture n’était pas (toujours) une simple transposition des éléments d’un collage?
[...]
« Par la porte de corne, les songes vrais. Le sphinx et la licorne et les cyprès », Charles Péguy, La Ballade du cœur
En
réfléchissant à la courbe tronquée de cet arc, fichée dans le pouce, et
à son rapprochement avec la forme de la noix, il m’est revenu en
mémoire la forme primitive des archers (petits arcs) utilisés au Moyen
âge (mais déjà en dans l’Egypte ancienne ou en Chine) pour jouer du
violon, de la viole ou du rebec.
De même, la corde reliant le deux cornes, sur la droite du tableau, pouvait faire penser non à un lien, mais plutôt
à une lyre, et plus précisément à la forme primitive de la lyre dont on
sait, par les récits mythologiques, qu’elle fut fabriquée par Hermès à
partir d’une carapace de tortue et de cornes de bovin puis offerte à
Apollon 5.
Par incidence, j’ai découvert (sur le site Références Musicologie) qu’il existait un instrument de musique appelé « violon à aiguilles » ou « violon à pointes » (ou
encore « à clous »), inventé en 1744, par un certain Johann Wilde, et
dont la forme pouvait faire penser à cette barrière servant de collier à
l’oiseau vert, d’autant que, autre surprise, un modèle utilisant
précisément un pavillon vert pour amplifier le son existait bel et bien.
[...]
«La Dame à la licorne ne nous donnerait pas le spectacle d'une raideur si héroïque sans l'espoir, caressé en secret comme l'équivoque bête de la fable, de voir à temps l'objet de son désir surgir de l'horizon pour lui ravir sa vertu.» Marc Petit, «La Traversée du solitaire», in Histoiressans fin, Paris, Stock, 1998.
Et
c’est donc par ricochets (ou par analogies) que l’image de la licorne
s’est imposée. J’ai évoqué plus haut, un objet qui avait la forme d’une
pointe de coquillage ou d’une vis, or il se trouve que cette sorte de
barrière emmanchée d’un cornet acoustique, d’une corne, a fait ressurgir
cette image bien connue de la Licorne captive, couchée dans son enclot sur un tapis brodé de mille fleurs.
« Cette belle cavale blanche, à la longue corne torsadée comme un cordage de marine » écrit Bruno Faidutti,
a nourri une littérature et une iconographie denses et la connotation
érotique y est présente comme l’indique d’ailleurs l’auteur :
«Tant le texte, assez obscène, dans lequel elle servait de support aux obsessions de Panurge, que la remarque plus fine de Léonard de Vinci, nous rappellent qu'il y a souvent dans le symbolisme, positif ou négatif, de la licorne une dimension érotique latente. Ce n'est pas le moindre paradoxe d'un animal qui signifiait avant tout la virginité. La métonymie qui a, très tôt, transféré à la licorne les caractéristiques essentielles de la vierge - pureté,chasteté - est cause de cette ambiguïté, de cette surcharge symbolique. Le thème de la séduction est, en effet, au cœur du récit de la capture de l'animal et, concurremment à l'allégorie chrétienne, il fut utilisé comme tel dans une œuvre courtoise comme le Bestiaire d'amour de Richard de Fournival.
Tout le récit de la capture de la licorne peut être lu à travers la dialectique de la luxure et de la pureté. Dans la Chronique de Georges Chastelain (1403-1475), nous trouvons la description d'un pas d'armes du XVème siècle. Pour s'«inscrire» au tournoi, un chevalier devait toucher de la pointe de son épée un écu pendu à une effigie de bois représentant une dame et, à ses côtés, une licorne. La dame, qui en symbolise l'enjeu et la cause, nous rappelle ici la forte dimension érotique du tournoi. Quant à la licorne, elle figure certes la pureté de la dame, mais elle se retrouve aussi chargé de toute la sensualité ambiante.
Dans sa très érudite étude sur Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Gilbert Durand constate que toute corne est susceptible de symboliser la puissance virile, non seulement de par sa forme, mais également parce que, chez de nombreuses espèces, seul le mâle porte des cornes; que l'on pense seulement aux différents usages, en anglais, de l'adjectif horny. Une corne unique semblerait plus encore se prêter à une telle interprétation, mais il convient cependant de ne pas s'avancer trop avant dans un domaine où les sources restent discrètes. En outre, il semble bien que les licornes femelles aient été, selon tous les auteurs, armées de même manière que les mâles. »
On
remarquera, à ce propos que, contrairement à la gravure d’origine qui
présentait l'idée d'une noix suspendue à l’index (pincement), c’est ici
la pointe torsadée - supposée de la licorne - qui vient toucher (piquer)
la chair.
[…]
note 8 – Les plaisirs inavouables
« Qui laisse s’ébattre sa vue folâtre, quel malheur l’attend ? La mort éternelle par ses trous escalade l’âme, et la surprend » Jan David, Veridicus Christianus , 1597
On
peut évidemment se demander quels liens (à compter qu’ils existent
vraiment !) peuvent bien relier toutes ces références plus ou moins
distendues, à l’Oedipus Rex de Max Ernst.
(Gravures extraites de l’Encyclopédie Diderot et d’Alembert.) |
On pourrait par exemple partir
à la recherche des bifurcations, ou des carrefours, qui conduiraient de
la flèche de Saint Sébastien chez Andréa de Murano ou Juan Abadia, à
l’arc d’Apollon (et à sa lyre) et s’intéresser à l’analogie
iconographique qui semble rapprocher ces deux personnages 6, se souvenir
que les flèches qui transpercèrent le corps du martyre étaient associées
à la peste dont Saint Sébastien prit sur lui (c’est le cas de le dire !) de détourner le fléau, revenir vers Apollon et sa prophétie, vers
L’oracle peint par de Chirico où une silhouette de dos, drapée de noir,
se tient debout non loin d’un mur de brique, et vers Œdipe, roi de
Thèbes, dont la peste ravage la citée, au moment où débute le récit de
Sophocle, croiser par hasard une illustration médicale du Moyen age
montrant un médecin rendant visite aux pestiférés dans un costume on ne
peut plus étrange.
Le traité de la peste, 1721 |
On
pourrait aussi associer mentalement le Sphinx empêchant l’entrée de
Thèbes, confondu et éliminé par Œdipe, au Dragon qui terrorise une ville
de Cappadoce avant que Saint Georges ne le terrasse de sa lance, penser
à ce fil qui relie le dragon et la jeune vierge devant la grotte, chez
Ucello, le nouer à celui qui retenait Œdipe enfant suspendu à l’arbre,
d’où le berger Phorbas l’en détacha, lui donnant, à cause des liens qui
avaient gonflé ses pieds le nom d’Oedipus, puis se rendre, chemin
faisant, chez Mantegna, à l’entrée d’une autre grotte où les rois mages
font leurs offrandes (saluer comme il se doit le bœuf et l’âne), se
remémorer cette autre anfractuosité chez Cranach d’où s’écoule la source
dans un jardin ceinturé d’un mur rose, perdre le fil derrière une autre
enceinte aux couleurs similaires où poussent des cyprès, en regardant
le Noli me tangere de Botticelli et le confondre, un instant, avec une autre peinture de Max Ernst de 1923 intitulée Au premier mot limpide,
franchir le mur rose et pénétrer dans l’échoppe d’un usurier juif au
moment où l’hostie qu’il a demandé comme gage lui est remise et qu’il
s’apprête à profaner. Attraper au vol, en franchissant la fenêtre percée
dans le mur rouge qui se trouve au-dessus de lui, le gant dérobé par un
monstre paléolithique (rater son coup !).
Retrouver ce gant (devenu noir, hélas!) et le rendre à André Breton pour qu’il puisse l’insérer dans le pages de Nadja, comparer ce gant de cuir de femme avec un autre, rouge celui-là, représenté chez Giorgio de Chirico dans l’Angoissant Voyage ou l’Enigme de la Fatalité, profiter de ce séjour à Turin pour s’intéresser à cet autre gant suspendu dans Les projets de la jeune fille,
y retrouver des bobines de fil et penser à Ariane aidant son protégé à
ne pas se perdre dans le labyrinthe de Dédale. Croiser le même Thésée
dans un dessin de Burnes Jones, sur le point de rencontrer le
Minotaure, sourire en pensant que le les cornes du taureau sont ficelées
chez Ernst et que cet animal mythique sera l’emblème des Surréalistes
au point qu’ils donnent le nom de ce monstre à une revue, avoir une
pensée émue pour les dessins, gravures et peinture de Picasso qui
s’amuse, à sa façon, à relire (et relier) la mythologie en faisant du
fils des amours zoophile de Pasiphaé, un autre Œdipe errant accompagné
d’une jeune fille.
Sir Burne-Jones, Thésée dans le labyrinthe, 1862 |
Observer, de très près, les yeux clos du fils et mari de Jocaste, accompagné d’Antigone sa fille, dans une peinture de Antoni Stanislaw Brodowski, et comprendre peut-être la forme de la noix, se souvenir enfin que la forme ovale de ce fruit n’est pas si éloignée de celle des premiers ballons, et que en 1922, précisément, Paul Klee peignait son fameux Ballon Rouge.
[...]
Si
la contrainte iconographique du matériau auquel a choisi de se
soumettre Max Ernst dans l’exercice du collage correspond à un certain
type de rencontres formelles, à priori limitées, il les fait cependant
coïncider avec sa mémoire personnelle (ou peut-être la notre ?).
Dessin représentant un violon à aiguilles et gravure d’une anamorphose de l’oeil |
Restant
attentif à l’homogénéité graphique, les figures qu’il utilise pour
réaliser ses collages prélèvent autant dans l’histoire de l’art ancien
(Dürer, Blake, Flaxman) que dans les motifs des gravures de la presse
populaire (la nature, L’illustration…), ce matériau contenant un
réservoir de formes nouvelles (machines, appareils scientifiques) et
surtout de nouveaux types de cadrage tel les gros plans propres à la
photographie, au cinéma ou au schéma scientifique.
(Gravures extraites de l’Encyclopédie Diderot et d’Alembert - Chirurgie) |
[...]
Je
n’ai pas choisi d’adhérer d’emblée aux différentes interprétations que
j’ai pu lire de ce tableau, usant à mon sens, souvent, ou trop
facilement, de l’argument du rêve (« le tableau Œdipus Rex
s’impose et se donne à voir comme un cauchemar reconstitué »), pour
expliquer les improbabilités et les écarts observables dans le tableau,
comme par exemple le fait que le personnage de Jocaste soit un oiseau,
ou de l’analyse Freudienne7, pour tenter de se raccrocher au sens du titre de l’œuvre : esprit de contradiction ou méfiance vis-à-vis des raccourcis.
Après
l’observation comparée des différents éléments (boeuf, oiseaux, noix,
arc, flèche, ballon…) - dont on notera, en passant, que aucun n’apparaît
directement dans le récit de Sophocle - il apparaît que plusieurs
d’entre eux appartiennent déjà au moment de l’élaboration de cette
peinture au vocabulaire graphique de Ernst et qu’il en fera usage dans
d’autres œuvres postérieures (notamment dans les collages pour Une semaine de Bonté, Le malheur des immortels, L’intérieur de la vue…).
En fait ce qui nous est donné à voir dans ce tableau n’est donc pas une simple transposition du récit d’Œdipus Rex de Sophocle, mais bien plus, une sorte de condensation de signes graphiques récurrents (des invariants) et leurs corrélations (leurs
strates) avec les différents aspects des récits qu’ils mettent en
scène. La transposition en peinture de ce vocabulaire vient donc
fracturer l’espace pictural classique tant par le sujet que par son mode
de composition. Max Ernst n’innove pas tout à fait cependant, il
recycle ou réactive un fond d’images anciennes.
(On
pourrait dire, en extrapolant un peu, que la scène de départ (la main
tenant la noix associée à l’oiseau) a été progressivement déviée
pour aboutir, par l’ajout d’une série d’accessoires à la scène
définitive qui n’était sans doute pas préméditée. Ces éléments,
extérieurs à priori à la scène initiale, ont travaillé
peu à peu à en modifier le sens. La flèche perçant le fruit comme un
corps- comme un cœur – pouvait éventuellement rappeler l’Amour comme on
le croise souvent dans l’imagerie populaire (et donc Cupidon), qui
associée au geste érotique pressant la fente de la noix, ne pouvait que
modifier l’idée de l’œuf. La flèche nécessitait un arc mais je ne
saurais dire si celui-ci est venu avant ou après avoir matérialisé et
ligaturé les cornes du bœuf (ou du taureau), et si c’est à cette
occasion que lui est venue l’idée de la lyre (et donc peut-être
d’Apollon ?). De là, de cette main avec arc et buse, fichés dans les
chairs, le passage avec l’image du destin (la pythie ?) devenait
probable. Restait ce couple impossible qu’un simple regard d’humanité
pouvait permettre de confondre tels Pasiphaé et le Minotaure, Ariane et
Thésée, Laïos et Jocaste ou peut-être enfin Paul et Gala dont Ernst
confiait dans une lettre à Tristan Tzara en 1922 « les deux Eluard sont
partis, les deux Ernst sont tombés en enfance. Qui nous portera
désormais le drapeau flamboyant dans les cheveux qui attirera le
chevreuil idyllique etc etc…da capocaspar8 »)
« Alors
que Cupidon volait du miel de la ruche, une abeille piqua le voleur sur
le doigt. Et s'il nous arrive aussi de rechercher des plaisirs
transitoires et dangereux la tristesse vient se mêler à eux et nous
apporte la douleur.» était-il inscrit dans un cartouche d’un tableau de
Cranach représentant Cupidon aux côtés de Vénus. L’allusion érotique est
on ne peut plus claire et l’allusion à la flèche dans la noix n’y est
peut-être pas étrangère.)
[...]
Dans deux collages publiés dans Le malheur des immortels et Répétitions (ou encore dans ce tableau intitulé Vive l’amour, 1923) il m’avait semblé que quelques éléments étaient à mettre en relation immédiate avec le polyptyque Le jardin des délices de Jérôme Bosch.
Si
l’influence de Bosch est plus qu’évidente dans les œuvres de cette
période, tant pour les motifs que par les interférences insolites, il
semble bien que ce soit aussi ce mélange d’érotisme et de violence, que
Ernst reprend à son compte.
Après
une analyse plus attentive des détails des trois panneaux de Jérôme
Bosch, il m’apparaît que la presque totalité des éléments
iconographiques de Oedipus Rex est déjà présente dans cette œuvre, mis à part la noix (que l’on peut avantageusement substituer ici par une moule.).
"Rien
de mieux qu’une coquille de moule pour pincer, détacher et porter à sa
bouche la tendre chair d’une autre moule. Il est en même temps
parfaitement ignoble d’obliger ces placides mollusques à se comporter
entre eux comme nous nous comportons entre hommes." Eric Chevillard - l'autofictif - 294
« Bien
que Bosch ait renié la Renaissance en créant des formes typiquement
médiévales, vers la fin de sa vie, il répondit aussi à l’esprit nouveau
de l’époque […] Les ultimes conclusions de l’art de Bosch sont celles de
l’Oedipe de Sophocle, du Sisyphe de Camus, ou du Dilsey de
Faulkner …». (Charles D. Cuttler cité par Janos Vegh, Les primitifs flamands, 1977).
Prélever chez Jérôme Bosch ne permettait donc pas seulement d’emprunter des idées ou des images sauvages,
mais autorisait aussi tous les télescopages d’échelles, de formes et
d’associations spatiales que l’on retrouve bien évidemment dans les
procédés de collage, accordant simultanément toutes les libertés de
faire craquer, autrement que par le Cubisme (formel) ou le Futurisme
(idéologique), les derniers carcans d’un académisme déjà desséché.
Ainsi, l’œuvre de Giacometti, Pointe à l’oeil (dont j’ai parlé brièvement au tout début de cette série de notes (note 5) a donc, a bien des égards, quelques rapports avec l’Oedipus Rex de Ernst, ne serait-ce que pour la remise en cause du dispositif convenu d’une certaine conception de l’espace pictural (depuis la Renaissance – l’âge d’or de la peinture ?), tout en utilisant le dispositif pour mieux le détraquer. Elle n’en a sans doute pas la même charge narrative ni affective9.
Dans les Travaux et les Jours,
Hésiode raconte comment, Prométhée ayant trompé les dieux en dérobant
le feu, Zeus, en représailles lui adressa Pandore retirant ainsi à l'homme nouveau
les moyens de vivre en toute insouciance. C’est donc la venue de la
femme (Eva prima) qui clôt définitivement l'âge d’or, celui de la
tranquillité, en introduisant notamment la notion du travail, du
commerce…
Proche donc du récit de la Chute d’Adam et Eve, dans la tradition biblique, l’âge d’or de la mythologie grecque s’en
différencie cependant en cela que les différentes générations d'hommes
qui vont se succéder correspondent à l’idée d’une décadence (l’âge
d’argent, d’airain et de fer) qui se traduit par une disparition
progressive des valeurs fondamentales de justice. Catulle dans Carmina en donne ainsi sa version :
« Car, dans ces temps reculés où la piété était encore en honneur, les dieux ne dédaignaient pas de visiter les chastes demeures des mortels, et de se mêler à leurs réunions. […] Souvent, des sommets du Parnasse, Bacchus descendit chassant devant lui la troupe délirante des Thyades échevelées; tandis que Delphes tout entière, se précipitant hors de ses murailles, accueillait le dieu avec des transports de joie, et faisait fumer l'encens sur ses autels […]
Mais, quand une fois le crime eut souillé la terre; quand la cupidité eut banni la justice de tous les coeurs ; quand le frère eut trempé sa main dans le sang de son frère ; quand le fils eut cessé de pleurer le trépas des auteurs de ses jours ; quand le père eut désiré la mort de son premier-né, pour être libre de cueillir la fleur d'une jeune épouse ; quand une mère impie, abusant de l'ignorance de son fils, eut, en provoquant des caresses incestueuses, outragé les dieux pénates ; quand, confondant le sacré et le profane, le coupable délire des mortels eut soulevé contre nous la juste colère des dieux ; dès lors ils ne daignèrent plus descendre parmi nous, et se dérobèrent pour toujours à nos profanes regards. ».
L’Œdipe de Sophocle fait donc, d’une certaine façon, le récit de l’une des étapes de la décadence de l’humanité.
(Gravure réalisée à partir de Œdipe et le Sphinx de Ingres) |
[...]
Enfin,
relisons ces vers de Tibulle évoquant l’âge d’or perdu (celui-là même
qui semble être représenté dans le panneau central du Jardin des délices
de Jérôme Bosch,) car ils semblent faire écho à plusieurs des motifs
contenus dans l’œuvre de Ernst :
« Que l'homme était heureux sous le règne de Saturne, avant
que la terre fût ouverte en longues routes !
Le pin n'avait point encore bravé l'onde azurée,
ni livré une voile déployée au souffle des vents.
Dans ses courses vagabondes, cherchant la richesse sur des plages inconnues,
le nautonier n'avait point encore fait gémir ses vaisseaux sous le poids des marchandises étrangères.
Dans cet âge heureux, le robuste taureau ne portait point le joug ;
le coursier ne mordait point le frein d'une bouche domptée ;
les maisons étaient sans porte ; une pierre fixée dans les champs
ne marquait point la limite certaine des héritages ;
les chênes eux-mêmes donnaient du miel ;
les brebis venaient offrir leurs mamelles pleines de lait aux bergers sans inquiétude.
On ne connaissait ni la colère, ni les armées, ni la guerre ;
l'art funeste d'un cruel forgeron n'avait pas inventé le glaive. »
Tibulle, Élégies, (traduction de Héguin de Guerle, 1862).
Jouant d’une série de faux semblants,Œdipus Rex
nous parle peut-être finalement d’abord de ce nouvel âge d’or que
cherchaient à retrouver les artistes surréalistes par cet œil, enfin
rendu à l’état sauvage, comme le souhaitait Breton. La question reste de savoir si cette proposition n’était pas après tout une douce illusion.
__
1 - Il est à noter que c’est dans les différents numéros de La Nature, dirigé par Gaston Tissandier que Ernst a puisé bon nombre de ses sources. Or il se trouve justement que Tissandier, qui s’intéressait particulièrement aux spectres aériens et auréoles lumineuses, a reproduit pour accompagner ses articles plusieurs gravures de ballons, dont il y a fort à parier que, au moins l’une d’entre elles, fut utilisée pour figurer dans Oedipus Rex.
2 – Essayez de réaliser l’expérience de compression de la noix entre trois doigts et vous m’en donnerez des nouvelles !
3 – La couleur rose des doigts aurait pu être une allusion à Eos déesse
de la mythologie grecque qui est la personnification de l'Aurore. (Eos
appartient à la première génération divine, celle des Titans. On la
représente comme une déesse dont les doigts, - couleur de rose -.
ouvrent les portes du ciel au char du Soleil, lequel est tiré par deux
chevaux Phaeton (brillant) et Lampos (éclatant). Sa légende est remplie
des récits de ses liaisons amoureuses. On raconte, par exemple, qu’elle
s'était unie à Arès, s'attirant ainsi la colère d'Aphrodite, qui l'avait
punie en en faisant une éternelle amoureuse. Mais parmi
ses nombreux amants les plus célèbres furent : le géant Orion dont elle
provoqua la perte au temple de Délos puis, Céphale, et enfin, Tithonos,
un mortel qu’elle épousera. Ayant obtenu de Zeus que Tithonos devint
immortel, Eos avait cependant négligé de demander aussi la jeunesse
éternelle. Aussi son époux, vieillissant, accablé d'infirmités, fut-il
enfermé dans le palais d’Eos, où dit-on il perdit progressivement l'aspect d'un homme pour devenir une cigale toute desséchée.) deux chose s’opposent à cet idée : les mains couleur de rose n’est pas en peinture l’apanage des déesses et, de plus, ici, c’est une main masculine…
4 – Recouvrir, cacher, masquer, ne sont-ce pas là les questions qui traversent la pièce de Sophocle ?
5 - On
raconte que Hermès après avoir volé un bœuf au troupeau que gardait
Apollon, tua l’animal, puis ayant récupéré une carapace de tortue y
tendit et fixa la peau du bœuf, ajouta deux cornes et tendit les boyaux
pour en faire des cordes. Pour se faire pardonner du vol du troupeau on dit qu’il fit don de l’instrument à Apollon. Dans l’iconographie, il est fréquent de croiser Apollon avec un
arc (l’arme pas l’archet !) dans une main et une lyre dans l’autre, ce
sont les attributs qui caractérisent le Dieu des Arts, dont on se
souvient aussi que dans l’œuvre de Sophocle, il est celui qui énonce la
prophétie touchant à la destinée Œdipe. « Ce qui est sauvage, plein de
désordre et de querelle, la lyre d'Apollon l'adoucit et l'apaise. Avec
les troupeaux d‘Admète, gardés par Apollon, paissent les lynx, les lions
et les biches, et ils dansent, charmés, au son de sa cithare (Euripide,
Alceste) ».
6 – Lire la thèse "Le corps de saint Sébastien : charme, dévotion et image au Moyen-Age et à la Renaissance" de Karim Ressouni-Demigneux, préparée à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales sous la Direction de Daniel Arasse.
7 - On peut aussi penser que Freud
a d’ailleurs quelque peu détourné le sens de la tragédie de Sophocle,
puisque dans son récit ce ne sont pas les désirs refoulés d’Oedipe qui
induisent ses actes : il pratique le parricide et l’inceste sans le savoir,
il est le jouet d’une prophétie à laquelle il tente d’échapper et qui
de façon machiavélique se retourne contre lui. Sophocle traite bien
entendu d’un secret enfoui, mais il l’inscrit, me semble-t-il, davantage
dans le registre de la destinée, de la volonté divine qui fait loi. …
Enfin cela mériterait sûrement une plus longue analyse, mais ce qu’il
faut savoir c’est que avant de devenir roi de Thèbes, Laïos, en exil au
royaume de Pise, tomba amoureux du jeune fils de son hôte, le roi
Pélops, et l'enleva. Cet acte provoqua la colère d'Héra et entraîna une
longue série de drames, qui marqueront le destin Oedipe et de toute la
lignée des Thébains.
8 - Correspondance citée par Werner Spies dans son ouvrage : Max Ernst, les collages : inventaire et contradictions.
9 - J’ai toujours eu l’intime conviction, comme je l’ai déjà signalé à plusieurs reprises, que ce tableau de Oedipus Rex relatait davantage les amours incestueuses de Ernst avec Gala Eluard (ici la notion d’inceste ne doit pas être prise au sens propre mais au sens où la relation entre le poète et le peintre était qualifiée par Eluard lui-même de quasi fraternelle) plus qu’il n’illustrait le récit d’Œdipe à proprement parlé. Le portrait que fait Eluard de Ernst dans son poème inaugural de Répétitions, insiste sur le jeu « des quatre coins » comme l’explique cette analyse de texte trouvée au hasard de mes lectures.
9 - J’ai toujours eu l’intime conviction, comme je l’ai déjà signalé à plusieurs reprises, que ce tableau de Oedipus Rex relatait davantage les amours incestueuses de Ernst avec Gala Eluard (ici la notion d’inceste ne doit pas être prise au sens propre mais au sens où la relation entre le poète et le peintre était qualifiée par Eluard lui-même de quasi fraternelle) plus qu’il n’illustrait le récit d’Œdipe à proprement parlé. Le portrait que fait Eluard de Ernst dans son poème inaugural de Répétitions, insiste sur le jeu « des quatre coins » comme l’explique cette analyse de texte trouvée au hasard de mes lectures.
(article initialement publié sur appeau vert overblog les 17 et 19 juillet 2008 par ap)
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