Francis Bacon
Je viens
d’évoquer le travail de Francis Bacon, notamment à propos de sa série de Papes,
et sans doute trop brièvement. Il faudrait s'y pencher encore, revenir et interroger cette position assise qui occupa tant Francis Bacon, expliquer cette relation de la chair et de la religion, expliquer les rapports entre Rembrandt et Soutine et Titien... Mais je veux
dire ici à quel point la rencontre avec la peinture de cet artiste anglais,
bien avant ma rencontre avec la personne, a été déterminante dans mon propre
cheminement.
J’ai croisé pour la première fois les travaux de Francis Bacon dans une
revue, Opus International dont le n° 68 lui était
consacré. A part la couverture présentant un autoportrait de 1973, l’ensemble
des reproductions y était, si mes souvenirs sont bons, en noir et blanc.
Je note cela parce que ce n’est que lors de la rétrospective de la Tate Galery,
à Londres, que j’ai pris la pleine mesure des couleurs dans les peintures de
Francis Bacon. Entre temps bien sûr j’avais lu à peu près tout ce qu’il était
possible de trouver sur ce travail, des entretiens de David Sylvester, aux
textes de Michel Leiris ou de Jacques Dupin en passant par la formidable
analyse de Gilles Deleuze. Tous parlaient de l’importance de la couleur mais je
n’aurais jamais imaginé à quel point les roses fuchsia, les oranges ou les
bleus qui composaient les fonds unis de certains tableaux étaient à ce point
intenses. Devant ces peintures l’intensité des pigments relevait de la pure
décharge électrique.
Je ne
saurais dire exactement (même encore aujourd’hui) ce qui m’a d’emblée attiré
dans ces peintures de Francis Bacon et que je n’ai pas reconnu chez d’autres peintres
que l’on disait pourtant proches de ses préoccupations, comme par exemple Rustin, Vélickovic
ou Reyberolle,
car ce n’est pas à proprement parlé le sujet (l’ambiance) ou l’effet de
distorsion de la figure par l’épanchement de la matière qui s’imposait à mon
regard. D’ailleurs, ce n’était pas qu’un problème de regard (de vue) mais bien
davantage une sorte d’évidence ou de familiarité, quelque chose que je
reconnaissais pour l’avoir toujours ressenti, quelque chose de décidément là.
Les corps
peints par Francis Bacon ont une densité particulière qui n’est ni vraiment
dessinée, ni vraiment surfacée et qui ne procède pas d’un remplissage. C’est
une concrétion de coups de brosse, une trame, ou un tressage si l’on veut, qui
brasse la pâte et la condense. Ces corps
peints sont le résultat d’une succession de coups (d’où le côté cabossé), dont
les directions multiples, les effacements ou les recouvrements nouent la
figure. Tout prend naissance dans le choc de ses élans contraires, contrariés.
Ici encore c’est l’équivalent d’un électrochoc qui restitue la carnation dans
sa lumière et dans son épaisseur. Cette
densité de la chair n’est pourtant pas opaque (rarement en tous cas) mais
lumineuse, presque nacrée.
Bien entendu, ce que je dis là ne vaut pas pour tous
les tableaux, car il arrive que le dépôt de pigments soit plus ou moins dense
et qu’il atteigne l’aspect crayeux. C’est sans
doute cette masse des corps dépliés, enroulés, noués, retaillés par le
tranchant coloré (ou sombre) des fonds qui est à mes yeux le plus émouvant.
***
Une
chose m’avait frappé lors de ma rencontre avec Francis Bacon, c’était
l’anneau en argent qu’il portait autour cou. Cet anneau, quasiment
enfoncé dans les replis de peau, rappelait les structures tubulaires qui
constituent l’essentiel des éléments de décor de ses peintures.
Les
corps figurés dans les peintures de Francis Bacon sont presque toutes
abîmés, déboîtés, secoués de spasmes, déchirés, meurtris. Le corps y est à vif, écorché comme dans le bœuf suspendu de Rembrandt ou de Soutine, deux peintres qu’il appréciait d’ailleurs beaucoup.
« Tout cela est d’abord de la viande ! […] L’histoire de la peinture occidentale c’est la chair à nu… », me confiait-il en vidant sa bière, sur la terrasse d’un café en haut du cours Mirabeau, avant d’ajouter : « Toutes mes crucifixions racontent cela. Il y a l’histoire des hommes, et aussi la mienne, la votre sans doute… »
Francis
Bacon s’exprimait dans un français remarquable avec à peine quelques
hésitations de vocabulaire. Ses gestes étaient un peu maladroits, pas
très bien ajustés, ses mains bougeaient sans cesse sur la table, il
tripotait le ticket de consommation jusqu’à le réduire en pâte, remuait
son verre d’une main tout en manipulant le dessous de verre en carton de
l’autre, dessinait (avec les résidus de mousse) des lignes circulaires
sur le marbre rond de la table.
La
question qui me brûlait les lèvres était celle de la façon de peindre.
Sa réponse fut courte :
«Je ne me souviens pas de ces moments là, en général ça va très vite, quand ça ne ressemble pas à ce que je veux cherche - mais peut-être a-t-il dit à ce que je veux ?-, je détruis la toile. »
Lorsque
l’on regarde les peintures de Francis Bacon on peut voir cette urgence ou
cette précipitation, ce tumulte du corps contenu par la couleur, ou les
lignes.
J’ai regardé le peintre s’éloigner dans la foule de sa démarche chaloupée. Sur la table, les traces de bières séchées dessinaient le buste penché d’un homme que le serveur, aussitôt les consommations payées, a effacé d’un coup de torchon.
J’ai regardé le peintre s’éloigner dans la foule de sa démarche chaloupée. Sur la table, les traces de bières séchées dessinaient le buste penché d’un homme que le serveur, aussitôt les consommations payées, a effacé d’un coup de torchon.
Francis Bacon, ivre, en interview dans son atelier, le 2 juillet 1964, filmé par Pierre Koralnik pour la télévision Suisse.
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